Evolution du concept d'émeute


 

2) Bonne émeute, mauvaise émeute

Tout événement qui se situe au-delà de ces exigences minimales qui font qu'il devient une émeute pour la Bibliothèque des Emeutes est suffisamment considérable pour révéler au moins une carence insupportable de l'Etat, et souvent des autres médiateurs de la pensée utilisés pour paralyser le débat des hommes, comme la marchandise ou l'intelligence consciente. Il s'agit maintenant de glisser sur un terrain plus sensible, parsemé de nombreux tabous accumulés depuis deux siècles : la sympathie ou l'antipathie pour les émeutes. 

L'émeute, en principe, tout le monde est contre. D'emblée, elle évoque la destruction, le dérapage de la colère, l'incontinence, la déraison, l'absence de pensée construite, tout ce qui fait peur dans le plaisir. Elle projette des silhouettes hors d'elle, sauvages, incontrôlables et incontrôlées, une menace pour tout bien et toute personne. L'émeute est un débordement abject, comme l'écume à la bouche de la victime de la rage. L'émeute est restée un mal dans l'imagination du citoyen d'aujourd'hui, qui presque toujours ne l'a approchée qu'autant que l'écran de sa télévision, exactement comme à l'époque du bourgeois libéral qu'était Dickens, qui n'avait jamais non plus approché les scènes apocalyptiques et invraisemblables qu'il décrit dans 'Barnaby Rudge'. 

Cet effroi viscéral qui appréhende l'émeutier de la façon dont il reproche à l'émeutier d'appréhender ce qui le fait émeutier, les tripes, passe, dès l'époque de Dickens dans l'inverse : l'émeute est justifiée en tant qu'acte révolutionnaire. Il s'agit, pour le mouvement qui entend triompher de l'irrationalisme de la bourgeoisie, de l'expliquer et de la construire scientifiquement. L'émeute du 12 mai 1839 à Paris, dirigée par Blanqui, et racontée cent ans plus tard par Dommanget en est l'image d'Epinal. Si cette émeute a échoué, ce serait, grosso modo, à cause de ce qui y était encore laissé au hasard, et n'avait pas été planifié rigoureusement par le parti révolutionnaire. 

Ceux qui ont eu à combattre les révoltes ont également amené l'émeute sur ce terrain de la raison. Aujourd'hui encore, à la réflexion, l'émeute paraît toujours manipulée. Et, jusqu'à ce que le stalinisme ne puisse plus s'afficher, le parti qui s'était autoproclamé parti de la révolution, quoique apparemment affranchi de la nécessité d'avoir à la faire, renchérissait sur cette opinion comme s'il y allait de son honneur. C'était bien lui, faisait-il savoir, qui tirait les ficelles (sauf quand l'émeute était ouvertement contre lui, auquel cas cela ne pouvait être qu'un complot de la réaction, de l'impérialisme, de la bourgeoisie, etc., qui à son tour démentait rarement cette accusation fantaisiste), non seulement inspirait, mais dirigeait et manipulait dans l'ombre toutes les insurrections. En 1990, à l'époque où tous ceux qui endossaient si frauduleusement la spontanéité des autres se ruent dans le camp de leurs ennemis d'hier comme les Albanais vers l'Italie, ce bel encadrement supposé des émeutes, qui sont précisément la manifestation de son effondrement, devrait passer pour disparu. Il n'en est rien. Une émeute moderne est encore comprise comme une émeute d'autrefois. La dissolution des manipulateurs attitrés a au contraire élargi le champ des manipulateurs supposés. Il suffit de signaler, selon les fantasmes, un parti d'avant-garde, un parti d'arrière-garde, une poignée d'agitateurs, une confrérie clandestine, une mafia, une police secrète, ou infiltrée, une secte religieuse, un syndicat ouvrier ou patronal à proximité du champ de bataille pour que s'éclairent les visages, car on vient de retrouver la raison. Bien entendu, la jeunesse des émeutiers de 1990, leur inorganisation évidente, leur armement rudimentaire, leur véhémence sans lendemain paraissent ne pas toujours avoir été entièrement planifiés, mais ces faiblesses mêmes ne sont-elles pas le terrain idéal de toutes les manipulations extrémistes ? Cherchez à qui profite l'émeute, disent ceux qui évitent de poser cette question à propos du terrorisme, vous saurez qui l'a fomentée. Ainsi, par rapport à l'époque où l'émeute était la propriété privée du prolétariat, ce sont d'abord les motivations, les variétés d'émeutes et d'émeutiers qui se sont libérées de tout uniforme ; et cette libération a, dans le même mouvement, multiplié les émeutes par rapport à l'époque où elles étaient mieux encadrées. 

Dans le bref moment actuel, où ceux qui usurpent la parole se réorganisent, il n'en existe plus et pas encore qui peuvent se permettre de revendiquer l'émeute. Il faut peut-être excepter ici les très minoritaires vestiges radicaux du mouvement révolutionnaire occidental disparu, qui ont beaucoup de mal à revenir de leur position si éloignée, d'autant que l'âge de la plupart ajoute un obstacle supplémentaire à la distance. Ils approuvent l'émeute par principe, sans l'avoir vue, au demeurant, changer depuis un quart de siècle. Depuis Watts, pour ces idéologues-là, une émeute est toujours une bonne émeute, une mauvaise émeute n'est pas une émeute, et une bonne émeute est toujours une émeute comme Watts. Quel postsitu français, par exemple, n'a pas vu dans le spectacle de l'émeute de Vaulx-en-Velin [22] quelque début de la fin du spectacle, alors que de similaires situations, le spectacle en moins, en Ouzbékistan [23] lui paraissent bien trop ethniques, et au Cachemire bien trop religieuses ? Chez les autres idéologues, l'émeute est, par principe aussi, mauvaise. Mais là aussi l'hypocrisie est facile à démasquer : quel bon démocrate occidental n'a pas sympathisé, à distance, avec les émeutiers albanais qui s'en prenaient au dernier Etat stalinien, au même moment où il fronçait ses vertueux sourcils en voyant les syndicalistes marocains, épris du même pluralisme que lui, débordés par un vilain pillage et une affreuse bataille de rue qui faisaient oublier leur grève, d'ailleurs peu suivie ? Il en résulte que l'émeute n'est bonne ou mauvaise qu'en fonction du soutien qu'elle vient apporter à l'idéologie qu'on défend. 

Personne n'étant exempt de ce plat moralisme, il est évidemment aussi dans la Bibliothèque des Emeutes, qui semble en revanche seule à le reconnaître. Il serait surprenant que l'emprise de l'idéologie soit moins dans notre réflexion que dans l'activité des émeutiers. Si nous devions définir la « bonne » émeute, celle selon nos vœux, nous décririons comme Dickens une monstruosité, quoique probablement inverse de celle de Dickens. S'il était possible, dans ce monde, qu'une colère franche et partagée s'empare simultanément de 400 individus, dont aucun n'occupe de place hiérarchique, et qui ne se connaissent pas avant cette rencontre, les conduisant, sans la moindre arrière-pensée, au joyeux pillage des commerces avoisinants et à l'attaque (si possible victorieuse) des forces de l'ordre catastrophées, fraternisant en masse avec ce mouvement spontané, qui dès le lendemain s'étend sans bornes, eh bien ce monde n'existerait déjà plus depuis fort longtemps. Dans les manifestations réelles, là où l'on attend le courage, on rencontre plus souvent la mauvaise conscience, l'un est raciste, l'autre religieux, le troisième suiviste, et le dernier pillera non par colère mais par calcul ; on y verra probablement un militant de l'émeute, comme les « autonomes » berlinois, un militant ouvriériste, comme les étudiants coréens, ou un militant moraliste, venu là en chef d'un autocar de collègues de travail, de coéquipiers sportifs, d'association légaliste. Il y aura aussi quelques quadragénaires qui ne dépasseront jamais le plaisir adolescent de se révolter contre les apparences, quelques adolescents qui ont fait l'économie de ce plaisir pour toujours et quelques citoyens honnêtes venus là par hasard, par curiosité perverse, par lâcheté, par ennui, et qui, dans l'ombre de la vengeance momentanément impunie, abriteront quelques sordides revanches. Voilà aussi à quoi ressemble une bonne émeute quand on s'en approche ; et l'on pourrait également présenter la mauvaise comme un plaisir partagé et ouvrant toutes les perspectives de la liberté. Car l'émeute est le réceptacle de toutes les formes de l'aliénation individuelle, éparpillées sans unité, aux prises avec toutes celles de l'aliénation collective. 

En vérité, si la Bibliothèque des Emeutes découvre ainsi sa contradiction entre bonne et mauvaise émeute, c'est pour découvrir sa méthode par rapport aux événements. D'un côté, nous prenons évidemment parti, et une émeute qui vient flatter notre subjectivité et confirmer nos conclusions est une bonne émeute. Mais l'existence d'une Bibliothèque des Emeutes provient d'un autre parti pris, qui consiste à reconnaître que ce n'est pas nous qui créons la nouveauté dans l'histoire, que ce n'est que de cette nouveauté que nous attendons la suite (et la fin) de l'histoire, et que cette nouveauté s'exprime nécessairement dans l'émeute. Et si c'est une nouveauté, de toute évidence elle ne peut que venir heurter opinions et certitudes existantes. Découvrir la nouveauté dans le monde contraint à relativiser les émeutes qui flattent nos conceptions, et à chercher le négatif dans celles qui les nient : Tirgu Mures en Roumanie [24], où des nationalistes hongrois se sont entre-tués avec des nationalistes roumains, au grand profit des deux Etats ; le Sind [25], où Mojahirs et Sindhis se sont livrés de sanglantes batailles pour des raisons qui semblent les condamner eux-mêmes ; le Kosovo [8], où des paysans, probablement encadrés, se sont regroupés avec leurs armes de 1945 pour obtenir de l'Etat une réforme en faveur de leur nationalité, sans même songer à s'en prendre à la marchandise. Les mauvaises émeutes, ethniques, nationalistes, religieuses, se multiplient. Quand les émeutiers sont des skinheads fascisants, des islamistes tunisiens, des Zoulous peints et armés de lance et de bouclier ou des étudiants indiens se battant pour défendre un quota dans la fonction publique aux castes supérieures, nos réticences à les mettre aux côtés d'une émeute de la faim, ou d'une banlieue britannique, sont grandes. Mais bientôt il y aura des émeutologues, et il n'est pas sûr que ces récupérateurs en formation soient plus près de récupérer ces mauvaises émeutes que nos bonnes. Car les conceptions, les catégories, les méthodes d'investigation et les professions de foi révolutionnaires qui avaient cours jusqu'alors sont révolues ; c'est ce que dit ce monde si mouvementé lorsqu'il est autant secoué de colère et de révolte qu'en 1990.


 

(Extrait du bulletin n° 2 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant