Grandes insurrections de 1991


 

1) Additifs à « Trois occultations »

a) Irak, la première vague de répression s'achève

L'occultation de ce qui a été la plus grande insurrection, au moins depuis la révolution iranienne, a continué, en et autour de l'Etat d'Irak. Ceci a permis à l'armée du parti Baas et du dictateur Saddam Hussein de compléter le carton. De temps en temps, des nouvelles toutes aussi ahurissantes que les 750 000 morts de mars s'insèrent, en toute tranquillité, dans l'indifférence entretenue. Ainsi, le 3 juin, une commission d'enquête « indépendante », c'est-à-dire occidentale, donne les chiffres officiels du gouvernement irakien. 35 000 à 40 000 civils et 85 000 à 110 000 soldats tués pendant la guerre ; 25 000 à 100 000 pendant la guerre civile. Si l'on tient compte de ce que le gouvernement irakien a évidemment intérêt de transvaser les morts de la guerre civile sur la guerre onusienne, et à tenir les estimations de civils tués au plus bas par rapport à l'opinion intérieure irakienne, et compte tenu des 100 000 qu'il reconnaît dans sa fourchette supérieure (donc moins que la guerre, c'est donc moins important), ces résultats tendent plutôt à confirmer le faramineux 750 000 morts qu'à l'infirmer. Et le massacre peut continuer : le 10 juin, cent jours après la fin de la guerre d'Etat, il y aurait 400 000 à 700 000 fuyards dans les marais au sud de l'Irak, encerclés par 100 000 soldats saddamites. La radio iranienne dénonce une offensive imminente, ce qui émeut faiblement l'information occidentale (sur le ton feutré du regret qui ne fait pas d'écho). Il n'y eut donc pas d'offensive finale, mais un harcèlement plus discret, qui a permis le silence des conséquences. Le 10 juillet, apparemment, il n'y a plus que 70 000 rescapés dans ces marais, et ce nombre paraît encore énorme : admirez la résistance anatomique d'autant d'humains, sans nourriture, sans eau, sans médicaments, encerclés et tirés comme des lapins par une armée qui veut les exterminer, par 50 °C, pendant quatre mois, dans le silence et l'indifférence du monde entier !

Depuis juillet, cette répression massive continue par d'autres moyens. Nous avions prévu la famine en Somalie, mais pas en Irak. En effet, l'embargo de l'ONU sur cet Etat est d'abord alimentaire. Il vise ensuite à couper les communications. Ceux qui maintiennent l'embargo n'ont même pas besoin d'en discuter avec Saddam Hussein. Il suffit que celui-ci affecte de la mauvaise volonté devant les conditions humiliantes faites à son Etat. Mais, bien entendu, là encore, les alliés onusiens et ce dictateur sont complices : ce n'est pas à eux que nuit cet embargo. C'est uniquement aux quelques centaines de milliers d'ex-insurgés encore survivants. Par la famine (la famine est bien plus souvent conséquence que cause de la révolte) et le silence, on leur fait maintenant payer leur révolte. Le 25 octobre, le gouvernement irakien annonce que l'embargo a déjà tué 68 000 enfants. Ce nombre, dont l'extension à 300 000 est prévu, est confirmé un mois plus tard par des sources onusiennes.

Il est probable que des étincelles de cette insurrection ont duré jusqu'à la fin du massacre des marais, les survivants encerclés étant de toute évidence armés, désespérés et enragés. Il est également probable que d'autres manifestations d'un mouvement d'une telle ampleur aient lieu jusqu'aujourd'hui. Là encore, la loi du silence entre les Etats d'Irak et de la coalition et l'information dominante nous réduit aux conjectures. De même, sur le déclenchement, le déroulement, l'intensité et la durée de l'événement majeur de 1991, nous ne connaissons depuis six mois qu'un seul témoignage autre que celui de l'information dominante, mais qui souffre justement d'être isolé, et formé idéologiquement. On peut ainsi en découvrir diverses traces, fort ténues, qui ont pour principal mérite de révéler l'existence de conseils (shuras), comme mode d'organisation de l'insurrection dans la région de Sulaimaniya. Ce que sont devenus ces conseils, leurs faits et pensées, leur perspective et le destin de leurs membres, nous l'ignorons.

Pendant toute la seconde moitié de 1991, la meilleure façon d'occulter cette répression géante a été la même que celle d'occulter cette insurrection géante : la mise en scène du spectacle kurde. Fort obligeamment, gouvernement irakien et guérilla stalino-kurde se sont livrés à quelques violentes escarmouches, notamment en octobre à Kifri, et en novembre autour d'Arbil. Des dizaines, voire des centaines de milliers de Kurdes se sont remis en marche vers l'exode. Cette fois-ci pourtant, l'émotion mondiale ne s'est pas départie de sa décence. Et c'est bien compréhensible : il ne s'agissait plus de dissimuler une insurrection, mais juste ses charcutières conséquences.

Seul au Kurdistan turc l'esprit de cette insurrection s'est manifesté. Jamais encore on n'avait vu les staliniens du PKK cravacher, enrôler, terroriser avec un tel stakhanovisme : en effet, la population menaçait à tout moment de les déborder. Quoique soumis à un poliçage permanent rigoureux, les jeunes du Kurdistan turc ne sont pas morts comme ceux d'Irak. L'Etat turc a donc été obligé de les bombarder au napalm, y compris en Irak, sans que le moindre « démocrate » humaniste ne s'en plaigne. Mais cela semble davantage exciter qu'intimider la colère au sud de la Turquie. Et quoique l'information reste là encore stoïquement bouche cousue, certaines gesticulations du PKK rappellent trop une vieille technique sandiniste : faire un attentat spectaculaire après une subversion dans laquelle la guérilla n'a aucune part, pour signer, et usurper les mémoires.

Les conclusions de cette grave défaite seront à mesurer. Ceux qui veulent combattre ce monde ne doivent plus penser que leurs défaites sont sans conséquences, et qu'ils n'ont qu'à recommencer. Ce que nous pleurons, dans ce grand nombre d'alliés qui ont péri dans l'abattoir d'Irak, c'est le retard, et peut-être la perte de leur projet, qui, pour ce que nous en savons, était le nôtre.

b) Mogadiscio, la première vague de répression est en cours

Si quelqu'un tentait d'établir le rapport entre importance de l'occultation et quantité de morts, les suites de la bataille de Mogadiscio seraient à peu près à égalité avec la répression de l'insurrection d'Irak. En effet, une Somalie n'a qu'une Ethiopie, qu'un Djibouti comme alentours, alors que l'Irak a un Kurdistan. Et au robinet de l'information, c'est le désert à côté de l'oasis. Il n'y a pas eu non plus, par malheur, de « camarade » favorable aux conseils qui revenait de Mogadiscio, ce qui a eu pour conséquence que Mogadiscio n'existe pas pour les « camarades » favorables aux conseils. Mais si les révoltés de Somalie se décourageaient aussi facilement devant la pénurie de tout que les « révolutionnaires » d'Occident devant la pénurie d'informations « directes », ils seraient tous morts, bien avant la bataille de Mogadiscio.

Celle-ci a eu pour premier effet d'étendre, à l'abri du silence, l'anarchie que personne n'a contestée aux Etats voisins qui constituent avec la Somalie la Corne de l'Afrique. Dès février commence en Ethiopie l'offensive des différentes guérillas coalisées, qui va enfin renverser Mengistu, l'un des pires ennemis de l'humanité, si l'on veut bien admettre que les membres de la Commune d'Addis-Abeba, massacrés par le Négus rouge dans l'émasculation des kébélés en 1978, sont le parti de l'humanité. Ethiopie et Somalie semblent, en effet, s'être soutenues l'une l'autre depuis la guerre de l'Ogaden, la même année, et qui avait justifié ce massacre. L'Etat somalien étant tombé dans la mer Rouge en janvier, celui d'Ethiopie, dès février, se retrouve dans la merde noire.

Une mystérieuse attaque sur Mogadiscio (par Siyad Barre ?) semble avoir fait plusieurs centaines de morts, c'est l'événement majeur entre février et mai 1991. Le 17 de ce mois-ci, la conférence des tribus du Nord proclame l'indépendance du Somaliland ; le 21, Mengistu s'enfuit d'Addis-Abeba. Alors qu'à Londres l'envoyé des Etats-Unis ordonne fébrilement au gouvernement intérimaire de laisser la capitale et l'Etat à la seule police qu'il croit capable, le FDRP, cette guérilla dominée par les maoïstes nationaux-tigréens, les pauvres d'Addis-Abeba commencent à se soulever. Le 27, premiers pillages et mutinerie de la prison ; le 28, les guérilleros entrent dans la ville, instaurent le couvre-feu, alors que les pilleurs sont provisoirement stoppés par l'explosion d'un dépôt de munitions qui en tue 800. Le 29, une manifestation antiaméricaine se mue en émeute, ponctuée de pillages. La guérilla tire : 9 morts, selon ses propres dires. Le lendemain et le surlendemain, manifestations, pillages et répression meurtrière se poursuivent dans la capitale éthiopienne. L'effroi des journalistes masque l'accueil identique réservé en province à la nouvelle police, dès le moment où l'ancienne déguerpit (et peut-être même avant). Ainsi, à Dirédaoua, c'est l'émeute, et probablement également à Asmara, capitale de l'Erythrée indépendante de fait, en dépit et à cause des dénégations énergiques de la nouvelle police nationale-stalinienne d'Erythrée, qui ont fini par faire taire toutes les questions.

Il faut, pour comprendre ces émeutes qui ont accompagné le changement de polices en Ethiopie, imaginer les frontières de la région tombées. Que peuvent faire les conservateurs du vieux monde dans cette situation fort instructive ? La suite, une lourde et longue répression, va nous en dévoiler les outils et les méthodes, leur combinaison, leurs avantages et inconvénients. Les guérillas, toutes archistaliniennes hier, sont aujourd'hui toutes archidémocratiques. Ne voyez, dans ces revirements qui ressemblent aux pas virtuoses de la plus légère des danses, que la forme sans chichis de ce qui se passe en Russie. Car la vérité du stalinisme n'est pas on ne sait quel communisme, ou progrès, ou classe ouvrière, etc., mais la police. Supprimer le stalinisme sans supprimer la police, c'est comme supprimer un concept sans supprimer le présupposé, ou supprimer un bâton sans bastonner la main qui frappe. Les guérillas ont donc gardé leur caractère policier, et elles ont troqué la vieille panoplie stalinienne, un peu étroite du col, contre un costume trois-pièces pour être habillé de pluralisme, cravate pour protéger le col.

Les méthodes des guérillas après fuite des dictateurs sont les suivantes : occupation des villes, Mogadiscio, Addis-Abeba, Dirédaoua, Kismaayo, Hargeisa, Asmara, car pour les campagnes les effectifs sont insuffisants, et feu sur les récalcitrants, manifestants, pilleurs, émeutiers ; création d'Etats indépendants, Erythrée, Somaliland, pour protéger les régions monnayables (car les guérilleros sont des gestionnaires, et leurs marchands d'armes aussi) des environs plus turbulents des anciennes capitales ; affamer les camps de réfugiés, en récupérant dans les ruines des anciens Etats le monopole de la distribution alimentaire occidentale raréfiée, et ainsi tenter de s'imposer à ces camps, en tout cas y tétaniser toute velléité de rébellion (ce ne sont pas les réfugiés dans les camps de la famine qui vont se révolter parce qu'ils ont faim !) ; enfin, ethniciser. En divisant par ethnies, par races, ces anciens marxistes-léninistes savent qu'ils peuvent rallier et donc diviser les pauvres sous eux. Mais ce travail-là, commencé dans les sécessions d'Etats, est dur, est long, est ingrat. Il implique en effet que les chefs traditionnels de clans soient intégrés dans les structures de police, et ceci suppose des modes d'organisation à l'opposé des exigences de la marchandise. Mais la marchandise, dans une partie du monde abandonnée aux gueux, n'a d'autres exigences à formuler que le rétablissement de l'ordre.

L'ordre, qui s'oppose à l'« anarchie totale », est également ce que soutient l'information occidentale, lors de parenthèses à son mutisme, et les Etats occidentaux, plus embarrassés par ces parenthèses que par ce mutisme. L'information soutient vigoureusement l'ethnicisation. Elle ne tente plus d'expliquer d'une autre manière les affrontements de juin, surtout dans l'Ogaden, puis ceux de juillet, où cette province qui fait l'articulation entre les trois Etats va étendre la grave question qui s'y noue jusqu'à Djibouti. Car l'Ogaden est un concentré de la région. L'ethnie dominante y est constituée par les Somalis, c'est là qu'on trouve la majorité des camps de réfugiés, toutes les guérillas s'y disputent, principalement autour de la voie ferrée Addis-Abeba-Djibouti, et par conséquent toutes les ethnies sont présentes. Le 9 juillet, des affrontements éclatent à Dirédaoua ; ils sont qualifiés de claniques, et la rumeur, que l'information occidentale amplifie, les déclare entre Oromos et Issas ; le lendemain, les Issas de Djibouti se vengent des Oromos réfugiés depuis longtemps dans la ville-Etat ; les Oromos vont se cacher chez les Afars ; ceux-ci se battent contre les Issas. Par contre, les informateurs annoncent par bévue que la police, au même moment, tire sur une manifestation dans une mosquée, ce qui n'a rien d'ethnique, que les Oromos ont disparu dans la bataille, apparemment sans être tués, et qu'un soupçon de pillage a fait frémir les marchands de Djibouti, après ceux de Dirédaoua, et avant ceux du monde entier. L'émeute dure au moins jusqu'au 12 juillet. Le 14, l'impudent dictateur Gouled préside dans la même cité la réunion de « conciliation » somalienne, c'est-à-dire de la plupart des guérillas, à l'exception de celle de Siyad Barre et de celles du Somaliland. Le gouvernement français, inquiet, augmente insensiblement ses effectifs à Djibouti. Pour contrôler les incontrôlés qui ne respectent même plus les frontières d'Etat, celui de Djibouti va à partir de là se doter d'une guérilla afar, qui justifie tous les renforts, aussi bien de l'armée d'occupation française que de cet Etat militaire, qui devient de plus en plus ethnique, issa.

Le 22 juillet, à la fin de la conférence somalienne, les émeutiers sont donc ethnicisés, militarisés, battus partout sauf là où tout a commencé, à Mogadiscio. En vérité, c'est chose ardue, car les Mogadisciens vérifient une fois de plus qu'il est aussi facile de s'habituer à la liberté que difficile de la concevoir quand on est soumis comme les consommateurs de l'information occidentale. De plus, il est difficile d'ethniciser ceux-là : toute la Somalie, plus l'Ogaden et Djibouti, est habitée par la même ethnie, les Somalis. A la rigueur, on peut les sous-ethniciser : les Isaqs (et les Issas) dans le Somaliland, la confédération des Darods (dont est issu Siyad Barre, toujours quelque part sur la frontière kényane, avec sa troupe estimée à 2 000 hommes) au sud, mais autour de Mogadiscio il n'y a qu'une seule sous-ethnie somalienne, les Hawiye. Qu'à cela ne tienne, à situation exceptionnelle, remède exceptionnel : on va sous-diviser les Hawiye.

Du 5 (ou 6) au 8 (ou 9) septembre 1991 a lieu la « deuxième bataille de Mogadiscio », appelée aussi « bataille de quatre jours ». La Bibliothèque des Emeutes n'a pas réussi à déterminer qui elle opposait réellement. Il est fort probable que c'était une bataille entre la police USC et les célèbres « bandes de pilleurs » que l'information horrifiée représente à la Mad Max (vieux véhicules vaguement blindés, lourdement armés, monde d'hécatombe où des guerriers édentés se battent pour l'hallucinogène local, le khat, l'essence et les armes provenant d'un hétéroclite arsenal précataclysmique). Mais il est également possible qu'il s'est agi là de l'expérimentation de la scission entre deux clans hawiye dans l'USC, pour récupérer toute violence, toute indépendance. Ces quatre jours ont fait 400 morts. Et, signe de lucidité aussi évidente que surprenante, un ancien étudiant en histoire qui squatte l'ambassade soviétique, confie au journaliste de 'Libération' : « Nous avons neuf mois d'avance sur le Zaïre... On pourrait leur envoyer nos experts. » En effet, il n'y a que le triste Stephen Smith qui ignore et fait ignorer à ses lecteurs que, lorsque la gravité augmente, l'humour et le plaisir augmentent aussi.

Depuis le 17 novembre a commencé la vraie guerre entre Habr-Gedir et Abgals, sous-clans des Hawiye. C'est la vraie guerre d'extermination des émeutiers de Mogadiscio. Ces deux moitiés scindées de l'USC en sont arrivées, le 3 janvier 1992, selon l'envoyé de l'ONU à avoir fait 4 000 morts et 16 000 blessés. Cette troisième bataille de Mogadiscio, qui est la plus longue, est absolument ignorée du monde entier. Même les journalistes semblent répugner à cette opération, où il s'agit trop manifestement d'éliminer une fête qu'ils n'ont jamais osé nommer. La technique n'a pas été aussi simple dans son exécution que dans son principe : comme deux gros capitalistes avec des petits, le président Mahdi, chef des Habr-Gedir, et le général Aïdid, qui commande les Abgals, ont racheté, absorbé, bouffé, ou tué tous les autres groupes armés qui formaient l'organisation inconnue des anarchistes sans drapeau vainqueurs de Siyad Barre, en janvier ; maintenant, soutenus par les organisations « humanitaires », qui louent leur protection, une compagnie pétrolière et les trafiquants de khat, qui sont leurs financiers, ils exterminent tranquillement campés l'un au nord, l'autre au sud de la ville, à coup d'artillerie lourde ou légère, tout ce qui bouge. De temps en temps, un bilan, long comme un entrefilet (moins de vingt-cinq lignes) vient nous avertir des derniers scores de l'artillerie, qui a donc des munitions fraîches. La seule chose qu'on ignore, ce sont les conséquences de la famine, qu'aucun charity-spectacle n'est venu nourrir cette année. Mais pour des sauvages aussi peu « démocrates », on n'a pas voulu cette année alerter la mauvaise conscience des pauvres d'Europe (d'autant que le risque était plus grand que jamais de voir ce charity-spectacle alerter la conscience sans son épithète morale). L'information dominante, occidentale, non seulement détourne pudiquement son regard, occulte cette famine, mais fait en sorte que nous, aussi. Ainsi, une des plus belles insurrections de notre temps rejoint celle d'Irak au cimetière de nos intentions et au purgatoire de notre impuissance.

c) Afrique du Sud, la première vague de répression s'organise

Dans le bulletin précédent, nous émettions l'hypothèse qu'en Afrique du Sud avait déjà lieu une forme aboutie du débat qui dépasse l'émeute. L'intérêt principal d'un tel optimisme est qu'il énonce ce que personne encore n'ose. Et quoique rien ne soit encore venu prouver le contraire de cette hypothèse, si ce n'est que l'indisciplinée indépendance des townships n'a pas profité de sa capacité à exclure tous les récupérateurs pour manifester ce débat par un saut qualitatif dans notre visibilité, nous allons examiner ici ce mouvement profond contre le vieux monde avec plus de crainte que d'indéfectible assurance, le regard davantage plissé par l'orage qui pointe que par le soleil qui perce encore.

C'est toujours un combat de nègres dans un tunnel. Mais à la longue, la lutte entre les massacres et les affrontements semble multiplier les premiers et étouffer les seconds. L'ANC a dénoncé depuis longtemps ces massacres comme policiers, ce qui était une bonne raison de ne pas le croire. Certains policiers l'ont reconnu, et ce n'est toujours pas une raison suffisante. Mais l'Intifada, l'émeute permanente qui change l'apartheid de continent et le renforce, dans son tunnel éclairé, nous confirme que les polices israélo-palestiniennes pratiquent le massacre en tant qu'offensive de flics résolus à se servir de l'insurrection, plutôt que de la supprimer. Aussi, les staliniens disent probablement vrai, pour une fois : la police commet des massacres dans les ghettos ; et si la police blanche d'hier utilise cette arme, nous ne voyons pas pourquoi les différentes polices noires de demain, ANC, Inkatha, PAC, Azapo, s'en priveraient. Ce combustible, certes dangereux, n'est pas incompatible avec la maxime qui unit les staliniens déguisés en démocrates libéraux et les démocrates libéraux déguisés en staliniens réformateurs : la fin justifie les moyens. Car si l'on ne peut pas dire pourquoi tous ces gueux se battent dans les ghettos, il vaut mieux savoir pourquoi, leur fournir le prétexte, et si l'on ne peut pas les ramener dans sa petite chapelle, il vaut mieux mettre le feu à la chapelle.

Le Lesotho est, à ma connaissance, le seul Etat indépendant entièrement enclavé dans un autre, c'est-à-dire que la totalité de ses frontières est terrestre et contrôlée par un seul voisin, l'Afrique du Sud. C'est dire combien l'indépendance des un peu moins de 2 millions d'habitants est formelle. Et puisque le petit Lesotho est enclavé dans l'Afrique du Sud, ce qui s'y est passé en mai 1991 mérite une enclave dans ce qui s'est passé en 1991 en Afrique du Sud. Vous verrez qu'elle y prend une bonne place, et c'est finalement assez justifié, tant c'est l'événement le plus réjouissant et inattendu au milieu de ce début de répression.

Ce petit royaume gouverné par des militaires – le colonel Ramaema vient de renverser, le 30 avril 1991, le général Lekhanya – est donc largement inconnu dans le monde, et ressemble davantage à un cliché de royaume nègre, survivance cocasse de la colonisation, qu'à un Etat moderne où pourrait se produire une insurrection de gueux. Ainsi, le ridicule de certains Etats condamne déjà leurs pauvres à l'obscurité.

Le 19 mai 1991, dans la capitale Maseru, une femme avec un nourrisson sur le dos se fait attraper par les employés d'une grande surface, qui l'accusent d'avoir volé un tee-shirt, et la battent (peut-être plus si affinités) pendant six heures. Il semble qu'elle n'a pas survécu à ce lynchage, et on ne sait pas très bien ce qui est advenu du bébé. « A la nouvelle de ce décès, des foules en colère s'attaquèrent à cette grande surface, brisant les vitrines et pillant toute propriété sur laquelle ils purent mettre la main. Seule l'intervention rapide de la police armée de bâtons et de bidons de gaz lacrymogène sauva la vie des employés du magasin. »

A partir du 20 mai, l'émeute gagne l'ensemble de la ville, et ce sont en particulier les commerces chinois, dans le Chinatown à cinq kilomètres du centre de Maseru, qui sont détruits et incendiés ; mais les autres quartiers et banlieues de cette capitale semblent avoir participé activement à cette compétition de destruction d'échange marchand, même si, dans le jeu appelé « incendiez les commerces », les émeutiers de Chinatown semblent l'avoir emporté. Il faut savoir que les informateurs ne sont pas neutres dans ces disputes et c'est probablement eux qui ont fait pencher la balance ; car à Maseru comme dans d'autres Etats du monde, lorsqu'on attaque les commerçants chinois, ils accourent en hurlant qu'on attaque les commerçants chinois. De sorte qu'en simplifiant ils ne diront pas : on attaque les commerçants, mais : on attaque les Chinois. Et pour bien le prouver, ils vont là où il y a des commerçants chinois et ne racontent que ce qui arrive aux commerçants chinois. C'est évidemment une terrible distorsion de la partie en cours. Le premier mort officiel – car la jeune voleuse de la veille compte pour du beurre – est ainsi recensé dans l'équipe qui joue à Chinatown, parce que les arbitres autonommés ne sont pas allés comparer ailleurs : « Un jeune émeutier luttant avec un soldat prit le dessus et le désarma. Un autre soldat apparut derrière le jeune et l'abattit. » A ce moment déjà, la police ne suffisant plus à maintenir l'ordre avait été remplacée par l'armée.

En quelques heures, l'émulation gagna les autres centres urbains de l'Etat, Maputsoe, Hlotse, Teyateyaneng et Mafeteng entrent avec enthousiasme dans la partie. C'est probablement le 22 mai qu'un couvre-feu de 18 heures à 6 heures a été instauré. A partir de ce moment, qui est la déclaration officielle de fin de partie par les arbitres autonommés, ceux-là, qui ont le monopole du discours, ne parlent évidemment plus d'éventuelles prolongations – fort probablement rendues nécessaires par quelques pillages incomplets, ou par des oublis d'incendies (on n'a pas toujours toute sa tête), ou par des situations où le départage entre deux équipes d'émeutiers semblait délicat.

J'ai l'air ici de sourire de cette courte et vive révolte, mais j'en souris férocement. En effet, lorsque l'émeute et le pillage gagnent toute une capitale, puis toutes les autres villes du même Etat, puis durent au moins quatre jours, lorsque la police a dû céder le maintien de l'ordre à l'armée, on peut dire que cet Etat est dans les cordes. Le bilan même, tout officiel, confirme cette phrase de journaliste, « The worst rioting Lesotho had ever seen was under way » : 34 morts (dont 5 Chinois, et j'ajouterai seulement) et 425 arrestations.

Ce n'est pas l'information quotidienne occidentale qui m'a permis de raconter ce qui s'est passé du 19 au 22 mai, parce que le premier entrefilet, saignant cependant, qui sera le mode d'information condescendant sur cette insurrection, n'est paru que le 27 mai, quand toute solidarité pratique ne pouvait plus n'être qu'en retard. Les entrefilets suivants se caractériseront tous par le même effort de minimiser l'insurrection, et d'en faire, par conséquent, des émeutes « antiasiatiques » « raciales ». Nous ne sommes pas près, dans notre doux monde marchand, d'avoir des informateurs qui nous disent la vérité sur une émeute contre l'échange et le commerce en l'appelant, comme il conviendrait, émeute antimarchandise. Rappelons donc que l'émeute de Maseru était une émeute antimarchandise au point qu'elle en est devenue une insurrection.
 

L'information occidentale a considéré les mois de juin et juillet [en Afrique du Sud] comme des mois de trêve. A part que ce 16 juin semble avoir été le premier anniversaire depuis 1976 sans émeute (à bas les émeutes rituelles !), deux mois de trêve c'est : 16 morts le 23 juin, à Richmond, au Natal ; 7 le lendemain, abattus par un commando à Pietermaritzburg ; 8 le 25, lors du mitraillage d'un train à Soweto ; 4 593 arrestations le 26, lors d'une razzia nationale de 60 000 policiers. Le 10 juillet, la police annonce 30 morts depuis le début juillet dans les townships (pas de détails) ; 1 mort le 24, attaque d'un train à Soweto ; 3 morts le 27, sans indication de lieu.

Le 9 août a lieu la première émeute d'extrême droite d'Afrique du Sud. A Ventersdorp, les néonazis de l'AWB détruisent des véhicules, brisent des vitrines, s'en prennent à des passants noirs, et tirent sur la police qui riposte : 4 manifestants tués, tous blancs, contrairement à ce que l'information avait d'abord affirmé ; en effet, la morale de l'apartheid antiapartheid voudrait que les vilains fascistes lynchent de pauvres Noirs innocents, probablement pour se venger d'avoir été pris la main dans le sac, à tout casser. Ils ont effectivement lynché, mais, tant pis pour la morale, pas à mort ; les seuls morts au contraire sont blancs et d'extrême droite, dans cette émeute la plus médiatisée d'Afrique du Sud depuis plus d'un an. Et elle est en effet remarquable en ce sens qu'elle mesure l'immensité du décalage entre l'ordre et les pauvres d'Afrique du Sud, à tel point que les conservateurs autoproclamés de l'ordre sont maintenant gagnés par les mœurs des ennemis de l'ordre.

Le 14 août, à Alexandra, les affrontements massifs reprennent dans les ghettos. Tous les partis politiques, qui avaient passé l'hiver austral à faire étalage de leurs différends par scandales et congrès interposés, se blottissent frileusement dans un accord de « bonne conduite » (qui signifie en réalité qu'il est interdit de se battre dans les ghettos, ce qui n'a aucun rapport avec la bonne conduite, sauf pour qui peut interdire : une police), le 14 septembre. Mais le 8, un meeting de l'Inkatha est mitraillé, et l'agitation des ombres repart dans son incompréhensible frénésie (85 morts en trois jours).

L'attente est toujours plus inquiétante que la décision. En Afrique du Sud, l'habitude de l'occultation et de la calomnie, et les efforts mondialement soutenus du gouvernement et de l'ANC pour construire une répression commune, qu'ils appellent maintenant « conférence nationale », font craindre qu'ils soient bientôt en position de rembourser la peur qu'ils ont eue et qu'ils ont toujours. Car le peu de contrôle qu'ils ont dans les ghettos, la haine du monde marchand qui s'y étend, et la maîtrise, sinon le goût de la violence se lisent encore mieux dans la grève contre la TVA organisée par le syndicat de l'ANC, la Cosatu, les 4 et 5 novembre, que dans la sombre et permanente bataille d'Alexandra, ce ghetto au nord de Johannesburg, où, au passage, le commissariat est pris d'assaut le 23 septembre.

C'est que l'information occidentale est toujours prête à donner un petit coup de projecteur sur le tunnel, si c'est, par exemple, un bon syndicat pro-ANC qui l'exige. La confusion qui ressort de cet éclairage éclair est conforme à deux hontes profondes de nos gestionnaires : la première est que l'information confond tout et ne sait rien ; la seconde, que ceux qu'elle admire, staliniens (le PC, principale composante de l'ANC, a multiplié ses adhésions par quatre depuis mi-1990 !) et libéraux, ces réformateurs de l'apartheid acoquinés, ne peuvent pas se permettre même ce peu de visibilité sur le fond de ce qui les culotte, trop risible y paraît leur impuissance. Pourtant les gros syndiculs de la Causoutue avait monté cette grève de quarante-huit heures comme une confrontation contre le gouvernement dont la complaisance avait promis toute sévérité. Comme toute grève de quarante-huit heures, celle-ci n'était destinée qu'à épuiser la combativité des grévistes. Au contraire, une grève passe du geste défensif au geste offensif lorsqu'elle est illimitée, antisyndicale, et lorsque les grévistes s'en prennent aux non-grévistes ou descendent prendre la rue. Eh bien, la maladroite manœuvre du syndicat aura révélé ces deux situations et il est probable que sans elle nous n'en aurions jamais rien su : la veille du 4 novembre, les grévistes sauvages, à tout point de vue, de la mine de Welkom livrent une bataille meurtrière aux ouvriers conservateurs car antigrévistes de cette mauvaise mine, bataille qui reprend les deux dimanches suivants ; une autre grève sauvage commence quarante-huit heures après la fin de celle de la Cosatocul, comme l'annonce le syndicat des mineurs, qui prend en marche ; des barricades ont été élevées dans les townships du Cap et de Johannesburg ; et, bien entendu, le tout saupoudré de guerre des ghettos, à Thokoza, Katlehong, Alexandra et Soweto, ainsi qu'au Natal.

Comme en Somalie, on ne trouvera, dans le reflet que donne l'information de cette licence que l'Etat n'est pas encore en mesure d'interdire, que l'horreur sans le plaisir, l'absurde sans l'intérêt et la folie sans l'intelligence. Cependant nous n'approuvons pas entièrement la situation réprimée en Somalie, et sur le point de l'être en Afrique du Sud (à quoi croyez-vous que va ressembler l'assemblée constituante ANC-De Klerk ? A un briefing dans un commissariat géant !). Dans ces traces du génie humain aux prises directes avec l'aliénation qu'il a produite, nous déplorons le manque de perspective, le manque de théorie, le manque de communication, principales causes de ces défaites, au moment même où l'émeute, l'insurrection, semble l'emporter. Cette anarchie, quoique plus belle que la nôtre, tient sa misère de ce qu'elle tolère la nôtre. La connaissance simultanée et réciproque des grandes insurrections d'Irak, de Somalie et d'Afrique du Sud est la condition et la constitution des concepts de totalité et de finalité, indispensables au dépassement de ces brèves satisfactions qui dévorent notre parti.


 

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1992, à l'exception du passage sur le Lesotho, texte de 1999.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant