Evolution du concept d'émeute


 

3) Emeute et information

De la Chine à la Roumanie, pendant l'année 1989, était apparu un ennemi nouveau des émeutiers, nouveau par son origine, et nouveau par son comportement. L'information occidentale, en effet, est un parti, qui n'a les traits d'aucun des partis connus du passé. C'est d'abord un parti qui ne se dit pas, parce qu'il ne se sait pas encore parti ; c'est donc un parti qui ne s'est pas constitué, secrètement ou publiquement, lors d'un acte solennel, où se réunissent ses membres autour d'une déclaration, de statuts ou d'un programme, non, c'est un parti forgé par un mouvement de pensée qui lui échappe, et qui échappe à tout le monde, l'aliénation. Il a fallu du temps à notre époque pour former cet hybride dont beaucoup de contours sont encore flous. Le scandale du Watergate a été probablement son pronunciamiento, certainement sa première victoire complète contre un Etat. Dans la brèche de cet événement se sont engouffrés tous les spécialistes d'une activité qui a échappé au contrôle, aussi bien de ces spécialistes que de ceux qui la subissent. Voilà désormais un discours qui s'est uniformisé en s'autonomisant, qui s'est vulgarisé en s'étoffant, dont le volume s'est amplifié et le contenu simplifié. Il a la tonalité du populisme : c'est une idéologie de synthèse en équilibre sur quelques mots-clés. Autrefois, la presse était divisée et subordonnée à des partis antagonistes, et le comble de l'hypocrisie était un journal qui se disait entre les partis ou au-dessus, « objectif ». Aujourd'hui, presse, radio, télévision, se sont subordonné les anciens partis dont dépendait l'information depuis trois cents ans, y désignant en juge qui est de son parti et qui ne l'est pas, qui est bon, qui est mauvais, en d'autres termes qui s'est objectivé, et qui reste dans l'égoïsme de la subjectivité. L'information occidentale, à son insu, est véritablement devenue le parti de l'objectivité, le garant du mouvement de la pensée objective, cette pensée affranchie de toute individualité, qu'il est selon son concept d'appeler « aliénation ». Ayant le monopole du premier mot sur ce qui se passe, ce juge qui devient législateur, ce prêtre qui devient prophète, ce ragoteur qui devient théoricien, a vite appris l'usage de la tyrannie : l'information occidentale n'a ni ne souffre d'opposition. 

En 1989, sa puissance paraissait à la mesure de sa marche triomphale : en Chine [5], elle a amorcé toute seule un mouvement, auquel elle a donné extension, contenu et buts, et sa défaite y parut comme une tragédie épique, mise en scène qui lui rallia, en vérité, le monde ; en décembre en Roumanie [13], elle alla plus loin encore : elle détourna un conflit, s'en empara, et occupa de ses seuls agents tout le terrain de bataille. C'est dire la puissance de sa capacité d'illusion de dire qu'il y a un an la BE croyait à la victoire de l'information occidentale en Roumanie. Mais en vérité, un peu trop jeune, elle s'était avancée un peu trop loin, un peu trop vite. Ce sont, ironiquement, ces élections dont elle est fétichiste, qui ont révélé sa défaite. 80 % des votants roumains ont refusé ses candidats. La revanche de la place Tian'anmen sur la place de l'Université à Bucarest a eu le même résultat : le dégoût du reste de la population. Mais comme en Chine, la répugnance pour ce spectacle de débat est devenue répugnance pour tout débat, c'est-à-dire fin de la révolte. 

Ce revers roumain a des conséquences inverses de ce revers chinois. L'information occidentale, principale usufruitière du spectacle, voulant forcer sa victoire en Roumanie, a négligé de préparer sa retraite. La grandiose retraite de Chine s'est transformée là en débâcle honteuse et aigre, en petitesse, en pet mouillé. Le dégoût roumain pour les arrogants agents de cette information, qui arrivent sur les champs de bataille comme des commissaires politiques, et cela dans les deux camps, leur vaut désormais d'y être reçus dans celui des émeutiers, en Roumanie et ailleurs, par des coups. C'est une nouveauté non négligeable de l'année 1990 : l'information occidentale a trouvé dans l'émeute son ennemie, son négatif. C'est de l'autre côté de sa longue-vue qu'elle est désormais obligée de la calomnier. 

Battue en Chine par l'Etat et en Roumanie par les pauvres, elle n'a pas davantage réussi le Blitzkrieg pour lequel elle se sentait des forces en Afrique. Car le multipartisme, qu'elle a fait surgir dans toute l'Afrique noire, a fait surgir la noirceur de toute l'Afrique, en l'espèce de ses bidonvilles, où personne ne distingue vraiment entre le dictateur et les notables occidentalisés préposés à son remplacement dans la tolérance mutuelle. Et le show Mandela n'a rien pu contre la révolte de tous les townships [26]. L'information occidentale a été contrainte à des contorsions étonnantes pour soutenir ce vieux stalinien qui ne se dément pas, au moment où elle jubile de la fin de tout stalinisme ; tenue en méfiance, aussi bien par ce gouvernement que par les staliniens, elle n'a pu que contribuer à transformer en sanglante bouillie pseudo-ethnique la révolte des townships ; et, enlisée dans l'Etat de l'apartheid, dont la fin lui est la clé de l'Afrique, elle n'a mis à la raison sur tout le continent que quelques dictateurs corrompus, et quelques arrivistes anciens étudiants occidentaux, mais pas, comme en témoignent la foule d'émeutes obscures, les pauvres du continent. De sorte que, partout, 1990 a été une année dégrisante pour l'information occidentale. 

L'étendue des prérogatives qu'elle a acquises, ou empruntées, ou volées, ou feintes peut être analysée dans la quiétude, certes éphémère, de ce coup d'arrêt. Les vestiges d'opposition et de négation que la société de cette information a conservés témoignent de leur propre vieillissement quand ils supposent que l'information obéit à quelqu'un d'autre qu'elle-même, et donc qu'elle ment pour protéger son maître. Il n'en est plus rien. Certes, l'information occidentale ment, mais très peu à l'ancienne, c'est-à-dire en avançant consciemment des informations fausses, et encore ces mensonges-là n'y sont jamais empreints de cynisme, mais toujours de mauvaise conscience, et n'excèdent en tout cas pas le taux de mensonge devenu courant dans son public, où, comme chez elle, le mensonge prend plutôt l'accent d'une tolérance ou d'une négligence par rapport à la vérité. Cela est important à comprendre, car, parallèlement, l'information affiche la même horreur indulgente pour les petits mensonges et les vices de forme que celle affichée par la plupart des individus aujourd'hui. Un petit pardon et une petite honte sont alors réciproques. Et les mensonges formels, qui sont punis ou punissables, pénalement ou moralement, sont donc plutôt évités, sauf contrainte exceptionnelle, où ils sont alors rapidement effacés depuis que le respect de la vérité se relâche dans l'ensemble de la société, il est vrai, de plus en plus éduquée par cette information. 

Si l'information occidentale, donc, ment peu sur la lettre, elle ment sur l'esprit. C'est elle, et elle seule, qui détermine la hiérarchie des événements. La « guerre du Golfe », la « réunification allemande », voilà les priorités qu'elle impose. Certaines émeutes, présentées avec fracas, en oublient leur propre déroulement comme celle de Bucarest en juin 1990 [cf. « Chute du stalinisme »], leurs propres perspectives comme celle de Vaulx-en-Velin en octobre [22], et en occultent d'autres, simultanées. Dans cet arbitraire qui nie toute logique interne aux faits, et qui en est la séparation, le contraire est encore le plus fréquent : les insurrections du Cachemire [21] ou du Kirghizistan [27] ont été battues par leur Etat respectif, mais écrasées par le silence. Ce n'est pas l'aide des autres qui manquait d'abord à ces insurgés pour aller au bout de leurs raisons, mais leur reconnaissance qu'ils faisaient là un acte original et historique. Cette reconnaissance, l'information occidentale l'a entièrement accaparée, elle la distribue comme un prince absolutiste les faveurs. 

Aux excès de ces déformations sans système conscient s'ajoutent quelques omissions, quelques erreurs rarement corrigées, quelques « sources » inventées. Cette manière de mentir, qui peut toujours être démentie à la lettre, mais qui substitue à une compréhension logique d'ensemble une impression, aussi bien pour chaque événement que pour la totalité, est ce qu'elle-même a appelé la « désinformation ». La Roumanie [13], encore, a été en 1990 le laboratoire d'un bien curieux progrès en la matière : après avoir universellement accrédité de cette manière 60 000 morts, l'information est revenue petit à petit, parallèlement à la décrue du spectacle de la Roumanie, à cent fois moins. Puis, au moment où tout le monde était lassé d'en entendre parler, elle a fait le spectacle de son mea culpa ; mais elle ne s'est alors excusée que d'avoir dit faux, sans pour le moins songer à corriger toutes les conséquences de ce dire faux qu'elle a pourtant toutes encouragées : l'accusation de « génocide », la frénésie marchande d'envoi de charité, l'occultation du reste du monde, la proposition d'intervention pour aider les « peuples en danger ». Et finalement, pour accréditer ce repentir, en prouvant que tu étais, public, sorti de l'illusion, le chiffre de morts est remonté à 1 000. Voilà un chiffre qui a oscillé comme une action en Bourse. 

L'ensemble de ces manipulations massives, l'information les pratique sans méthode ni projet, au coup par coup, selon son propre milieu. Enivrée en 1989 par son soudain arrivisme dans le débat sur le monde, elle en a été effrayée en 1990. Là encore, elle a senti, plutôt que compris, le danger. Ce n'est pas une coïncidence que le nombre d'émeutes croît proportionnellement à l'émergence de l'information occidentale comme parti, ennemi des émeutiers, dans le débat ; elle y joue le paratonnerre, le frein, le médiateur. A Berlin [28], Manille [29], Thabong [30] ou Managua [31], des émeutiers très ressemblants, de même âge, avec les mêmes bras qui ne tremblent pas et les mêmes regards de haine et de plaisir, s'en prennent de la même façon au monde que cette information défend, souvent en leur nom. Cette identité d'émeutiers de plus en plus nombreux, et l'immense perspective qu'elle recèle, est la chose qu'elle cache. Tout le discours de l'information occidentale ne sert principalement qu'à taire cette menace, et elle grandit en proportion de cette menace. Elle ignore cette fonction centrale (et pour qu'elle puisse la remplir dans le monde de l'aliénation, il faut qu'elle l'ignore). C'est un effet de miroir truqué : les émeutiers se regardent dans l'information occidentale, mais ce qu'ils voient n'est pas leur image quand ils croient que ça l'est, et est leur image quand ils croient que c'est quelqu'un d'autre. C'est en aliénation du débat de l'humanité que se mesure ce parti ennemi de ce débat. Car ce débat est sa limite. Il ne peut y participer, et pour que ce débat ait lieu, il faut que ceux qui vont le mener critiquent ce parti au-delà de ce qu'ils ont commencé à faire. 

Le débat dont veut parler une Bibliothèque des Emeutes est un débat pratique. C'est celui dont l'émeute est l'inspiration. L'information sur l'émeute se confond en cela avec l'information sur le monde. Ce qui a changé dans le monde, et que nous livre l'information occidentale, c'est qu'elle-même agit aujourd'hui sur le débat, pratiquement. Il s'est développé par l'omniprésence de cette information une sorte d'effet de retour de l'information. A propos d'une émeute moderne, et souvent dans l'émeute même, cette information est toute information, aussi bien pour les émeutiers que pour l'Etat. L'exemple type en est l'émeute interethnique : des jeunes non organisés attaquent et pillent les commerces d'une ville. Si la majorité des commerçants est d'une ethnie minoritaire, l'information ne dira pas « on attaque les commerçants », mais « on attaque les ressortissants de cette ethnie ». Le lendemain, ceux qui vont descendre dans la rue vont se définir par ethnies. Ce ne seront pas les mêmes, même si une minorité de ceux de la veille auront endossé l'anathème de racisme dans lequel on cherche à les isoler, comme la fierté de leur acte, de leur négativité, de leur anticonformisme. Ainsi, le mensonge de l'information le premier jour sera devenu vérité le second. L'information a le pouvoir de transformer des événements selon ses dires, pas absolument, mais de manière qui peut être décisive. C'est ce pouvoir récent qui la rend beaucoup plus fiable et nécessaire à la compréhension d'un événement que l'information directe d'un particulier, même digne de confiance. Mon propre témoignage ne doit être pris en considération que par rapport à ce que l'information occidentale officielle dit ou ne dit pas. Scandaleux paradoxe : pour savoir ce qui se passe dans une émeute, il vaut mieux savoir décrypter l'information occidentale, qui n'y a pas été, que d'y aller soi-même. Ceci est devenu vrai depuis que le courage des pauvres gagne du terrain en proportion de leur prolifération, mais que leur courage de pensée en perd en proportion de leur appauvrissement.


 

(Extrait du bulletin n° 2 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant