De Rangoon à Bucarest


 

2) L'information à l'attaque

Voici le second fait, qui apparaît maintenant comme contenant entièrement le premier, l'effondrement de l'idéologie marxiste : l'émergence de l'information comme force organisée imposant ses vues pour son compte. Jusqu'ici, l'information était divisée selon les divisions idéologiques du monde. Aujourd'hui, c'est elle qui a acquis cette capacité de division idéologique dans le monde. En même temps que son discours dans le monde s'unifie, s'uniformise, tout ce qui est hors de ce discours devient l'étranger, l'ennemi, le mal. Son éloge unilatéral et plat de la « démocratie », qui est un « apprentissage », a atteint son apogée dans une surenchère sans équivalent lors de l'insurrection roumaine [13], dont c'est par conséquent le premier fait. Cette insurrection qui a été noyée dans ce néant idéologique, surcotée comme on dit en Bourse (toute cette esbroufe, y compris l'inepte accusation de « génocide », a été construite sur un nombre officiel de plus de 60 000 morts ; jusque-là, les chiffres officiels étaient plutôt cent fois au-dessous, à partir de la Roumanie, ils seront désormais cent fois au-dessus de la vérité : là où l'information partisane s'épiait et dénonçait toutes les exagérations, il y a dans l'information unifiée surenchère incontrôlée), a cependant été le mouvement de pauvres le plus radical qui ait accompagné l'effondrement de l'idéologie marxiste. En effet, les gestionnaires marxistes, contraints pour leur propre confort d'abattre des pans entiers de stalinisme pratique, perdent un temps d'adaptation dans le contrôle des pauvres, qui, plus larrons par l'occasion que profondément révoltés, en profitent. C'est ainsi qu'il a suffi de deux émeutes en Allemagne de l'Est [6], que l'Etat n'a pas osé ou pu réprimer, et d'une manifestation bastonnée en Tchécoslovaquie [11] pour voir à une vitesse incontrôlable tomber dans ces deux Etats gouvernement, idéologie, parti unique, police secrète, frontière avec l'Occident, tout ce qui en Hongrie avait pris dix mois et en Pologne dix ans. Les staliniens en pleine débandade, devenus incapables de faire régner l'ordre dans leurs Etats respectifs, abandonnèrent leurs camarades roumains, seuls face aux pauvres de cet Etat, qui avaient quelques excellentes raisons de profiter de ce changement de vent. Et la chute de Ceausescu, paraissant devoir être le sort des traînards, accéléra encore le sauve-qui-peut. Mais jamais l'insurrection roumaine ne s'est élevée à la question du monde, de l'humanité, de l'histoire. Et pourtant, la brèche était là. Ceux qui l'ont occupée sont les agents de l'information, l'information occidentale pour l'appeler par son nom d'origine. Ce qui manque encore le plus aux insurgés roumains, aujourd'hui, c'est de critiquer ceux-là, c'est de renverser ceux-là.

Cette information, en tant que bloc idéologique autonomisé et en expansion, avait fêté en Chine [5] sa première apparition. C'est elle qui a tenu à l'écart les autres pauvres de Chine, c'est elle qui a déterminé le contenu de la révolte, son image, ses slogans, ses idées, ses fétiches, ses limites. C'est là que Gorbatchev a été le plus menacé dans sa jeune carrière. Ce sunny boy de l'information y a été, lors de sa spectaculaire visite, relégué au second plan, et a failli aussitôt, à sa grande stupeur, se retrouver du mauvais côté de l'information, dans le camp du mal éternel. Ce rôle de commedia dell'arte, qui a semblé suffire aux spectateurs du monde entier, fut attribué dans l'ensemble et dans le détail aux dirigeants de l'Etat chinois. Il faut dire que ces dirigeants étaient de la dernière génération témoin de la contre-révolution russe, qui n'avait jamais craint l'information, et que plutôt l'information craignait. Ce renversement de la bassesse à une impudente insolence se lit dans l'image de Deng Xiaoping, d'abord adulé comme réformateur en faveur de la démocratie et de la liberté occidentales, toujours bon il y a dix ans, et décrié comme vieillard satanique aujourd'hui. Mais en Chine l'Etat a battu le parti de l'information, pour la dernière fois, alors qu'en Roumanie, pour la première fois, ç'a été le contraire. Et ce succès a dégradé tout autre événement simultané en événement secondaire (comme l'invasion américaine au Panamá [10], où approbation et désapprobation se sont annulées dans la modération, qui a pourtant fait autant de morts que la Chine et la Roumanie réunies), voire en fait divers (comme la marée noire qui commença alors au large du Maroc, et qui, à cause de l'engouement exclusif de l'information pour ses propres hauts faits en Roumanie, ne fut connue du public, pourtant friand de ce genre de catastrophes, que douze jours après son début).
 

(Extrait du bulletin n° 1 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1990.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant