Notes


 

50. Kurdistan turc

Le 15 mars 1990, à Nusaybin, les obsèques d'un militant du PKK, la guérilla nationale-stalinienne locale, tué avec quelques autres deux jours plus tôt, se poursuit par une violente manifestation de plusieurs centaines de personnes, furieuses de la non-restitution des corps des autres tués par l'armée turque. Cette émeute fait 1 mort et 5 blessés.

Le 20 mars, c'est le nouvel an shi'ite, le Nowruz. A Cizre, ils sont plusieurs milliers à profiter de la fête traditionnelle pour protester contre la récente répression de Nusaybin. Après plusieurs heures d'affrontements qui font 5 morts, il y aura 300 arrestations. Mais il paraît que ce soir-là les autorités turques n'ont pas réussi à pénétrer dans la vieille ville, restée aux mains des insurgés. La gravité de la situation est attestée par un décret de couvre-feu.

Face à une telle explosion, et à une telle répression, les récupérateurs sont aussi contraints de monter au créneau : les commerçants du Kurdistan turc entrent dans une grève de solidarité ; et le pet-caca tente de détourner l'attention en rase campagne par l'escarmouche la plus violente qu'il ait encore mené contre les militaires de l'Etat turc, 21 de ses marxistes-léninistes de base restant au tapis ce 8 avril. C'est le prétexte qui permet à l'Etat, le lendemain 9, de placer sous état d'urgence onze départements d'Anatolie, qui seront bientôt quatorze. Cette nouvelle mesure pour cerner l'émeute soulage en revanche les commerçants, puisqu'elle les oblige à cesser sans délai leur grève de soutien. Etat turc et pet-caca vont désormais tenter de transformer toute cette région en terrain spectaculaire de leur dispute privée. Et d'ici à la fin de 1990, deux millions de villageois kurdes auront été « évacués ». L'Etat turc a choisi de renforcer le pet-caca contre l'émeute, en le désignant comme son challenger officiel, et ces indépendantistes l'en remercient par la voix de leur chef, qui promet que l'indépendance ne pourra se faire avant quarante ans. C'est-à-dire que ce but en lui-même sans intérêt ne pourra être atteint que lorsque tous ceux qui sont là seront vieux ou morts. Et à quoi pensez-vous que ce stalinien compte occuper l'intervalle ? Il y a de quoi préférer être « évacué ».

Malgré ces mesures radicales des partis policiers, le mouvement indépendant, émeutier, urbain, atteindra son apogée dans la première moitié de 1991. Il se réclame d'une part de l'Intifada, de l'autre du mouvement de 1980 – qui avait culminé dans la Commune de Kahramanmaras –, qui avait déclenché ce coup d'Etat militaire si important dans le monde, parce que, soutenu par tous les Etats occidentaux, il avait alors réhabilité le recours à la force armée tombé en discrédit depuis 1968 et avait été le meilleur argument des droites musclées, qui de Reagan à Thatcher revenaient au pouvoir avec pour mandat de casser le mouvement dont l'épicentre était la révolution en Iran. Le 25 janvier 1991, il y a une première manifestation violente (1 mort et 2 blessés), contre la guerre du Golfe, à Tatvan. Dès le 27 (alors que le gouvernement autorise l'usage de la langue kurde, mais en privé seulement), toutes les grèves sont interdites pour deux mois. Puis le 16 février, une voie ferrée est sabotée, faisant dérailler un train militaire dans la région de Kahramanmaras (1 mort).

Le 28 février, jour où se termine la guerre du Golfe dans l'Irak voisin, des habitants de Sirnak qui, comme à leur coutume, viennent voler le charbon près d'une mine non loin de la ville, en sont empêchés par des soldats qui leur tirent dessus. L'affaire se termine par plusieurs heures de combat, engageant plusieurs milliers d'émeutiers, dans la ville, et faisant au moins 2 morts (l'opposition annonce 20 tués). Le 4 mars à Idil, après une perquisition policière un peu violente, la population attaque les forces de l'ordre : 20 blessés. Le 7 mars, pour protester contre la répression à Sirnak et à Idil, 5 000 manifestants descendent dans les rues de Dargecit, la troupe tire, 1 mort. Et le 15 mars, à Karboran, c'est une nouvelle manifestation qui fait 1 mort, et qui a dû être suffisamment grave, puisque cette ville est aussitôt placée sous couvre-feu.

Les 20 et 21 mars, c'est le retour du Nowruz. Pour plaire au gouvernement turc, certain médias occidentaux ('Libération' par exemple) affirment que tout a été calme à part quelques « échauffourées » à Cizre, mais vous comprenez, n'est-ce pas, la nuit du jour de l'an... En vérité, de violents affrontements ont lieu à Nusaybin, et dans les deux grandes villes, Diyarbakir et Adana. Mais ces événements, qui ont probablement été d'importantes émeutes, ont été étouffés dans l'information : on est alors en pleine insurrection en Irak, et il est inconcevable d'admettre que dans l'Etat voisin, allié contre l'Etat irakien, il y ait également des émeutes de pauvres modernes. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre pourquoi une violente manifestation anti-Saddam Hussein à Dyarbakir sera interdite par l'Etat turc, et brutalement chargée par sa police.

Les gueux du Kurdistan turc n'ont probablement pas perçu combien leurs émeutes répétées étaient proches de l'insurrection en Irak. L'information dominante avait bouclé ce pays, et déjà avait scindé entre shi'ites au sud et Kurdes au nord ce qui n'était qu'un seul et même soulèvement. Mais les émeutes de 1991 au Kurdistan turc, avaient toutes des prétextes sans rapport avec l'indépendantisme kurde, pourtant si à la mode à ce moment-là. L'Etat et sa formule de rechange locale, pet-caca, l'ont compris puisque, depuis, ils ont terrorisé cette région au point que la révolte autonome, sans chefs, et pour le plaisir, s'y est éteinte dans une guerre permanente sanglante, sans enjeu ni espoir, entre une armée qui copie dans l'abus le perfectionnisme de celle d'Israël et une des guérillas les plus sectaires et les plus prospères que le stalinisme ait engendré depuis sa disparition au pays de Staline.


 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant