Notes


 

34. Castes

Le 7 août 1990, le premier ministre d'Inde, Vishwanath Pratap Singh, décide d'attribuer 27 % des emplois publics aux « classes défavorisées ». Ce pourcentage s'additionne aux 22,5 % déjà réservés aux « intouchables », la caste la plus basse en Inde. Aussitôt, les étudiants commencent à manifester violemment : « Incendies de bus et barrages routiers sont désormais quotidiens à New Delhi où les étudiants et les écoliers qui manifestent chaque jour, ont dérapé lundi vers une grève générale (...) », note 'Libération', le mercredi 22 août, c'est-à-dire quinze jours après.

En Inde, le système des castes a survécu aux tentatives d'éradication des fondateurs laïcs de la République indépendante en 1947. Il y a quatre grandes castes hiérarchisées : la caste sacerdotale (les brahmanes), puis celle des guerriers, puis celle des marchands, fermiers et éleveurs, puis celle des artisans. Encore en dessous de cette division rigoureuse se situent les intouchables. On ne mange pas et on ne se marie pas avec des castes inférieures, sous peine d'être exclu du système, c'est-à-dire de devenir, descendance comprise, un paria. Par la suite cette classification s'est fragmentée en sous-castes, en raison des fonctions sociales, des tribus, des configurations locales et même des religions, puisque 15 % des 800 millions d'Indiens ne sont pas hindouistes, et donc hors castes. On compte ainsi plus de cinq mille castes, dont trois mille sept cent quarante-trois OBC (« other backward classes », autres classes arriérées), regroupant environ la moitié de la population, une proportion voisine des 49,5 % qui leur sont maintenant attribués dans la fonction publique. Ce qui fait ironiser 'India Today', qui calcule que la mesure du premier ministre, touchant environ cinquante mille emplois, ne concerne en réalité que quatorze emplois par caste.

L'opposition à cette réglementation a fait valoir bien d'autres arguments. Tout d'abord, il ne semble pas que l'adivasis » (discrimination positive), déjà en vigueur pour 22,5 % des postes publics, ait permis aux intouchables de sortir de leur statut de parias, mais qu'il a plutôt eu tendance à revivifier le système des castes à l'intérieur de la fonction publique, qui par laïcité et modernisme en paraissait implicitement exempte ; de plus, il semble difficile de pourvoir ces places réservées, et ce sont donc souvent des intouchables ayant des niveaux d'éducation inférieurs à l'emploi exigé qui les obtiennent, alors que de nombreux étudiants « brahmanes » qualifiés se retrouvent sans emploi (d'ailleurs dans le monde marchand, ce sont bien souvent des rejetons d'intouchables enrichis qui profitent de l'adivasis au détriment de brahmanes appauvris, ce qui, sous prétexte d'éliminer la discrimination des castes inférieures, accentue celle de l'argent) ; enfin, les adversaires de Singh, même si sa philanthropie est reconnue de tous, n'ont pas manqué de crier à la démagogie politique et à une basse manœuvre pour s'assurer le vote des déshérités, ce que la suite n'a cependant jamais vérifié. Mais par-dessus tout, c'est l'hypocrisie d'une lutte contre la survivance des castes qui est brocardée, parce que le système des quotas la ravive sous l'apparence inverse ; et il y a une hypocrisie symétrique dans ce contre-argument, parce que la plupart des protestataires sont des brahmanes qui jouent le silence sur le système des castes, dont ils continuent de profiter, puisqu'il persiste malgré la discrimination. Le seul point de débat q ui n'a pas été éclairé concerne l'idée même d'un système de quotas. En effet, c'est un des piliers de l'idéologie égalitariste et conservatrice que soutient l'information occidentale. Les quotas d'ouvriers dans la première Internationale, les quotas de femmes dans les parlements des Etats européens, et les quotas d'OBC dans l'administration indienne tendent tous à conserver des catégories identitaires discutables en tant que telles (ouvriers, femmes, OBC) sous prétexte de leur accorder une place quantitative dans des institutions elles aussi discutables (internationale ouvrière, parlement, fonction publique). Dans le terme synthétique si juste de discrimination positive », les conservateurs lisent évidemment positive, alors que ceux qui veulent changer la société y voient d'abord leur vieille ennemie, la discrimination.

Ce qui ressort à l'exposé de ce complexe problème est d'abord la distance entre l'Inde et le monde occidental. L'information occidentale a donc commencé par rejeter le conflit, où elle n'arrivait pas, dans la foule des implications et des influences contradictoires, à se déterminer sur le parti à prendre. Le problème nécessite d'expliquer des contextes subtils, profondément ancrés dans des architectures sociales dont son public n'a pas idée. D'emblée, il y a trop à réfléchir, et pas assez d'émotion à partager. Les deux partis en présence renversent les arguments avec hypocrisie, ruse, finesse, dans un jeu politique classique, mais qui a disparu en Occident et qui n'est pas formatable au spectacle. De plus, s'y aventurer contraindrait l'information à s'exposer à des manipulations, et non pas à en devenir le l eader d'opinion. L'information ne peut plus se contenter d'un rôle de spectatrice avertie, qui commente et qui décrit, elle est maintenant metteur en scène, acteur et producteur, à moins elle tait.

Il a donc fallu attendre un mois et demi après l'annonce de la mesure pour que l'information occidentale daigne enfin en parler. A ce moment-là, en effet, certains étudiants ont recours à des formes de protestation suffisamment spectaculaires pour être racontées sans avoir à fournir le contexte, parce qu'elles font vendre de l'information en elles-mêmes : ce sont des suicides par le poison (assez inintéressant pour l'information) ou par le feu (bingo ! joli ! dingue ! télégénique ! photogénique !). Et ce n'est que le 28 septembre qu'on apprend que Le bilan des heurts violents qui opposent les partisans, les opposants et les forces de l'ordre, évalué à une cinquantaine de morts depuis août, s'est encore alourdi hier avec treize nouveaux morts dans l'ensemble du pays ». On ne sait pas très bien comment se révoltent ces jeunes, dissimulés derrière le silence, les suicides (une demi-douzaine à ce jour) et la difficulté de l'imbroglio. Mais les bâtiments publics attaqués, les trains pris d'assaut, les postes de police dévastés, et le couvre-feu instauré dans « plus d'une dizaine de villes », selon l'approximation lapidaire du mépris occidental, ressemblent diablement à ce que dans le vaste monde occidental on appelle des émeutes.

D'ailleurs, c'est justement à ce moment-là qu'une autre modernité se manifeste, quoique l'information occidentale ne la signale qu'en petit, griffonnée dans la marge : « Depuis mercredi [26 septembre], les étudiants et écoliers ont été rejoints par des “éléments incontrôlés”, qui, profitant de la déliquescence de la situation, se livrent à des destructions et au pillage. A New-Delhi, les troubles, qui étaient concentrés dans le sud de la capitale, se sont déplacés au nord et à l'est. Pour la première fois, un officier de police a été tué par balles, à la suite d'un tir venu des rangs des manifestants. » Et les paysans bloquent les routes de la capitale, et dix-sept villes sont en grève générale, et « Le mouvement estudiantin est en effet largement inorganisé, sans véritables chefs ni porte-parole. De plus, il est maintenant dépassé par l'extension de la violence à des couches de population qui n'ont pas grand-chose à redouter de l'application des “réservations” ».

Ces silhouettes si familières et imprécises, les gueux qui ouvrent le débat sur l'humanité, sont vite effacées. Dès le 2 octobre, jour de la fête nationale, ils sont noyés au milieu de 200 000 manifestants, jusqu'à la bataille qui termine la journée et où notamment 5 000 policiers encerclés ont dû tirer sur leurs assiégeants pour se dégager. Mais c'est surtout le moment où commence la bataille d'Ayodhya, et la « guerre des castes » – comme l'a surnommée l'information sans crainte d'être tendancieuse – retombe dans l'obscurité des luttes d'arrière-garde. Pendant un an encore, sans qu'on sache quelle part active y ont jouée ces éléments incontrôlés, et ses couches de la population non concernées, cette ébauche d'insurrection ne sera plus ponctuée, dans l'information occidentale, que de secs bilans de suicides inutiles.


 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant