Notes


 

18. Sénégal et Mauritanie

Premier temps : 22, 23, 24, 25 avril 1989. Des centaines de jeunes s'attaquent aux commerçants mauritaniens à Dakar, pillant et dévalisant les magasins. L'émeute s'accompagne probablement ou s'abrite derrière des tendances xénophobes. Pas de morts.

Deuxième temps : 24, 25, 26 avril. Manifestations et règlements de comptes à Nouakchott, plutôt racistes que xénophobes, menés par les Maures et leurs alliés noirs, les Haratines, contre les Sénégalais, Négro-Africains, Guinéens, Maliens. Le 25, couvre-feu en Mauritanie. Entre 30 et 150 morts.

Troisième temps : 28, 29, 30 avril, puis 1er mai : agressions xénophobes qui s'accompagnent de pillages à Dakar. Couvre-feu et état d'urgence au Sénégal le 28. 54 morts.

Dès la première émeute contre les commerçants mauritaniens, les deux Etats et l'information dominante ont crié : contre les commerçants mauritaniens alors que tout porte à croire que l'émeute était au contraire dirigée contre les commerçants mauritaniens. Avec une insistance remarquable, 'le Monde' et 'Libération' rappellent en marge de cet événement un fait divers entre Mauritaniens et Sénégalais, sur le fleuve Sénégal, mais loin de la capitale, le 9 avril, et tiennent pour acquis que les représailles qui ont eu lieu durant les trois jours suivants (dont il est vrai une émeute avec pillage de commerçants mauritaniens à Bakel) sont à l'origine de l'émeute de Dakar... treize jours plus tard ! Jamais l'importance relative des commerçants mauritaniens dans le commerce de détail à Dakar n'est présentée ; ils semblent en effet en accaparer la très grande majorité, ce qui veut dire qu'on ne peut pas s'en prendre aux commerçants sans s'en prendre aux Mauritaniens. C'est donc l'observateur qui en fait un événement social ou un événement raciste selon les identités qu'il distribue. Ici, tous les observateurs ont décidé qu'il serait raciste : les deux Etats parce que le nationalisme et la xénophobie sont inhérents à leur identité et pour des raisons conjoncturelles, et l'information occidentale parce qu'elle commence à ethniciser les conflits dans le monde.

Pourtant, si 'Libération' écarte tout doute sur la motivation uniquement xénophobe des émeutiers, 'le Monde' nuance encore assez souvent : (...) les observateurs s'accordent à penser que les actes de pillage relèvent plus du vandalisme que de la politique » (le 25) ; « (...) les libanais ont de bonnes raisons d'être inquiets. Tous ne sont pas des grossistes. Certains d'entre eux, marchands d'étoffe dans l'avenue Lamine-Gueye, ont été pillés comme les Mauritaniens » (le 27) ; « Lundi, des boutiques marocaines ont été pillées » (le 3 mai) ; « (...) des Françaises ont été attaquées et délestées de leur argent et de leurs bijoux, avant que les voyous ne s'emparent de leur voiture. (...) Tous ces jeunes, exclus du système, ne rêvent que d'en découdre avec une société déliquescente (...) » (le 5). Mais ce qui pourrait passer pour des objections à la thèse interethnique est au contraire insinué comme des circonstances aggravantes de la meurtrière thèse officielle : ces jeunes racistes ne savent même pas distinguer un Marocain d'un Mauritanien, c'est vrai qu'ils sont arabes l'un et l'autre ; mais c'est pire, mon bon monsieur, qu'ils règlent leurs comptes racistes, c'est déjà assez grave, mais voyez, il y en a qui en profitent pour s'en prendre à des Libanais, voire à des Françaises !

Lorsque l'information sur les premières émeutes est passée du Sénégal en Mauritanie, seuls la xénophobie et le racisme y ont paru, et c'est uniquement un problème d'information. Et lorsque les représailles effectivement racistes en Mauritanie sont parvenues au Sénégal, là aussi la surenchère a été raciste et xénophobe. Il est d'ailleurs fort possible que les émeutiers du 22 avril ne sont pas les mêmes que les assassins du 28.

De même, ce qui avait été appelé unanimement, au début de l'année précédente, le 28 février 1988, le pogrom de Soumgait [37], en Azerbaïdjan, avait semble-t-il bénéficié là d'une appellation qui arrangeait tout le monde : les Soviétiques, qui préféraient avoir affaire à une guerre ethnique, les Arméniens et les Azéris, dont les interlocuteurs avec l'information étaient les nationalistes, et l'information elle-même, qui avait pris fait et cause depuis longtemps pour les Arméniens (descendants des martyrs de 1915), parce que leur diaspora est constituée en lobby en Occident et parce qu'ils sont chrétiens, contre des musulmans. Sur les 32 morts officielles, à peine la moitié cependant étaient arméniennes, alors que le quartier était peuplé majoritairement d'Arméniens.

Il est loin d'être certain que les événements de Soumgait avaient été autre chose qu'un pogrom. Cependant, lorsque, au Kosovo ou en Sénégal-Mauritanie, on voit l'empressement de l'information à ethniciser les émeutes de gueux sans appartenance idéologique définie, il est permis d'en douter. D'ailleurs, un tel doute n'a jamais été émis, non pas parce qu'il n'aurait aucune vraisemblance, mais parce que le parti pris unilatéral de l'information dominante l'interdit.
 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant