Notes


 

3. Abkhazie

Le 15 juillet 1989, une manifestation de 2 000 étudiants abkhazes contre la création d'une université géorgienne à Sukhumi, capitale de l'Abkhazie, se termine en affrontements avec les « Géorgiens « : 16 morts et 239 blessés. Le lendemain, il y aurait même eu une vraie bataille autour de la rivière Gumista avec quelque 400 combattants, Abkhazes contre Géorgiens. Dans les jours qui suivent, les insurgés des deux camps attaquent partout la police et l'armée soviétiques, qui envoie 3 000 hommes en renfort, pour piller les armes. Le 18 juillet, c'est l'état de siège, le couvre-feu, et la fermeture au tourisme. Les vacanciers qui bronzaient sur les plages de la mer Noire sont évacués à la hâte.

Le 19 juillet, des insurgés attaquent et sabotent la centrale électrique d'Inguli. A Gali, 10 000 manifestants lynchent le chef du parti et dévastent le siège du PC. Les prises d'armes continuent jusqu'au 21, où toute la direction du gouvernement et du parti d'Abkhazie est démise par celle de la Géorgie, sa République de tutelle. Ce n'est que le 22, avec la fin de la grève des cheminots de Sukhumi, que l'insurrection est suspendue, sans que les armes ne soient rendues. En réaction, un meeting permanent s'installe à Tbilissi.

L'insurrection abkhaze est l'une des moins connues de notre temps. C'est que, confirmant sa prise de parti pour les nationalistes géorgiens depuis la répression du 9 avril à Tbilissi, l'information occidentale n'a pas tenté une seule fois d'exposer un point de vue non nationaliste, et non géorgien. De ce fait, l'insurrection est alors systématiquement présentée comme interethnique ». Mais cette semaine de juillet 1989 en Abkhazie a montré bien d'autres objectifs que des objectifs interethniques : c'est d'abord une attaque contre l'Etat et contre sa mainmise sur les armes, et contre l'Etat ici d'abord soviétique, ensuite seulement géorgien ; et pas une seule fois n'a été entendue la revendication en faveur d'un Etat abkhaze, et probablement pas seulement parce que l'information censure toute revendication des pauvres d'Abkhazie. Ceux-ci ont donc tenté de prendre toutes les armes, saboté des installations industrielles, fait une grève générale, et chassé tous les touristes : plus subversif, tu meurs.

A la fin de cette semaine, lorsque les forces soviétiques parviennent à s'interposer entre des adversaires ethniques » qui ne semblent plus s'être affrontés après le second jour, occupés à d'autres plaisirs, l'Etat n'existe plus en Abkhazie. Et l'insurrection de Sukhumi a dû inquiéter bien davantage les nationalistes abkhazes que les nationalistes géorgiens, qui en ont profité pour mettre en scène, par réaction, leur vertueuse indignation. Car, en Abkhazie, des « foules » avaient pris les armes avant d'avoir pris des chefs, c'est-à-dire, des chefs médiatiques. Et endiguer une telle brèche sera l'ouvrage de plusieurs années de répression et de récupération acharnées de la part des milices nationalistes, des deux ethnies, et du gouvernement de Moscou. La seule victoire imm&eacu te;diate contre cette insurrection sauvage a été que, nulle part dans le monde, elle n'a été reconnue comme telle, non seulement au moment où elle a eu lieu, mais toujours depuis.

Il y eut là une sorte de modèle de ce qui s'est joué depuis, dans d'autres soulèvements, à commencer par ceux d'URSS. Et c'est justement dans la Géorgie voisine où l'on a pu le mieux observer le long et difficile chemin des nationalistes pour soumettre et récupérer toutes les velléités beaucoup plus libertaires de toute une jeunesse joyeuse et vive : les armes prises furent détournées dans des sortes de corps francs, plus ou moins disciplinés et cohérents, longtemps à mi-chemin entre une police et une sorte de rébellion qui se cherche un but. Tour à tour utilisées et combattues, ces forces indécises mais tranchantes furent toujours décriées, plus ou moins sournoisement selon leurs alliés du moment, par l'information occidentale, qui se réjouit discrètement de leur mise au pas, après le retour du stalinien Chevardnadze à la tête de l'Etat géorgien. La même dégénérescence de l'insurrection, entre rébellion organisée et police d'un futur régime, se retrouvera au Tadjikistan, et en Algérie.


 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant