Notes


 

14. Birmanie

I- Depuis un coup d'Etat militaire en 1962, qui porta au pouvoir le général Ne Win, la Birmanie est un des pays les moins en vue du monde. On en connaît seulement le Triangle d'or de la drogue, qui empiète largement sur le nord du pays, et quelques guérillas ethniques en lutte permanente dans les marches de l'Etat, elles-mêmes organisées comme des Etats, et dont les Karens restent les seuls soutenus et connus en Occident, parce qu'ils sont les seuls chrétiens. Mais pour ce qui se passe à l'intérieur de cette ex-partie orientale de l'Empire britannique des Indes, la voie socialiste à la birmane de ce petit Etat « non aligné » est plutôt une fermeture, tendant vers l'autarcie, l'ennui bouddhiste et la chicanerie bureaucratique postcoloniale.

Il y a donc beaucoup de marché noir, il y a donc beaucoup de corruption. Même si les hommes d'Etat profitent largement de ce dysfonctionnement, l'Etat par bouffées s'y oppose avec la finesse d'un autocrate rapace qui ne craint pas d'être contredit. Le 5 septembre 1987, toutes les coupures de plus de 15 kyats, la monnaie locale, sont soudain retirées du marché, mais sans indemniser leurs propriétaires, hold-up qui touche finalement moins les profiteurs du marché noir que l'ensemble de la population. Il y a donc, le 5 septembre, des manifestations dont l'ampleur et le déroulement restent inconnus, à Rangoon, mais aussi à Mandalay, Taunggyi et Moulmein, qui ont pour conséquence la fermeture de tous les établissements scolaires jusqu'au 26 octobre. Par la suite, l'information occidentale, qui n'est pas encore là, fera volontiers de ces manifestations myst&eacut e;rieuses (plutôt que des pillages de dépôts de riz en août, par exemple) l'acte de naissance du mouvement, d'autant que des protestations contre cette démonétisation seront entendues dans les manifestations du printemps ; mais lorsqu'un grand mouvement d'insurrection a lieu dans le monde, il faut aussi tenir compte de la propension maladive des informateurs à lui trouver une cause, voire une raison, économiste. Même si les manifestations de septembre ont permis de se rencontrer dans la rue, il faut se garder de les considérer comme seuls ou même comme principaux antécédents de celles qui sont venues six mois plus tard.

Le 12 mars 1988, un incident éclate dans une boutique d'Insein, un quartier de Rangoon, la capitale. La police antiémeute, la lon-htain », intervient, et un étudiant, Maung Phone Maw, est tué. Il s'ensuit une « agitation » étudiante aux formes inconnues qui va culminer le 17 mars, lors de manifestations à l'intérieur des deux principales universités de Rangoon, dans la création d'un syndicat étudiant illégal et dans la formation d'une commission d'enquête par l'Etat sur les circonstances de la mort de Maung Phone Maw – concession majeure pour une dictature, qui dénote du souci au moins aussi fréquent en dictature qu'en démocratie libérale d'écouter les doléances de la caste des étudiants, future élite du régime encore immergée parmi ceux qu'elle aura à soume ttre. Mais le lendemain, 18 mars, les manifestations débordent apparemment le cadre universitaire, et sont maintenant animées par de jeunes gueux, aisément reconnaissables à leur mode d'action universel : incendies, pillages, affrontements, émeutes sans chefs, en un mot, plaisir. L'irruption de ces acteurs moins studieux, aux familles moins en vue s'il y en a, est également attestée par le bilan charcutier des lon-htain pour ces 18 et 19 mars : entre 24 et 200 morts (une commission d'enquête gouvernementale reconnaîtra, en juillet, que 41 morts ont été comptés lors d'une arrivée dans la seule prison d'Insein, asphyxiés, étouffés, écrasés).

Si, bien souvent, la violence d'une répression est le couvercle du cercueil d'une révolte, parfois, lorsque les griefs sont plus profonds, ou lorsque le plaisir du négatif se communique, elle est un prologue. Des trois mois qui ont suivi, cruciaux dans la propagation du mouvement, on n'a trace que d'une effervescence » sibylline, citée rétrospectivement sans autre détail par l'information, qui, n'ayant pas cru que les 18 et 19 mars étaient un début, n'est toujours pas là. De sorte qu'il faut attendre les deux prochaines journées d'émeute, les 21 et 22 juin, pour constater qu'une montée du mouvement continue. Cette fois-là, les émeutiers, que par favoritisme et par peur d'autres catégories sociales les informateurs appellent encore étudiants, auraient fait preuve d'un « haut degré d'organi sation », attaquant des postes de police pour s'armer (6 policiers tués), occupant la grande pagode Shwedagon, qui surplombe Rangoon, se battant à la téhéranaise, c'est-à-dire par petits groupes mobiles, insaisissables et déterminés. Dès la première de ces deux journées, un couvre-feu crépuscule-aurore est instauré, et toutes les universités sont fermées. Et Rangoon apparaît maintenant trop petite pour contenir la poussée du négatif, puisque sur les 100 à 120 morts officieux, 70 auraient été dénombrés à Pegu.

La levée du couvre-feu, le 9 juillet, semble indiquer une relative accalmie, relative seulement à en juger par les violents affrontements dans la sixième ville du pays, Taunggyi, du 11 au 13 juillet. Et, du 16 au 22, le mouvement culmine provisoirement dans l'insurrection de Pegu. Là encore, faute d'informateurs, on est réduit à conjecturer le contenu de ces six jours de soulèvement, dont on sait seulement que la situation y était « hors de tout contrôle », ce qui est le plus radical programme de la liberté, et que le 22 juillet, la loi martiale y est décrétée, ce qui est le plus radical programme contre la liberté.

II- Mais la conséquence la plus claire de l'insurrection de Pegu, véritable mesure de son intensité, attirera même les regards encore si réticents des informateurs occidentaux, qui ne feront jamais, cependant, le lien pourtant évident avec Pegu. Du 23 au 25 juillet se tient un congrès extraordinaire du parti unique, le PPSB, dont le S veut dire socialiste ». Et dès le 23, le général Ne Win, dictateur putschiste depuis vingt-six ans, démissionne avec cinq autres dirigeants. Le 26 juillet, la cogitation du cénacle de militaires dirigeants accouche de la nomination de Sein Lwin comme remplaçant de Ne Win, son ex-mentor. Sein Lwin, petite frappe carrée, est connu au moment de la répression de mars comme le « boucher de Rangoon ». Même si des spéculations infinies et invérifiables dominent sur les raisons de ce brusque changement (la plupart des commentateurs restent persuadés que Ne Win a seulement voulu prendre du recul, diriger les affaires sans être exposé à l'avant de la scène), la nomination du héraut de la répression tous azimuts au poste suprême est une déclaration franche aux émeutiers de Pegu et d'ailleurs : il va y avoir du sang. L'information occidentale, pour sa part, attirée par routine lorsque la tête de l'Etat change de visage (il va falloir changer plein de petites fiches-Etat à la doc), n'est pas encore en mesure de penser que la cause de cette péripétie est à trouver dans l'intervalle entre les émeutes de mars et les émeutes de juin, et dans l'étrange phénomène climatique qui a transformé la tempête de Taunggyi en cyclone à Pegu.

Un changement de dirigeant a toujours ce petit côté spectaculaire qui modère les impatiences, le temps de la photo, et qui accorde le bénéfice du doute au nouveau, quand bien même il serait la caricature policière d'un vieux général cruel et fourbe. A part 1 mort et 5 blessés dans une ville du Nord », le 26 juillet, jour de la nomination de Sein Lwin, il semble y avoir une semaine sans affrontements ouverts, ce qui n'empêche bien entendu pas de discuter, de s'armer d'impatience et d'objets contondants, d'analyser, de s'organiser, même de manifester. Les étudiants ne reprennent la rue, sans violence, que le 28 juillet, puis le 2 août ; et le 3, soit parce qu'on sent la vague monter, soit pour bien montrer qu'il a une bastos à la place du cerveau, Sein Lwin décrète l'état d'urgence et la loi martiale, aussitôt violés le lendemain par 200 étudiants qui manifestent dans Rangoon, et dont 150 seront arrêtés.

Le dépliant publicitaire de l'office de tourisme birman pour cet été-là a raison : Tous les Birmans expriment la même sérénité que Bouddha, leur aïeul » ; mais il aurait dû ajouter : en étant profondément divisés. Car dès le 6 août, des manifestations ont lieu à Pegu, Thanatpin, Yenangyaung. Le bilan de cette journée, son seul élément descriptif, est de 5 morts. L'Etat a déclaré la guerre, mais chose très rare, les pauvres de Birmanie l'ont acceptée. Le 8 août, c'est le début d'une grève générale. 500 000 personnes à travers le pays défient l'interdit de manifester. Il y a des morts dans au moins trois villes : Rangoon, Sagaing et Moulmein, où la foule arrache les armes des policie rs qui lui tirent dessus ! On manifeste également à Mandalay, Yenangyaung, Taunggyi et Pegu. Toutes les boutiques restent fermées, peur du pillage déguisé en solidarité avec la grève. Pour marquer sur qui il compte, l'Etat augmente les soldes, mais trahit aussi par là que la fidélité de la troupe est désormais ébranlée. Et le lendemain, 9 août, on manifeste dans vingt-quatre villes, si bien qu'un couvre-feu est maintenant généralisé de 20 heures à 4 heures. Après les universités, toutes les écoles sont à leur tour fermées, intéressante indication sur l'âge des émeutiers. Le bilan de ces deux journées est réparti équitablement, par nos informateurs médusés : 200 morts, 100 pour Rangoon, 100 pour la province. Le gouvernement admet 1&nbs p;451 arrestations.

Le 10 août, l'insurrection grandit. Ce sont à nouveau des centaines de milliers de personnes qui descendent dans les rues de maintenant trente villes. Alors que la Sangha, communauté des moines disciples de Bouddha, appelle au calme, des affrontements ont lieu au moins à Taunggoo, Moulmein, et dans les deux principales villes de l'Etat, Mandalay et Rangoon. Dans la capitale, le quartier d'Okkapala semble s'être affranchi de tous pouvoirs publics, et soit les gueux qui y vivent ne sont pas bouddhistes, soit ils font partie d'une secte encore inconnue, les bouddhistes sanglants, puisqu'ils ont attaqué leurs commissariats et décapité 3 des 6 policiers qu'ils y ont tués ; si bien que l'armée, qui encercle le quartier autonomisé, voulant probablement montrer qu'elle apporte son zèle à la même secte, menace de bombarder Okkapala par les airs. Partout ailleurs on attaque maintenant des commissariats et des bâtiments publics. Et partout ailleurs l'armée lâche pied. Des désertions sont signalées, parfois massives comme à Pegu. Et le lendemain 11 août, ce sont des mutineries à Pegu, Prome et Moulmein, alors qu'il y a des affrontements sur la base militaire de Toungoo, dont le commandant a été tué. La prison d'Insein est attaquée, malheureusement sans succès. Des insurgés s'emparent de la ville frontière de Kawthaung (ou Victoria Point), comme l'annonce, surpris et soucieux, un commandant militaire thaïlandais de la ville d'en face. Le désarroi du gouvernement est tel qu'il ferme les pompes à essence dans le but d'empêcher la fabrication des cocktails Molotov !

Enfin, le 12 août, cinquième jour de l'insurrection, des quartiers entiers échappent totalement au contrôle du gouvernement » : dans la capitale, Yankin est venu s'ajouter à Okkapala ; et en province, après Kawthaung, Pegu serait « libéré ». A Rangoon, le QG du PPSB est mis à sac. Les entrepôts de riz sont pillés. « Les émeutiers s'attaquent en particulier, comme la veille, aux sièges du parti unique, aux bâtiments officiels, et à tout ce qui rappelle l'autorité. » Et on peut être assuré que les soldats, particulièrement ceux de la 22e division d'infanterie légère, qui a pris en charge la répression dans la capitale, préfèrent voir ces foules leur tirer dessus avec leurs propres armes qu'avec les &quo t; jinglees », rayons de vélo lancés au moyen de frondes probablement plus effrayantes que meurtrières, ne serait-ce que pour la jouissance féroce de leur usage. De devant l'uniforme, la peur est passée sous l'uniforme.

Alors que l'information occidentale, qui n'a pas encore débarqué en nombre dans cette rage noire ascendante, cherche déjà (cherche ! cherche ! bon chien !) ces os à grelots qu'on appelle aussi leaders, dirigeants, opposants, personnalités (Unrest lacks a rallying figure », titre le 'Daily Telegraph' au désespoir), c'est une explosion d'affiches, de tracts, de slogans, de pamphlets, d'informations parallèles. Alors que l'information occidentale ânonne « démocratie, démocratie », depuis les rues de Rangoon jusqu'au-delà de Mandalay en remontant l'Irrawaddy, les gueux cherchent déjà le début du débat. Le 12 août, Sein Lwin démissionne. Les cinq derniers de ses dix-huit jours à la tête de l'Etat sont estimés, par l'hôpital général de Rangoon, avoir co&u circ;té entre 1 000 et 3 000 vies ; le gouvernement reconnaît, lui, 112 morts.

III- Rien ne peut jamais préparer un Etat à une situation comme celle-là, parce que l'Etat lui-même n'est rien que l'empêchement d'une situation comme celle-là. Aussi faut-il une semaine aux caciques du PPSB pour annoncer un successeur au « boucher de Rangoon ». Ce sera pour la première fois un civil, Maung Maung, ex-ministre de la Justice, chargé de substituer une négociation pied à pied à la répression impitoyable qui n'a qu'aggravé la colère. Cette stratégie apparaît dès le 14 août, cinq jours avant la nomination de Maung Maung, lorsque les stocks de riz sont mis sur le marché, et en font plonger les prix. On lâche les intérêts dans l'espoir de sauver le capital, on puise dans les réserves avant qu'elles ne soient forcées, on tente de soudoyer les plus nécessiteux.

Maintenant que l'armée ne tire plus, les classes moyennes rejoignent les manifestations. Dès le 18 août, ils sont des centaines de mille » à Monywa et à Mandalay, et le 22, alors que commence une grève générale, il y a entre 100 000 et 300 000 manifestants à Rangoon, et ils seraient entre 700 000 et 800 000 dans les rues de Mandalay, alors que ceux de Monywa, Moulmein et Prome ne sont pas comptés. Maintenant les bonzes arrivent à s'emparer de la première ligne des cortèges, maintenant l'exigence de « démocratie » y devient prédominante. Maintenant aussi l'information occidentale se risque en Birmanie et vient y faire ses besoins dans le caniveau. De quelques coups de plume réducteurs, elle va ramener la démocratie à la démocratie parlementaire occidentale, sa caricature, et va commencer à encourager les arrivistes, en les sélectionnant dans la foule, et en alignant la foule dans leur ombre : étudiants et politicards d'opposition seront peu à peu imposés comme acteurs principaux du mouvement, facilement dans la propagande, difficilement sur le terrain. Par la voix du porte-parole du Département d'Etat, les Etats-Unis s'alignent sur cette récupération par les informateurs et en soutiennent l'effort : (...) les principales exigences des manifestants semblent être la démocratie, des réformes démocratiques et la libération de l'économie. Nous souhaitons la démocratie, et nous espérons que le peuple birman pourra y parvenir, mais c'est évidemment à lui de choisir sa propre forme de gouvernement ». Evidemment, va sans dire, comme partout dans ce beau monde libre !

Le 24 août, la loi martiale est levée après trois semaines, 1 683 prisonniers politiques sont libérés, dont le général Aung Gyi, qui reste un opposant jouable pour l'Occident (arf ! arf !), de nombreux opposants de la classe moyenne et un paquet de bonzes. Le régime militaire et son président civil tentent d'interposer le ventre gras et mou de la société entre leurs galons qui pètent et les membres bien bandés de la frange gueuse, qui avait débordé le mouvement dès mars, ne s'en était pas laissé compter par les pacificateurs bonzes, et avait mené les combats meurtriers mais festifs de la semaine sanglante du 8 août, jusqu'à y attaquer tout ce qui rappelle l'autorité ». Et Maung Maung, pour flatter les goûts de la classe intermédiaire pour la politique institutionnelle promet un référendum sur le parti unique, mais cette revendication déjà vieille d'un mois, d'une autre époque donc, est déjà dépassée par les plus modérés, et par la panique qui s'est emparée du parti unique depuis les sacs de presque tout ce qui lui appartient. Ainsi, le petit-fils de U Thant révèle qu'il y aurait déjà trente-huit villas de ministres et vice-ministres pillées à Rangoon.

Car l'offensive est à peine ralentie par la retraite de l'armée, vaincue mais non écrasée, et dont certains bataillons rechignent à reculer. Dès le 23 août, lorsque des émeutiers de Moulmein ont attaqué des postes-frontières, l'armée tire, l'Etat reconnaît 31 morts, déjà Maung Maung, comme près de dix ans plus tôt Bakhtiyar à Téhéran, a son premier sang sur les mains ; et pour décrire l'ambiance qui s'est installée, cette tuerie ne fait qu'enrager les insurgés, qui en représailles prennent d'assaut tous les bâtiments publics de la ville. Le 26, alors que le nouveau gouvernement continue à libérer à tour de bras des opposants bon chic bon teint (1 000 ce jour-là), et alors qu'on ne sait rien de la mutinerie de la prison de Bassein, sauf qu'elle a eu lieu , une mutinerie à la prison de Sittwe fait 6 morts mais 1 600 évadés, et le même jour le soulèvement de 2 000 détenus de la prison d'Insein est moins heureux, puisqu'il y aurait entre 400 et 700 morts ! Fucking insane prison ! Et partout l'oligarchie militaire et les cheffaillons de la classe moyenne observent avec l'effroi qu'on devine les fraternisations de la troupe avec les insurgés, voire les désertions qui se multiplient. Mais celles-ci sont encore surpassées par la débandade des bureaucrates du parti unique.

Si bien que, ce même 26 août, cinquième jour de grève générale et de manifestations de plus de 100 000 personnes, qui rejettent le référendum sur le parti unique, aboli de fait, dans Rangoon et Mandalay, l'administration commence à s'effondrer : Loosely organised “people councils” of Buddhist monks and elders have taken over the role of the government in many areas. » Si l'offensive des gueux rencontre toujours ses ennemis traditionnels, l'armée et la police, comme à Moulmein et à Insein, elle affronte de plus en plus souvent, mais de manière différente, les représentants de la classe moyenne et de son idéologie : à la tête des manifestations ce sont les bonzes et les bonsaïs politiciens de l'opposition libérale qui lui disputent le pavé, au cœur des manifestation s c'est le nombre de réformistes pacifistes qui les emprisonnent, les étouffent et les freinent, et dans les organisations spontanées que sont les conseils ce sont encore les bonzes et les anciens qui tentent de transformer ces armes offensives et démocratiques en outils de gestion et de police conservatrices : (...) councils of elders and monks to oversee the distribution of food and try to prevent looting ». Pour des raisons évidentes les courroies d'information dominante ne permettent pas d'en savoir beaucoup sur ces conseils, en particulier sur leur diversité fort probable. C'est à Mandalay, « administrée par une coalition de bonzes, d'étudiants et de salariés », et à Monywa, où le parti unique a fui, que cette autonomisation semble avoir été la plus ancienne. Dès la semaine sanglante, les premiers débats de tout e grande insurrection depuis deux siècles, à savoir la vengeance et la propriété privée, ont scindé les insurgés : à Mandalay, Les nouvelles autorités de fait ont instauré une justice parfois sommaire pour venir à bout de la recrudescence de la criminalité et des pillages ». Cette lutte inavouée qui divise l'insurrection entre les conservateurs – c'est-à-dire les libéraux et les bonzes (dont 4 000 forment un syndicat, le 26 août) – et les gueux se lit encore mieux entre ces deux chiffres du 29 août : l'opposition affirme contrôler seize villes, dont Kawthaung, où « a six-member council made up of demonstrators took over the local administration », alors que le gouvernement en a perdu quarante, sans compter plusieurs quartiers de Rangoon qui seraient aux mains de "&nbs p;comités populaires », dont on ne connaît hélas ni le fonctionnement ni l'action.

Une autre menace pour le vieux monde, peut-être plus violente encore que celles des conseils, s'étend. C'est la liberté de la parole. Voici comment le phénomène sera rapporté lorsque son danger sera passé ('Libération', 26 janvier 1989) : En juin et juillet, les familles consacraient une grande partie de leurs nuits à préparer la diffusion d'informations échappant à la censure. Equipées de stylos-billes et papiers carbone, elles travaillaient à recopier les textes que les étudiants avaient rédigés dans la journée. Le lendemain matin, les manuscrits s'échangeaient de la main à la main entre familles, dans la rue, les universités, les lieux de travail et les pagodes. (...) Début août, le mouvement s'accéléra avec le rétablissement du couvre-feu. Le nombre et la longueu r des textes s'agrandit tellement que les familles n'eurent plus le temps de les recopier pour répondre aux besoins grandissants d'une population passionnée par la lecture d'informations libres... (...) Après le 24 août la soif d'informations grandit encore. Le 26 et le 27 la foule se dispute les tracts qu'on distribue librement dans les rues. Le 28 naît le premier quotidien libre : “La Feuille de la volonté du peuple” (12 pages) dont on s'arrache le premier numéro. Le 29, paraissent deux nouveaux journaux : “Démocratie Soir” et “Libération” (4 pages chacun). Puis c'est l'explosion de l'information. En vingt-six jours une soixantaine de titres naissent à Rangoun et une cinquantaine d'autres à Mandalay, vendus partout sur les trottoirs des centres villes. Ceux qui reculent devant les dépenses (3 à 15 kyats) peuvent lire ces feui lles collées sur les murs ou, comme dans le quartier chinois, encadrées et suspendues à un fil. L'universitaire de service, dont la thèse par ailleurs est que les étudiants sont une sorte d'avant-garde et les familles (beuark !) la vraie armée de cette révolte démocratique, se réjouit, conformément à l'idéologie occidentale dominante, de la liberté de la parole ; car il sait bien que si son parti l'avait emporté, la censure aurait été celle de l'argent, et il ignore peut-être que pour le parti de l'argent, cette censure n'était ni assez sang ni assez sûre pour faire taire tout ce qui, sans doute, se disait alors. Plus avisé qu'enthousiaste, il se contente seulement, comme on l'aura remarqué, de faire l'éloge de la quantité du bavardage, mais ne dit pas un traître mot sur son contenu, qui est &eacu te;videmment la chose qui nous aurait intéressés.

Ce début septembre, la situation est la suivante : la technique Maung Maung, lâcher du lest et s'accrocher, ne donne pas de résultats ; l'opposition libérale n'est pas encore formée ; et les gueux continuent de se radicaliser. Les deux premiers partis, qui se méprisent, sont maintenant associés contre le troisième sur les problèmes de la vengeance et du pillage qui se généralise. Les 5 et 6 septembre dans Okkapala, des indicateurs du gouvernement sont attrapés et lynchés, et les affrontements qui s'ensuivent font 200 morts car, le 6 septembre, l'ordre est donné aux soldats encore loyaux de tirer à vue sur les pillards. Le 8, une nouvelle grève générale est proclamée, il y a 500 000 manifestants à Mandalay, 700 000 à Rangoon, où l'armée tire à nouve au sur 500 émeutiers en train de vider une fabrique de tabac. Le pillage devient une manière gueuse efficace pour lutter contre l'asphyxie des manifestations monstres : « Les actes de pillage se sont généralisés dans la capitale depuis une semaine, au point que de nombreuses personnes ont renoncé à aller manifester, jeudi, pour protéger leurs biens. »

L'information occidentale, wouah, wouah, ne défend pas seulement la propriété privée des autres, mais couine pour que l'opposition libérale se trouve enfin des chefs qui pourront lui servir de support spectaculaire. Dans deux articles presque identiques, les 9 et 10 septembre, 'Libération' et le 'Times' dessinent le profil idéal du politicard qu'ils soutiendraient, passant rapidement en revue les canailles les mieux placées : Dans L'opposition birmane cherche une Cory, désespérément » et « Burma's fledging democracy badly needs new leaders », ces commissions électorales nominent, comme pour les oscars, leur dernier carré de chefs : U Nu, ex-dirigeant chassé par Ne Win en 1962, et que ses quatre-vingts ans ne rebutent pas pour former un gouvernement parallèle, les gén&eac ute;raux Aung Gyi et Tin U, tous deux ex-piliers de la dictature, et Aung San Suu Kyi, fille du fondateur de la Birmanie indépendante, qui a l'avantage d'être la plus jeune, parfaitement occidentalisée (elle a toujours vécu à Londres et est mariée à un Britannique), et l'inconvénient de débarquer. C'est Aung Gyi et U Nu qui ont, à ce stade de la compétition, une courte préférence auprès de l'illustre jury (wharf, wharf, grrr, wharf).

Mais il faut faire vite, car tout continue. Les Occidentaux commencent à être évacués, l'annonce d'élections générales (10 septembre) et l'abolition du parti unique (11 septembre) passent inaperçues, on n'en est plus là, les manifestations de plus de 100 000 personnes qui n'exigent rien moins que le départ immédiat de Maung Maung se poursuivent tous les jours malgré les pillages, les annonces de grèves de policiers succèdent aux démentis militaires de plus en plus stridents sur les désertions massives, du 14 août au 14 septembre le prix du riz a décuplé, et on ne décapite plus seulement les pillards, mais aussi les provocateurs, va savoir ce que c'est ! Le vendredi 16 septembre, les bonzes et l'ancien général Aung Gyi avaient dû s'interposer pour qu'une manifestation ne dégénère devant le ministère de la Défense. Samedi, les bonzes avaient dû déguiser en manifestants une trentaine de soldats en faction au ministère du Commerce pour leur sauver la vie.

IV- Pour une dictature en décomposition, le moment le plus risqué est arrivé. Ce n'est plus quelques bénéfices qui sont en jeu, c'est un quart de siècle de bons et loyaux excès qui sont maintenant soumis à un public qui pratique déjà, à usage limité, la justice sommaire. Ne Win, Sein Lwin, Maung Maung risquent maintenant leur peau, d'autant que personne ne leur accordera l'asile en ce moment. Le coup d'Etat du Conseil pour la restauration de la loi et l'ordre, Slorc, le 18 septembre, n'a pas d'autre programme que tuer ou mourir : toutes les institutions de l'Etat sont abolies, même l'Assemblée du peuple, le Conseil d'Etat et le Conseil des ministres, toute réunion de plus de quatre personnes est interdite, et un couvre-feu, crépuscule-aurore, est instauré. Le ministre de la Défense, Saw Maung, remplace Maung Maung, et reprend la technique , tirer dans le tas, toute en subtilité mais non sans risque, de Sein Lwin. 

Il est encore plus difficile, et plus crucial, de déterminer comment la détermination de la rue s'est inversée. Tout dans ce mouvement était ascendant, d'abord le courage, ensuite l'intelligence, et même le nombre, la liberté, l'organisation, les perspectives. Sans doute, la prise de la rue par la classe moyenne a été un frein important, mais dès qu'il recommence à faire chaud, ce 18 septembre, elle reste chez elle. Ce qui reste inexpliqué est comment cette foule de gueux décidés, qui avaient gagné la semaine sanglante du 8 août, ont perdu celle du 18 septembre.

Car c'est une nouvelle semaine sanglante qui a lieu, du 18 au 22, date du démantèlement des dernières barricades dans Rangoon. L'armée annoncera 348 morts le 26, les informateurs occidentaux en compteront 1 000, avec des affrontements dans toutes les villes, avec des offensives et contre-offensives gueuses (au moins quatre commissariats pris d'assaut dans Rangoon à partir du 19 septembre). Mais l'issue finale sera l'inverse du mois précédent. Et dans la semaine suivante, du 26 septembre au 3 octobre, le chiffre officiel de tués passe de 348 à 441, soulignant ainsi l'âpreté d'une résistance tardive. Mais ce 3 octobre, c'est la reprise du travail, qui asphyxie la clandestinité, accélère l'exode, et renforce seulement les guérillas séparatistes.

Octobre et novembre seront les mois de la répression en profondeur, des milliers d'arrestations. Car tout le monde a participé, par colère, par plaisir, par goût de la nouveauté, par indécision, par suivisme, par arrivisme. Etudiants, grévistes, bureaucrates, déserteurs, bonzes, ouvriers, écoliers, ça va être la curée. Et ce ne sera que le 20 juin 1989 que les écoles primaires, avant les secondaires et les universités, seront rouvertes. Et c'est seulement maintenant que Rangoon, renommée Yangon depuis deux jours, et malgré les 3 000 manifestants qui le lendemain commémorent l'émeute de l'année passée (1 mort), cette capitale qui a connu un des plus beaux moments de notre temps, devient selon sa signification : « la fin de la lutte ».

Si toute cette fin de la lutte est racontée si vite, ce n'est pas seulement parce qu'il n'y a pas de plaisir à parler d'une défaite si lourde. Mais c'est parce que la seule source, l'information occidentale, a détalé, kaï, kaï, dès que Saw Maung a annoncé qu'il tirerait dans le tas. Pendant la deuxième semaine sanglante, et jusqu'à la fin de l'année, elle est restée à la niche, aussi sibylline à l'automne qu'elle l'avait été par mésestimation pendant tout le printemps. Son rôle, cependant, n'a commencé que par la suite. Elle a réécrit entièrement les événements. L'insurrection en Birmanie est devenue, dans son rétroviseur, une révolte étudiante pour la démocratie parlementaire, initiée et conduite par un leader charismatique, Aung San Suu Kyi. Cette Aung San Suu Ky i ne s'est fait vraiment entendre que lors du meeting de Rangoon le 26 août, où elle appelle au calme, à la prévention de l'anarchie, et affirme que personne ne doit recourir à la violence », un discours bien davantage antigueux qu'antiarmée. On l'a vue le 9 et le 10 septembre, donc une semaine seulement avant le début de la répression finale, n'être que parmi les quatre principaux dirigeants de l'opposition, mais pas encore en pole position. Lorsque cette opposition, qui n'a pas eu besoin comme les leaders étudiants par exemple d'aller dans la clandestinité, s'unit en un seul parti (NUFD), le 24 septembre, deux jours après le démantèlement des dernières barricades de Rangoon, elle ne sera nommée que secrétaire générale, alors que Aung Gyi est président et Tin U vice-président. Ce n'est que le 2 janvier 1989, lors des obsèques de sa mère, parce qu'elle était la femme du premier chef de l'Etat birman, où des dizaines de milliers » de manifestants profitent de l'occasion pour brandir des pancartes contre la dictature, que la presse occidentale accorde enfin à Aung San Suu Kyi le titre de « principale figure de l'opposition ». Alors que par ailleurs il y a 50 000 réfugiés, et que le Slorc va déporter 500 000 habitants des quartiers populaires de Rangoon dans les marais près de Pegu, où ils sont condamnés à construire des huttes, sans eau ni électricité, et périront en grand nombre de toutes les maladies imaginables, et que des « centaines » seront envoyés à la mort en déminant les territoires contrôlés par les guérillas, Aung San Su u Kyi ne sera que mise en résidence surveillée, et seulement très tard, le 20 juillet 1989, après une nouvelle manifestation commémorative interdite. Enfin, quelques années plus tard, l'arriviste recevra, comme prix de sa soumission parfaite à l'idéologie de l'information occidentale (lèche, lèche), le prix Nobel de la honte, que, pour rendre la honte plus hypocrite encore, ses sectateurs continuent d'appeler prix Nobel de la paix. Si donc l'information occidentale n'a pas pu intervenir sur le coup, elle s'est revanchée avec toute sa petite hargne de chihuahua, en prenant des grands airs de collie offensé.

L'insurrection birmane a été comme un étrange éclair, aveuglant et bref. C'est un embryon de révolution, qui avait déjà sorti la tête d'entre les cuisses d'où il naissait au moment d'être coupé. Après la fraîcheur de l'insurrection, son courage et sa vivacité, son ubiquité, elle est allée à la vengeance, à une haine rarement égalée pour la marchandise, pillée, pillée et pillée, et plus grande encore pour l'Etat. Son entraînement a été si puissant que la boutique, le petit emploi, l'encadrement de la société, pourtant agressés sans arrêt, n'ont jamais osé s'y opposer franchement, et se sont plutôt accrochés à son dernier wagon. Il y a eu la critique du travail par une grève illimitée, il y a eu des manifestations gigantesques quotidiennes, signe d'abord de force, ensuite il est vrai de faiblesse. Et puis il y a eu l'organisation en conseils qui est un cadre possible du débat, il y a eu l'armement par les désertions mais aussi par les assauts de commissariats, de prisons et de casernes, il y a eu une explosion de la pensée écrite, dont les traces sont malheureusement nulles. Il n'est pas possible de savoir si les mœurs ont suivi cette liberté si diverse, si intense, parce que le temps était court, et les échos manquent ; de même, quelle a été la part de l'humour, quelle a été la part des rencontres, y a-t-il eu une critique de la famille, ou du bouddhisme, nous ne le savons pas. En revanche, le mouvement n'a pas réussi à traverser les frontières, c'est une grande faiblesse en grande partie imputable aux gardes-frontières que sont les guérillas, organisations étatiques qui, par leur petit militarisme, ont contenu à l'intérieur de la Birmanie ce qui ne pouvait trouver sa force qu'à l'extérieur.

Depuis la révolution en Iran, aucun autre mouvement n'était arrivé si près d'une remise en question du monde en entier. C'est, par une curieuse coïncidence, notre dépliant publicitaire de l'été 1988, 'En Birmanie', qui l'exprime le mieux, dans sa dernière phrase : « Et nous nous surprenons alors à espérer que, de retour dans nos métropoles occidentales, notre pas ne reprenne plus tout à fait la même cadence qu'avant et que notre regard sur le monde soit un peu moins égocentrique. »
 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant