Evolution du concept d'émeute


 

1) Limites du concept pour la BE

Dans le numéro 1, nous avions listé une série d'événements qui nous paraissaient litigieux du point de vue de l'émeute, mais pour lesquels nous avions cependant ouvert un dossier d'émeute [cf. « Limites du concept d'émeute en 1989 »]. Ici, il s'agit de cas de figures ou de raisons qui, au contraire, font qu'un événement est en dessous ou en dehors de l'émeute, telle que nous la concevons. 

a) Lorsque l'information est insuffisante ou incompréhensible. C'est le cas de litige, conduisant à l'exclusion de l'événement, le plus fréquent. Quand l'information utilise l'entrefilet pour rapporter de « violents troubles » dans tel Etat, sans autre indication de lieu, de date, des causes, de la nature, de la durée et des conséquences de ces troubles, il peut s'agir, comme il peut ne pas s'agir d'émeute. Dans le doute, la BE est plutôt minimaliste. En exemple, le Congo en 1990, où il y a probablement eu des émeutes, mais où l'information donne trop peu d'éléments pour le garantir. Le contre-exemple est l'émeute de Johannesburg [26] du 24 janvier 1990, où une décision subjective, tout à fait discutable, avait fait ouvrir un dossier justement parce que le peu d'information semblait indiquer une émeute qu'il n'était plus possible de taire, mais qu'il convenait de voiler. 

b) Lorsqu'une manifestation se termine en affrontements entre manifestants et forces de l'ordre ou est violemment dispersée, mais sans pillage, ou avec un encadrement qui contrôle complètement la manifestation. Ici, la limite est entre unte attitude offensive, qui pour la BE correspond à une émeute, et une attitude défensive. Bien évidemment, il est très souvent impossible de faire la part des choses. Dans le doute, la BE fait confiance à une impression, résultante de l'expérience de ses observateurs, de leur prudent minimalisme de principe, et de leur optimisme à imaginer les non-dits en fonction de leurs propres désirs ; de même, la BE considère comme émeute un événement ayant regroupé au moins 400 émeutiers. A moins, il s'agit souvent de la rixe du samedi soir, ou d'affrontements de bandes. Le chiffre de 400 nous paraît le chiffre minimum qui engage à coup sûr la spontanéité de personnes ne se connaissant pas au préalable. Bien entendu, ce nombre ne peut pas constituer une règle stricte, car non seulement il est effectivement possible, quoique devenu peu probable, que 400 personnes se battant dans une rue se connaissent toutes, mais il peut y avoir communication spontanée sous la forme de l'émeute avec beaucoup moins de 400 individus. De plus, le nombre d'émeutiers est généralement le plus difficile à déterminer, personne n'étant là pour compter (les émeutiers ne se comptent pas, les compteurs ne sont pas dans l'émeute). La BE a donc écarté les faits divers et raids de bandes (exemple : une bande de punks qui a déferlé sur Hanovre en 1989 et y a tout détruit sur son passage, y compris la prison dans laquelle elle a été jetée). Mais là aussi, les contre-exemples sont faciles à trouver : les émeutes occidentales, ainsi, réunissent rarement 400 émeutiers (avérés) sur plusieurs jours, ou l'Intifada, où les lanceurs de pierre sont également souvent en dessous de ce quota. 

c) Lorsqu'un bien, une tradition, ou même une authenticité menacés par l'aliénation doivent être conservés par une insubordination. A ce moment-là, ce qu'il y a de nouveau dans la révolte nous y paraît subordonné à ce qu'il y a d'ancien. Cette attitude de réaction ou de contraction nous semble contraire à l'émeute qui par essence est expansive. Rentrent dans cette catégorie, souvent amalgamées donc à tort à l'émeute, la défense de la terre et de la liberté traditionnelle (les répugnants Mohawks [19], par exemple), la défense de droits acquis (la plupart des mutineries de prison) ou la défense d'un squat isolé et spectaculaire (exemple : la Hafenstrasse de Hambourg ; contre-exemple : la Mainzer Strasse de Berlin [28], mais dont les manifestants, visiblement moins « petite famille » que ceux de Hambourg sont sortis contester leur défaite hors de leur rue après leur éviction). Exception : lorsque la défensive s'étend à tout un quartier squatté, comme à Nairobi, au Kenya [20]. 

d) Lorsque l'affrontement ne sort pas de l'enceinte qui détermine l'identité des émeutiers : salle de concert, stade, prison, campus, usine. 

e) Lorsque des organisations confisquent aux émeutiers toute spontanéité. Cela a été pendant des années le cas des syndicats, qui presque tous aujourd'hui condamnent mécaniquement les émeutes, ce qui leur en interdit la récupération. Les guérillas, qui prônent l'affrontement, servent souvent de masque à l'émeute, puis l'étouffent. Les cas typiques sont le Nicaragua, où les sandinistes avaient été amalgamés aux insurgés dès avant leur prise de pouvoir en 1979, ce qui leur avait permis de manier en toute latitude la récupération et la répression, et le Sri Lanka, où un mouvement insurrectionnel a été réduit en plusieurs fractions armées, chacune constituant une petite dictature particulière. En 1990, cette mésaventure semble avoir été le lot de l'insurrection du Cachemire [21], mais l'Intifada [1] et Mogadiscio [cf. « Mogadiscio »], quoique sous l'emprise d'une manœuvre identique, semblent encore y échapper, de fort peu il est vrai. 

f) Lorsqu'une révolte a lieu dans une campagne (dans les champs ou sur les routes, hors des rues). Là, les perspectives semblent aussi nulles que dans un lieu clos [cf. d] : aujourd'hui, on est enfermé dans la campagne. La BE a d'ailleurs ouvert un dossier d'émeute « Paysans » en 1990. Ces hommes de la campagne, dont les revendications sont aussi conservatrices que leurs méthodes de combat sont subversives, sont bien évidemment allés s'émouvoir, regroupés, dans les villes. 

g) Enfin, lorsqu'une émeute nous est signalée sans que nous ayons de documents pour la vérifier. Des situations fantomatiques de ce genre se produisent, soit dans l'information indirecte (lorsque des particuliers en sont la source, comme ceux qui ont annoncé à la presse les émeutes pro-irakiennes de Syrie, ou celle de Mosul, annoncée par l'opposition kurde irakienne – qui est redoutée pour ses exagérations lacrymogènes depuis bien avant la guerre du Golfe – lors de sa réception par Mitterrand, en septembre 1990), soit dans l'information par ondes (une émeute à Athènes a été annoncée par la télévision française, dont la BE n'a retrouvé de traces dans aucun autre média). 


 

(Extrait du bulletin n° 2 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant