Argentine 2001-2002   (suite)

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III – Janvier 2002

A – Naissance des assemblées

Dans l’histoire, le temps se crée. Nous, si rassurés et enfermés dans nos quotidiens, nous peinons à saisir ces altérations d’une mesure qui est imposée, immuable et éternelle. Les événements de l’histoire eux-mêmes sont vécus et compris dans la perception du temps qu’ils transforment, et leurs acteurs sont sans arrêt en décalage entre le rythme de leur vie dépassée par leur action et les horizons qu’elle ouvre, mêlant de manière incompréhensible le court du plaisir et de l’urgence de la nouveauté au long du but qui se pose toutes les nuits et de l’horizon qui s’ouvre à la lueur des madrugadas.

En Argentine, cette modification du temps a commencé à se manifester dans l’émeute. Directement, l’intensité de la révolte avait espacé deux périodes de sommeil de près de soixante heures, créant une journée qui allait du soir du 18 décembre 2001 jusqu’à la matinée du 21 ; et indirectement, cette rupture de nombreuses digues dans l’organisation de la société et de l’esprit a révélé, après coup, tout l’intervalle qui séparait cette érection soudaine de celle, à peine plus enfantine, de 1989, qui réapparaissait dans son cortège d’un siècle de précédents.

Une autre mesure de la perspective sous-tend celle-là : le cacerolazo du 28 a montré qu’il ne s’agissait pas seulement d’une émeute d’un sommeil à un sommeil. Les deux dernières semaines de décembre formaient un tout, bien enraciné sur les deux semaines qui l’ont précédé. Cette unité de temps, décembre, est une unité d’intensité de vécu, avec d’abrupts décalages internes. Quelque chose a éclaté profond, les yeux s’ouvrent sur de la nouveauté qui n’est pas encore nommée, la fraîcheur entre en conflit avec la poussière, le retard du langage sur la pensée commence à se balbutier en puisant dans un fondement qui passe là de l’être à l’existence.

La mesure du temps déterminée par décembre, où décembre est une pente raide qui grimpe du 4 au 18, avec deux pics dominants, le 19 et le 20, puis un haut plateau dominé par un troisième sommet moins élevé, le 28, cette mesure du temps est fondatrice pour la suite du mouvement. La période suivante de cette perception de l’irréversible, qui est une perception de l’intensité du vécu, va du 1er au 25 janvier 2002. C’est un des moments les plus étonnants que le monde ait connus. C’est la capacité à transformer une insurrection en tentative de discours conscient sur cette insurrection. Sans perdre l’insurrection, à la fois invaincue et non victorieuse, janvier a été son aliénation, très exactement le devenir autre de son essence.

Cette mutation singulière échappe évidemment à nos instruments de mesure et de contrôle, tous marqués aux tics et à la ratio de la vieille société critiquée là. Le temps pseudo-cyclique dont parlait Debord est aujourd’hui beaucoup moins rythmé par le travail, qui s’effiloche en continu, que par l’information dominante, qui devient le dépositaire du rappel de l’heure, de la date, de l’intervalle et du sens du temps, ou plus exactement de l’absence de sens dont cette information est la gestion du continu dans lequel s’effiloche le travail. Aussi, la mutation de l’insurrection entre en contradiction avec le temps de l’information dominante. Le reflet de cette grande dispute est ce à quoi aboutit logiquement janvier : comment l’ombre et la lumière sont réparties dans la conséquence immédiate de la fulgurance ; dans quelle mesure le temps de l’information est un obstacle à saisir le temps de l’insurrection ; qui peuple ce terrain de bataille inédit, et comment cette bataille se livre et passe, en bordurant les consciences.

La période suivant janvier va du 25 janvier au 16 mars. La chronologie des faits n’y réfléchit plus la trace de l’histoire. Ce qu’est devenue la secousse de décembre est hors de toute information dominante, si nettement hors de la visibilité publique qu’il est juste de se demander ce qu’il y a là d’historique. La réponse est : seulement une ombre portée. Mais qui, parmi nos contemporains abrutis de gestion et sevrés d’histoire, songerait à se plaindre d’aussi peu ? Le phénomène qui transporte cette période au-delà de la visibilité n’est peut-être qu’un plat de lentilles, mais chaque lentille est plus riche que tout ce que nous avons connu, pendant notre longue famine.

La dernière période, qui vient après le 16 mars, n’est pas, selon le diapason du temps qu’est décembre, selon le rythme des battements du cœur, selon la clarté des idées et la beauté des coups, autre chose que l’appendice de la période précédente, qui est la période des assemblées. De mars 2002 à janvier 2003, un long affaissement du relief de décembre a permis à la lave de ralentir, de durcir, de tiédir. Comme début décembre a été la pente ascendante de l’insurrection, mars à janvier est la pente descendante des assemblées. Les batailles qui s’y sont livrées ne valent pas par leur succession, mais par leur objet. Elles ne portent plus un mouvement qui vient, elles soutiennent, elles prolongent un mouvement qui est passé. Même les ruptures apparentes ne sont que la queue de la comète, la nostalgie de ce qui pouvait à un moment si indéterminé tout basculer. Mais tout sans exception.

 

 
Le cacerolazo du 1er janvier

Le 1er janvier 2002, Eduardo Duhalde est élu président de la République par le Parlement de la nation. De qui se moque-t-on ? Ce Duhalde, qui n’est que le politicien vaincu par De la Ruá lors des dernières élections présidentielles, n’est-il pas un corrompu notoire, un gros Grosso ? Le slogan de la rue n’est-il pas « que se vayan todos » ? Le « todos » ne contient-il pas cette pourriture de Duhalde, et tous les « députés de la nation » ? Les cacerolazos des 19, 20 et 28 décembre n’ont-ils pas montré que le souverain est justement celui qui exige « que se vayan todos » ?

Mais Duhalde, et ceux qui l’ont choisi pour stabiliser le si convoité siège éjectable, est un vieux roublard, une figure sans charisme, quelqu’un qui assure ses arrières, qui s’appuie sur des garanties, des hommes et des armes, qui sait se servir des promesses et des menaces, quelqu’un qui n’arrive pas au faîte de la carrière comme un marathonien qui s’effondre derrière la ligne, mais qui veut s’installer durablement dans les mémoires, un péroniste qui du péronisme n’admire que Perón et de Perón que le succès dans les mémoires et dans les cœurs. Duhalde a donc négocié un report des élections présidentielles de mars 2002 à fin 2003 car, s’il faut qu’il fasse un intérim, alors il faut que l’intérim soit presque aussi long que si ce n’avait pas été un intérim ; et Duhalde a promis en échange de ce délai rallongé qu’il ne se présentera pas en 2003, et il s’est ainsi assuré que les barons et les gouverneurs péronistes présidentiables ne verront pas en lui un concurrent, et ne se sauveront pas en ricanant s’il a besoin de les convoquer contre la rue, comme ses deux prédécesseurs mis dans l’incapacité de gouverner. D’ailleurs, le plus redoutable, Ruckauf, Herr Rucucu comme on l’appelle, va entrer dans son gouvernement en tant que chancelier, ce qui équivaut à ministre des Affaires étrangères, et va laisser les affaires étranges du gouvernorat de la Province de Buenos Aires, qu’il avait reçues de Duhalde, à un remplaçant, l’obscur Sola ; enfin, Duhalde a aussi été choisi parce qu’il est un chef de gang, et qu’il peut donc mettre des hommes de main en première ligne. Le 1er janvier, alors que le Congrès va voter son intronisation, les militants de la « gauche unie », qui, sur l’éphémère terrain de bataille devant le bâtiment du Parlement, se comportent en avant-garde du mécontentement des pauvres, y sont reçus par les patotas, c’est-à-dire les nervis duhaldistes ; et dans la bataille qui s’en est suivie, pas de chance pour les degauches, ce sont les gros bras de la semi-mafia qui ont chassé les militants et gardé le terrain où leur patron se faisait reconnaître patron de l’Argentine.

Cependant, ailleurs que dans cette Izquierda Unida et au-delà du croisement des avenues Rivadavia et Callao, lieu de ce pugilat, on ne veut pas non plus de ce péroniste qui a repris de Perón l’arrivisme effréné, l’étiquette du Parti justicialiste, et le mythe de l’épouse militante, avec sa Chiche qui joue les stars qui aiment le peuple qui a faim. A partir de l’après-midi, on entend le son menaçant et déjà familier des casseroles à Caballito et à Boedo. Puis, comme le 28, comme les 19 et 20, les petits attroupements deviennent grands, font le plein aux carrefours, et se laissent couler par les grandes avenues qui convergent vers le centre-ville. Le cacerolazo ondule du Congrès à la place de Mai, et de la place de Mai revient au Congrès, vérifiant les centres stratégiques de son territoire, en propriétaire inquiet. Dans la madrugada, des affrontements ont lieu jusqu’à 5 heures du matin, sur la place, où la police a coupé l’électricité.

Mais quelque chose a changé : les télévisions, si avides de micros-trottoirs, ne sont pas venues filmer cette montée solennelle, bruyante et joyeuse de la manifestation ; et le lendemain les journaux n’en parlent pas, comme si elle n’avait pas eu lieu. L’information dominante, cette drogue destinée à suppléer conscience, connaissance et réflexion, produit aussi ses hallucinations collectives. Quand elle présente en boucle un détail de gestion, comme les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, jusqu’à ce que l’indignation, la peur et la migraine générales soient installées, elle communique l’illusion de l’histoire ; à l’inverse, quand elle efface un souffle historique, qu’elle aurait même pu transformer en détail de gestion, comme le cacerolazo du 1er janvier 2002 à Buenos Aires, une vague indignation teintée de résignation se substitue si bien à l’événement qu’on doute, en se frottant les yeux, qu’il a bien eu lieu. L’intolérable insolence de nommer, au sein du seul sérail politique désavoué, un troisième président aussi corrompu et méprisé que ses deux prédécesseurs chassés aurait-elle donc été tolérée ? Le goût de la nuit, publique, récemment découvert dans les éclats de rire, de mots et de vitrines, n’aurait-il pas rempli les carrefours, jusqu’à les faire déborder dans les avenues, jusqu’à remplir la place de la bronca que méritent ces manœuvres de valets ? La victoire de la rue, qui a rendu souveraine la multitude la plus neuve et la plus anonyme du monde, sans partis ni chefs, dont les cris commencent seulement à fondre ses vérités en phrases, aurait laissé s’installer sans broncher un parti, son chef, et leur vieux silence policé ? Et les colères débraillées de la gueuserie libérée n’auraient pas rappelé à cet Etat trébuchant, ce 1er janvier, qu’il est si méprisé, depuis deux semaines, qu’on ne l’achève même pas ?

Pourtant si : le quatrième cacerolazo a bien eu lieu. On ignore ses effectifs, l’ampleur de ses affrontements, on ne sait même pas s’il s’est illuminé des offenses pratiques à l’échange et des fulgurantes profanations de marchandises qui étaient les plaisirs les plus ordinaires de ses devanciers. C’est que l’information automuselée n’a pas pris le risque de l’aider à grossir, pendant ni après. Le calcul habituel des informateurs, selon lequel on désamorce un danger en le grossissant en immense rien, comme justement le 11 septembre 2001, a été ici inversé. Le premier effet de cette surdité à la clameur montante de la rue et de ce mutisme à son écho, dans la rue, a sans doute été de baisser les effectifs de ce cacerolazo-là : baisse de la médiatisation, baisse de la mobilisation, voilà une équation sur laquelle le pouvoir en place semble encore compter, quitte à prendre le risque d’une baisse de la visibilité de la menace et de son retour dans un anonymat perdu depuis un demi-siècle de médiatisation forcenée.

Les dizaines de milliers de manifestants de ce 1er janvier n’ont pas pris conscience tout de suite de ce silence qui s’opposait directement à leur barouf, ce silence pour couvrir un bruit. C’est que les grands mouvements de révolte dans le monde n’attaquent pas encore l’information pour ce qu’elle est dans le monde. Dans le retard de vision du monde qu’entretient la religion de l’économie, le discours est toujours pensé comme étant secondaire, et l’information est encore perçue comme un service subalterne, dont l’Etat et la marchandise entretiennent chacun des officines, parfois concurrentes. Mais les révoltes des trente dernières années ont montré ce que malheureusement les Argentins ne savaient pas encore le 1er janvier 2002 : l’information dominante est devenue un moyen de communication autonome, entre l’Etat et la marchandise, qu’elle coordonne comme une intelligence artificielle, ou un quartier général. Il y a bien longtemps que les gestionnaires de l’Etat et de la marchandise viennent faire la queue devant les rédactions et les studios pour dire ce que les médias veulent entendre ; et il y a bien longtemps que ce sont l’Etat et la marchandise qui sont devenus des antennes d’exécutants, certes encore de premier plan, dans le flux sans contours de cette parole policée collectivement alors même que les informateurs sont restés largement inconscients de ce pouvoir collectif exorbitant.

Mais ne laissons pas la surprise de cette attitude de l’information, dont il n’est pas encore possible alors d’affirmer qu’elle était concertée, dissimuler l’autre fait de cette journée, si grave. Le 1er janvier est le premier cacerolazo où le président ne tombe pas ; et faire tomber le président était pourtant le but de ce cacerolazo comme des précédents. Sans qu’on le sache encore, ou que personne ne le dise déjà, car le score cacerolazo réussi-président survivant reste malgré tout de 2-1 pour les cacerolazos, le pouvoir de l’Etat et de l’information a réussi à enrayer, pour la première fois, la vague incontrôlable déclenchée depuis le 18 décembre.

 

 
Naissance des assemblées

Depuis maintenant deux semaines, l’ampleur de l’insurrection se transforme en mouvement. Deux semaines est un temps long si on le mesure à l’aune de l’émeute, où l’urgence vise à modifier le monde en une seule colère et où les deux camps veulent respectivement atteindre et empêcher ce but entre le sommeil et le sommeil ; et c’est un temps très court pour que cette colère devienne idée, discours, et proposition sur le monde : parfois il faut des années, souvent plusieurs générations successives. Notre regard sur cette singulière mutation des formes du négatif, des mois plus tard, a bien du mal à contenir celui qui était porté par ses acteurs au moment de ce cacerolazo du 1er janvier.

Ce qui pouvait être ressenti alors, même s’il est fort présomptueux de tenter de comprendre un événement si loin de l’occasion, était un profond bouleversement ; ce bouleversement avait été causé par le grand pillage initial, mais ce grand pillage initial avait trouvé son prolongement vainqueur, sa traduction, son début d’articulation encore offensive et déjà défensive, son aliénation miraculeuse dans le cacerolazo, un discours de faits qui, à travers son tintamarre informe, ressemblait déjà à un discours de mots. Le cacerolazo était alors perçu comme le phénomène de la classe moyenne rejoignant la révolte des gueux, mais en la couronnant d’une légitimité, justifiant encore et occultant déjà le pillage, une ouverture, une exégèse de contenu, en un mot une mise en puissance. En Argentine, le cacerolazo apparaissait comme la nouveauté de ce mouvement, comme l’explication de l’étrange profondeur qu’avaient creusée les journées de décembre, comme l’essai du pillage si bien transformé à l’échelle de la société entière qu’on commençait à en effacer le pillage qui l’avait précédé et l’émeute qui l’avait approfondi.

Le concert de casseroles n’était pas en soi une forme de révolte neuve en Amérique latine, et il était certainement moins rare que les grands pillages dont seuls Caracas et déjà l’Argentine en 1989 avaient fourni les précédents. Mais les pauvres de 2001, notamment ceux qui n’avaient jamais connu la rue autrement qu’en lieu de passage, d’interdit et de silences agglomérés, exagéraient les vertus du cacerolazo argentin, de la magie des chutes de présidents à l’alchimie des véritables rencontres nocturnes non médiatisées, des épanchements de la madrugada au plaisir de la souveraineté retrouvée dans les chants et les chocs métalliques, magma de sons informes que personne ne savait empêcher ni interdire. Quatre semaines plus loin, fin janvier (que c’est loin ! que c’est loin !), on trouve sur Internet une glorification du cacerolazo, alors qu’il est déjà domestiqué, ridé, édenté, même si on devine pourtant là, déjà figé, le sourire si inquiétant de décembre : non violent (on oublie qu’en décembre il s’était payé, au passage, sur la marchandise), légitime et légal, audible, facile à monter, simple et populaire, ne nécessitant aucune technologie et aucun savoir-faire complexe, familial, universel, festif et symbolisant la réponse sociale aux profiteurs de la « crise argentine ». Il y a, dans cet éloge platouille, l’indignation inoffensive et juste, teintée du nationalisme de ceux qui ne veulent ni supprimer l’Etat, ni envisager les disputes profondes qui divisent le « peuple » qu’ils rêvent uni, la croyance un peu stupide en la vertu de la protestation pacifique qui saura bien triompher par une sorte de droit inné, par la modération des humeurs et des pensées, tournées en positif, et qui se suffiraient comme preuve. A cette dégénérescence du cacerolazo, on peut et on doit mesurer ce qu’il était encore et ce qu’il avait déjà perdu de redoutable au tournant de l’année, au moment où les gestionnaires avaient tenté de se réorganiser, et avaient remporté cette grande victoire sur le terrain, entre Congrès, place et Congrès, même s’ils n’étaient pas encore suffisamment forts pour la revendiquer publiquement. C’est à huis clos, à l’écart de l’information dominante que la dégénérescence du cacerolazo s’est accomplie visiblement. Il est d’ailleurs fort probable que même les gestionnaires n’aient pas compris ce moment important, ou n’aient pas cru voir un renversement de tendance dans cette première contention de la rue si on en juge par le prudent refus que le carriériste Jorge Busti opposa à l’offre de devenir ministre de l’Intérieur, le 2 janvier ; mais il est certain que les pauvres de Buenos Aires et d’Argentine n’ont pas saisi le grave recul sur l’essentiel que le cacerolazo du 1er janvier a manifesté.

La raison principale de cette incapacité à comprendre ce moment historique en son temps a été que le cacerolazo n’était qu’une transition dans le mouvement qui va de l’insurrection à son fondement, la parole. Si le cacerolazo avait été l’intériorité du grand pillage et de la bataille de la place de Mai, l’intériorité du cacerolazo, qui prenait à son tour la rue, dévaluait celui-ci en boucan informe, en ostentation, en résultante et simplification de la complexité multiforme qui explosait comme une bombe à fragmentations de pensées articulées. Partout naissaient maintenant les assemblées. Au moment où le cacerolazo était battu, c’est parce que la nouveauté qu’il avait un instant transportée avait maintenant commencé à le déchoir en carapace vide. Ceci donnait raison à la prudence d’un Busti, car si l’essentiel n’est plus dans le cacerolazo, alors la complicité secrète de l’Etat et de l’information dans le silence, qui avaient su au moins tenir en échec cette menace-là, relativement inédite, était déjà devenue vaine, parce que le cacerolazo, qu’on avait vu comme le menaçant centre de gravité de la colère articulée n’était en réalité qu’un de ses moments dialectiques, une extériorité, une apparence, une interface sociale entre cette colère et ce monde. Pour humer le devenir de cette colère, il fallait participer de son approfondissement éclaté, il fallait creuser là où la négativité longtemps retenue se libérait maintenant, il fallait aller dans les assemblées.

Les assemblées se sont immédiatement manifestées comme la parole du cacerolazo, qui avait été le bruit du pillage et l’écho de l’émeute. Les assemblées étaient le refus de quitter la rue à la fin du cacerolazo, un arrêt sur place : la manifestation des jambes et des bras devient manifestation des langues et des consciences. Avec ces assemblées, les carrefours pour voitures de Buenos Aires devenaient des lieux de rencontre directe, dépouillés de la tôle ondulée des carrosseries pour laquelle ils ont été remodelés, sans l’ersatz de parole de la ferraille ondulée des casseroles, qui disent seulement l’envie de crier et l’incapacité d’articuler. Les assemblées étaient immédiatement des flots de discours sans intermédiaire, et contre tout intermédiaire.

Les assemblées sont d’abord la sédimentation d’un débordement ininterrompu qui ne trouve qu’en lui-même sa limite. Police, partis, Etat n’ont pas arrêté ce mouvement contre la marchandise et le discours dominant, c’est lui-même, porté au-delà des ruines des moyens de communication dominants par sa vitalité autoalimentée, qui s’est arrêté sur lui-même, comme étant son seul et véritable obstacle. Comment les assemblées ont commencé, effectivement ? Il est bien impossible d’avoir des certitudes dans l’urgence de cette période, où des constructions de pensées défilent comme des couches de nuages superposées, à vitesse variable, effacées par ces synthèses qu’opère généralement la conscience lorsqu’elle amalgame les faits selon des conceptions préétablies ; les déclencheurs disparaissent, déchiquetés, dans les explosions, et le secret des mécanismes est écrasé dans les approximations a posteriori.

L’assemblée qui s’est prévalue de la plus grande antériorité semble être l’assemblée d’Almagro, qui se réunissait au croisement Angel-Gallardo sur l’avenue Corrientes (par la suite, il y a eu dans le barrio d’Almagro quatre autres assemblées). Cette antériorité, postulée dans son premier communiqué, en date du 3 janvier 2002, est extravagante, puisqu’elle prétend exister depuis déjà quatre semaines, ce qui lui donnerait une date de naissance dans la première semaine de décembre. Ce sont des « voisins et travailleurs » qui se seraient donc réunis si tôt. La mention « voisins et travailleurs » peut d’ailleurs être comprise comme un indice idéologique d’un langage de gauche (le terme de travailleurs disparaîtra des signatures des assemblées : ils sont bien eux aussi des voisins quelque part, et c’est un terme plutôt exclusif dans un pays où une minorité peut se dire « travailleur »). L’assemblée d’Almagro a souvent été suspectée d’avoir été contrôlée par les gauchistes. La mention la plus ancienne de cette assemblée est d’ailleurs une liste de verbatim non commentés, donc validés, sur le site du parti trotskiste PO, extraits de l’assemblée du 22 décembre 2001. Modesto Emilio Guerrero affirme de son côté que : « Una investigación sobre cuarenta y dos asambleas nos indicó que la primera se habría formado en Paternal (San Martín y J. B. Justo) el miércoles 19 de diciembre a la noche. Fue una reacción al decreto de estado de sitio, un acto de mirarse las caras y saber que tenían que hacer lo mismo y ya. Comenzaron unas diez personas, a la semana siguiente asistieron sesenta vecinos y la tercera semana ya eran ciento veinte. » Le même auteur signale la naissance de l’assemblée de Luzuriaga, le 20 décembre, issue d’une assemblée qui s’était formée fin 2000 contre la délinquance.

C’est bien dans les dix derniers jours de l’année que le phénomène a commencé. Sur l’Internet, le site appelé Indymedia Argentine va jouer un rôle capital dans cette prolifération. Pendant les 19 et 20 décembre, des manifestants, en quête de parole, investissent déjà le forum de ce site. Dès le 28 décembre, les premières assemblées usent du média comme d’un support publicitaire. Le même jour, on rapporte une assemblée de deux mille personnes à Rosario, au monument de la Bandera qui est l’épicentre de la ville : cette assemblée est encore un hybride entre l’assemblée vécinale et le cacerolazo, puisque c’est jour de cacerolazo, et les assembléistes viennent avec leur ustensile de cuisine ; mais elle appelle à une seconde de ces réunions « sous le nom d’assemblée populaire » pour le mercredi suivant, qui est le 3 janvier. Toujours le 28 décembre, dans le feu de la bataille qui fait tomber Rodríguez Saá, l’assemblée d’Almagro appelle, à 1 h 48 du matin, donc pendant la madrugada, à une réunion extraordinaire pour 15 heures, signe d’une conscience aiguë de l’importance de la situation. Le 31, l’assemblée populaire d’Almagro appelle à une mobilisation à Floresta, pour protester contre l’assassinat des trois jeunes de la nuit du 28 décembre, manifestation à laquelle a déjà appelé une assemblée de Floresta : « De nombreuses assemblées barriales convoquent à cette mobilisation pour la transformer en une grande assemblée populaire des différents barrios pour intervenir dans la présente crise de pouvoir. » A ce moment-là, quelques assemblées tentent donc déjà de se coordonner. Celles dont on entend alors parler sur Indymedia semblent relativement homogènes, on peut supposer que des individus se connaissent personnellement d’une assemblée à l’autre, et le discours est marqué par deux éléments qui vont rapidement décroître : une composante idéologique de gauche, qui restera dominante, mais qui s’appuiera beaucoup moins sur des symboles ou des signifiants de gauche, comme le creux adjectif « populaire » dont se parent la plupart de ces assemblées-là ; et la question de la prise du pouvoir, qui était clairement posée ici, mais qui sera neutralisée par la suite.

Le 30 décembre, jour où naît l’assemblée de Núñez-Saavedra, l’assemblée de San Cristóbal, qui fait état de quatre-vingts participants, convoque à sa prochaine réunion, le 1er janvier, jour où naît l’assemblée de Colegiales ; désormais cent vingt, les vecinos rejettent la demande faite par une « intersectorielle » (c’est-à-dire avec des représentants d’associations et d’institutions) du quartier, qui existait avant décembre, de se réunir le 19 janvier, sous son égide, à cause de l’urgence de la situation et de la nécessité de former une assemblée populaire dans des délais plus brefs. Cette assemblée semble avoir surgi, ce 30 décembre, d’un cacerolazo spontané au carrefour : dès que quarante participants sont réunis, ils appellent à une assemblée extraordinaire et se retrouvent rapidement à deux cents ; pour son premier « acte public », le 6 janvier, l’assemblée de San Cristóbal a contacté l’assemblée populaire d’Urquiza, l’assemblée de Paternal, un groupe qui est à l’origine de l’assemblée de Villa del Parque, et la commission de Floresta : la construction d’une coordination est une priorité. Le mouvement semble d’ailleurs avoir été, dans sa rapide prolifération à Buenos Aires, très différent de celui qu’il paraît avoir été à Rosario : dans la capitale, on part de l’assemblée de quartier et on s’interroge tout de suite sur les autres assemblées, et sur la meilleure façon de les unir ; à Rosario, on serait parti d’une assemblée générale centrale qui se serait divisée en assemblées de quartier.

Très vite, entre les tentatives les plus variées de comprendre et de réfléchir l’intensité de ce qui se passe, les appels à créer des assemblées prolifèrent sur Indymedia. Il n’y a aucune critique, ni sur l’idée même des assemblées, ni sur leur signification dans le cours du mouvement, ni sur la composition ou le contenu de celles qui naissent. Le fait assembléiste est unanimement admis et approuvé dans une sorte de prosélytisme enthousiaste qui culmine, dans les derniers jours de décembre, dans l’appel à faire du 2 janvier une « journée des assemblées ».

Alors qu’il y avait si peu de lien direct entre elles, les assemblées argentines ont rapidement fonctionné de la même manière (l’existence éphémère d’une assemblée tournante, sans carrefour fixe, dans une banlieue du Sud, est déjà presque une extravagance ; de même, une Asamblea Juvenil, regroupant une quinzaine d’adolescents, s’était déjà réunie quatre fois le 22 janvier place Serrano et disparut après avoir indiqué la portée du danger : « Hablan de todo; cuestionan todo. El sistema, la policía, los empresarios, los burócratas, los políticos, y hasta los viejos que los oprimen »). Là aussi l’Internet a joué un rôle capital dans les derniers jours de décembre et la première moitié de janvier. Ce sont, sur Indymedia, de multiples appels pour expliquer comment organiser une assemblée ; ce sont les premiers comptes rendus des premières assemblées qui sont publiés et qui donnent l’idée du résultat : on trouve déjà là la forme invariable par laquelle les assemblées rendront compte de leur activité, et qui est restée pauvre et sèche comme des décrets bureaucratiques ; la modélisation s’est aussi poursuivie hors de l’Internet, sur le terrain par de nombreuses visites des uns aux autres, souvent à la suite des convocations que les assemblées ont publiées, notamment sur Indymedia, pour indiquer heure et lieu de la prochaine réunion. Il est aussi probable que les queues persistantes du corralito aient accéléré cette mobilisation. Enfin, les gauchistes qui soutiennent les « assemblées populaires », dans leurs fantasmes de prolétariat, donc d’encadrement de nouvelles formes d’organisation, déterminées géographiquement autour de l’habitat, les ont fortement soutenues et propagées dès le départ. La présence de militants d’organisations hiérarchiques dans les assemblées, non hiérarchiques, a été une source de confusion et de contradiction constante, et a fortement limité la capacité de parole et de recherche des assemblées, même si elles ont maintenu haut et fort leur indépendance et leur structure horizontale, fondamentalement antihiérarchique.

Le 2 janvier n’a pas été une journée particulière pour les assemblées, mais l’appel à été entendu. On peut autour de cette date suivre, sur Indymedia, comment les assemblées commencent à s’exprimer publiquement, s’écoutent aussi entre elles, se répondent indirectement et poursuivent avec énergie et détermination la poussée : le 2, l’assemblée d’Almagro appelle à une nouvelle réunion le soir même à 20 heures ; le 3 a lieu une première assemblée de trois cents personnes à Villa Urquiza ; le même jour, à Floresta, les manifestants qui avaient attaqué le commissariat dans la madrugada du 28, après l’assassinat des trois jeunes, se retrouvent en assemblée à une centaine : cette assemblée appelle à une manifestation le 5 pour protester contre ces assassinats, mais aussi pour former une coordination entre les assemblées ; toujours le 3, on apprend que l’assemblée de San Cristóbal, qui s’est tenue le 1er, a appelé à venir à Floresta le 5 : elle connaissait donc l’intention de coordination que ces assembléistes ont fait passer dans leur assemblée, et l’a approuvée par avance ! Cette assemblée de San Cristóbal, le 1er janvier, semble avoir été la première à faire état publiquement de sa répartition interne en commissions.

On ne sait rien, malheureusement, de la manifestation-coordination de Floresta du 5 janvier. Mais ce jour-là est la date du premier communiqué de l’assemblée d’Almagro, qui appelle notamment à des commissions communes avec d’autres assemblées, au milieu d’une liste de résolutions plus collaboratrices, comme l’appel à une Constituante (un des chevaux de bataille des partis gauchistes), le rejet explicite du péronisme et du radicalisme (qui évite donc d’étendre le « que se vayan todos » jusqu’aux gauchistes) et la condamnation de la répression des 19 et 20, qui a déjà deux wagons, alias cacerolazos, de retard, et qui reste une indignation morale bien peu subversive. Ce même jour, il y a quatre cents « dirigeants, délégués et activistes » réunis à Neuquén, signe que d’autres embryons d’assemblées continuent d’expérimenter non sans rencontrer les tentatives d’encadrement par les sempiternels militants de la lutte pour un prolétariat bien enclos.

Le 5 janvier naît un premier site alternatif à Indymedia, Elcacerolazo. Ses webmasters doivent d’entrée se justifier d’avoir écarté, dans la liste des exclusions qui devait seulement montrer leur bonne volonté middleclass, les « subversifs », mot qu’ils entendaient visiblement dans un sens beaucoup plus négatif que toute la partie indignée de la tourbe alternative et gauchiste des consommateurs d’Indymedia. Mais la création d’un site dévoué au cacerolazo souligne avec un certain éclat que la charnière de ce mouvement, si actif dans sa dynamique expansion en ce début janvier, reste encore plus proche de la manifestation qui marche, le cacerolazo, que de la manifestation qui parle, l’assemblée.

Ces sources précaires ne permettent pas véritablement d’affirmer le nombre des assemblées à ce stade. On peut sans doute estimer qu’à la fin de la première semaine de janvier leur nombre, avec de nombreuses disparités de fonctionnement et d’effectifs, se situait entre vingt et trente, dont les trois quarts dans la Capitale fédérale.

 

 
Le cacerolazo du 10 janvier

Avec toute la prudence due à son discrédit a priori, les fins équilibres de la composition du nouveau gouvernement, dirigé par Capitanich, accaparent les informateurs. Le 3 janvier, c’est la fin de la parité du peso avec le dollar, qui s’échange désormais officiellement à 1,4 peso. En instituant une taxe sur l’exportation de pétrole, le gouvernement envisage de faire payer une partie de cette dévaluation aux grandes entreprises occidentales qui avaient si bien profité de la privatisation. Il y a des queues de volontaires à l’émigration devant les ambassades d’Italie et d’Espagne. Si les pillages et la bataille de mai sont l’objet d’enquêtes rétrospectives spectaculaires, les cacerolazos, en particulier celui du 1er janvier, sont à peine évoqués, et les assemblées restent complètement occultées.

Cette disparition du mouvement s’amplifie dans l’information internationale, qui se contente de sélectionner certains aspects rapportés par l’information argentine. En Occident, on résume grossièrement les manœuvres pour former le nouveau gouvernement ; ensuite, la dévaluation du peso est présentée comme un tremblement de terre ; puis, la « crise argentine » est mise en scène comme une tragédie économique (chiale-chiale remplace la réflexion et le pathos se veut factuel, amer, fataliste). L’une des illustrations spectaculaires en est les queues devant les ambassades occidentales, alors que ce rush a été un périphénomène tout à fait mineur, outrageusement mis en scène pour prouver la « tragédie ». C’est un exemple typique de la façon de substituer le point de vue journalistique au point de vue de la négativité : les événements en Argentine ne sont un drame que pour la seule middleclass spectatrice. Il y a donc d’interminables comptes rendus sur la paupérisation financière de la classe moyenne : on établit par exemple à deux mille le nombre d’Argentins qui passent sous le seuil de pauvreté, chaque jour. La seule différence de fond entre information occidentale et information argentine porte sur les effets de la dévaluation sur les économies des petits épargnants, bloquées par le corralito. Celles-ci menacent d’être dévaluées d’autant que le peso (1,4 ne vaut plus que 1) et en Occident cette escroquerie n’est pas présentée comme un scandale parce que les journalistes occidentaux ont vite compris que si ce n’étaient pas leurs alter ego épargnants de la classe moyenne qui paieraient cette dévaluation, ce seraient les entreprises étrangères, qui avaient accaparé les privatisations et en avaient tiré des profits records, et que le gouvernement Duhalde voulait maintenant taxer. L’indignation des gouvernements espagnol et français, notamment, dans la défense des intérêts de leurs entreprises nationales sur le sol argentin, est étalée avec complaisance, comme si c’était là le nœud de ce qui se passe en Argentine – on se délecte quand Aznar, Premier ministre espagnol, téléphone cinq fois en deux jours à Duhalde pour intercéder en faveur des intérêts des entreprises espagnoles, en particulier la compagnie pétrolière Repsol. Entre une solidarité de classe moyenne et une solidarité nationale avec les grosses entreprises de leur pays, les journalistes ont, sans hésiter, choisi la seconde, fait significatif de l’époque : il est vrai qu’ils mangent dans la main de ces entreprises, eux et leur public, et non dans les assiettes en plastique de cette classe moyenne à l’autre bout de la planète, dont l’effroyable sort, après tout, n’est peut-être pas immérité.

Mais nulle part et à aucun moment on ne trouve évoqué l’enrichissement, encore faible mais sans limite visible, de ces pauvres-là. A aucun moment ne sont cités ces Argentins de la classe moyenne, qui affirmaient préférer rester dans la misère financière parce qu’il s’était développé une solidarité sans pareille, parce qu’il y avait une expérience de la parole en cours, et que cette expérience était précisément tout ce qui manquait dans les Etats de destination, si riches en marchandises, et si pauvres en sens, en amis, en vie, en négatif, en casseroles, en débats publics non médiatisés. Le nombre des émigrants argentins n’a d’ailleurs jamais été communiqué, non parce qu’il était trop élevé, mais parce qu’il était ridicule. Ce que ne savent pas la plupart des pauvres engoncés dans la misère qu’est le quotidien, c’est que si on devait payer un passeport pour l’histoire par la ruine de toutes les ambitions quotidiennes construites pendant une ou plusieurs générations, la séduction de l’histoire l’emporterait sans peine pour l’écrasante majorité de ceux qui en voient soudain la lueur. C’est ce qui s’est passé en Argentine : bien plus attirés par ce qui se jouait aux carrefours des rues, ceux qui pouvaient partir sont restés. Le travail de l’information, quand elle accentuait avec une gravité hypocrite la volonté de fuir un pays sans argent, a seulement été d’empêcher le mouvement inverse, à savoir que l’Argentine ne devienne, au début de 2002, le pays d’immigration massive que deviendrait tout pays où la liberté de parole est soudainement pratiquée, à grande échelle, si un tel phénomène était connu.

Dans cette période d’ébullition, que l’information présente à son insu seulement comme elle se sent elle-même, serrant les fesses, la fiesta de décembre est encore toute proche : le 4 janvier à Mendoza, deux cents manifestants obtiennent une distribution de paniers alimentaires devant un supermarché ; le 7, dans la même ville, les fonctionnaires sans casquette réclament leurs paies et affrontent les fonctionnaires en képi, qui protègent les fonctionnaires à cravate qui ne veulent pas payer les fonctionnaires sans casquette ; le même jour a lieu le premier cacerolazo à Chaco, avec cinq mille manifestants ; l’usine Emfer – quel beau pléonasme – est délogée, mais les usines de fabrication de vêtements Brukman, dans la Capitale fédérale, dont les propriétaires ont fui le pays le 18 décembre, et l’usine de céramique Zanón, à Neuquén, restent occupées et autogérées, dernier rempart gauchiste avant la destruction ; ce même 7 janvier, les deux négociateurs piqueteros pressés et empressés, D’Elía et Alderete, qui avaient déjà réussi à se précipiter chez Rodríguez Saá, tentent de valider avec Duhalde les promesses du démagogue précédent ; et, en acceptant de dialoguer avec le nouveau représentant suprême des politiciens corrompus, c’est d’abord ce président et ces politiciens qu’ils valident. Le 9 janvier, une manifestation de deux cents taxis se termine par l’assaut de l’intendance de Córdoba, défendue victorieusement (11 blessés par balles) par l’ennemi.

Hors d’Argentine aussi des échos plus proches de la rue se font entendre. Côté trottoir on a, le 8 janvier, un « cacerolazo global », manifestation de la gauche péteuse, qui réunit simultanément cinq cents manifestants à Barcelone et cinq cents manifestants devant l’ambassade d’Espagne, pas pour immigrer ; et qui montre par là qu’un cacerolazo inoffensif et décoratif peut tout à fait s’insérer dans une société qui tolère qu’il y ait un ambassadeur d’Espagne auprès d’un président, qui n’est qu’un gros Grosso parmi les « que se vayan todos ». Et côté pavé on a, le 9 janvier, un cacerolazo à Asunción, capitale du Paraguay voisin, que les médias relatent surtout à travers la peur intense de la propagation du pillage qui ne semble pas avoir eu lieu, à moins qu’il n’ait été occulté. L’information dominante, qui a tout fait pour atténuer l’onde de choc du mouvement, au moins hors des frontières, ne sait pas comment traiter des événements similaires qui ont lieu dans les Etats limitrophes : est-ce que l’exemple serait passé à son insu ? ou bien est-ce qu’on peut oser dire qu’un cacerolazo à Asunción est une coïncidence sans rapport direct avec ceux qu’on tente d’étouffer à Buenos Aires ?

Le 8 janvier, la Cour suprême ratifie le corralito. Ce n’est pas la preuve que des juges courageux rendent des décisions impopulaires devant la colère de la rue, c’est le signe de la séparation complète dans laquelle vivent de tels corrompus, qui croient effectivement que le 28 décembre est oublié puisque le cacerolazo du 1er janvier a pu être occulté dans ‘Clarín’. Dès le lendemain, 9 janvier, on peut entendre un « cacerolazo spontané » devant le domicile de l’un des juges de cette cour, et un appel à escrache d’Alberto Pierri, patron du groupe Clarín.

Le 10 janvier, à partir de 17 h 30, le vacarme du fer blanc, les chants et les rires retentissent devant le palais de justice, et dans de nombreux quartiers de la Capitale fédérale : Barrio Norte, Montserrat, Palermo, Belgrano, Caballito, Villa Crespo, Villa del Parque, Once, Boedo. Des associations d’avocats, des assemblées, des particuliers sur l’Internet ont appelé à ce nouveau cacerolazo contre corralito et Cour suprême. L’effronterie des juges et des politiciens à continuer leur gestion réprouvée ne saurait être tolérée par le souverain, qui va reprendre sa rue et sa place de Mai, pour rappeler à ses commis qui commande. Rapidement, d’autres quartiers animent ces flots déjà familiers qui convergent vers la Casa Rosada, et dont on peut suivre le fébrile mouvement sur Indymedia : Chacarita, Almagro, Villa Urquiza, Colegiales, Parque Saavedra se mettent en marche, avant 20 heures, quand il y a déjà cinquante mille personnes place de Mai. Trois mille à quatre mille autres moquent, invectivent et bombardent de projectiles pour rire la résidence présidentielle à Olivos. Plus au nord de l’agglomération, à San Isidro, on manifeste aussi.

Alors que sur Indymedia on sent cette vague monter tout au long de la soirée, avec une tension et une excitation festives, les médias officiels confirment leur attitude du premier de l’an : pas de micros-trottoirs, pas de suivi à la télévision, aucune information diffusée en direct, tout à fait en contraste avec l’empressement scoopesque des journées de manifestations de décembre. Même Crónica TV, qui se fait fort d’être toujours la première à griller ses concurrents dans le direct intempestif, est complètement absente. Et le lendemain, dans sa première édition, ‘Clarín’ réduit le cacerolazo, dont la clameur a troué la ville, à un fond de sauce de trois mille personnes, chiffre invraisemblable ; puis dans la seconde édition, ce premier quotidien du pays rectifie en concédant six mille manifestants, se démarquant là très légèrement du chiffre de la police, qui fait état de quarante à cinquante cacerolazos par groupe de vingt à trente (ce qui donnerait entre huit cents et mille cinq cents manifestants), pour prétendre que les cortèges sont restés divisés, contrairement à ce que rapportent des témoins directs sur Internet.

Une autre différence importante dans le récit des faits porte sur le comportement des manifestants : sur Indymedia, toute belle toute propre, la classe moyenne défile dans un cortège « particulièrement pacifique » en s’abrutissant du bruit des casseroles et du « que se vayan todos » qui s’éloigne de la réalité dans l’incantation ; dans ‘Clarín’, on annonce la destruction de 15 agences bancaires, de commerces, de restaurants, de confiseries, de mobilier urbain. Lorsque les affrontements ont lieu, place de Mai, dans une nouvelle madrugada aux accents déjà coutumiers, les médias officiels parlent d’« incidents avec des groupes marginaux ». Pillage et émeute sont la mauvaise conscience de la classe moyenne, le déclencheur de sa participation à la révolte que sur Indymedia elle tente de répudier, et sur ‘Clarín’ de diaboliser. Si ‘Clarín’ a rendu compte de la joyeuse violence d’un mouvement qui critique cette société, c’était seulement pour le discréditer auprès de l’immense et indolente majorité qui observait les cortèges de la nuit derrière les persiennes et les rideaux, oreille tendue et télévision allumée, et c’est pour le même public, cible idéalisée de toutes les publicités marchandes, que sur Indymedia on se défendait à tort, avec une bonne foi discutable, de ces mêmes violences, qui sont celles de la colère et du plaisir. Mais les madrugadas de la place de Mai atténuent ces séparations que la société économiste essaie de valider : là, les membres de la classe moyenne sont rejoints par des gueux, et parfois deviennent des gueux eux-mêmes, même si ce n’est que par intermittence. Le plaisir du pillage et de la vengeance, le goût de l’affrontement avec l’Etat, si absents ou si complètement étouffés le 1er janvier, ont resurgi avec rage et puissance, ce 10 janvier.

Derrière l’occultation de ‘Clarín’ et la pacification d’Indymedia, la vérité du 1er janvier se trouve renforcée : le cacerolazo ne renverse plus les présidents. Le cacerolazo est devenu un rituel, et ses figures menaçantes deviennent des poses, comme les figures du carnaval. Il y a eu des pillages et des affrontements. Mais cette négativité simple n’est plus la première expression de l’explosion, elle est son écho lointain, son arrière-garde qui meurt déjà mais ne se rend pas encore. Le silence de l’information a eu au moins cet effet nocif contre le mouvement : il a empêché de constater ce signe de déclin, grave. Avec le rite du cacerolazo, qui répète dans la nostalgie les gestes de l’offensive d’hier, se révèle maintenant un conservatisme non critiqué, un acte défensif, qui ne se sait pas encore tel. La véritable euphorie du cacerolazo n’est plus dans sa réplique du 10 janvier, elle est déjà passée dans ce qui fonde les cacerolazos de décembre et qui éclot maintenant, les assemblées.

 

 
La première Interbarrial, le 13 janvier 2002

Le premier appel public pour une assemblée interbarriale date du 10 janvier. Sur Indymedia, il est signé de l’assemblée d’Almagro. Le 11, cette convocation est reprise par Raymond Po (acronyme d’un militant du PO), en ces termes, non dénués de solennité : « Le dimanche 13 janvier à 17 heures est convoquée depuis l’assemblée d’Almagro une assemblée interbarriale (c’est-à-dire où confluent tous les barrios dans lesquels il y a des assemblées) au mât du Parque Centenario. » D’autres individus reprennent cette convocation et, par bouche-à-oreille et e-mails privés, l’idée fait rapidement le tour de la ville.

Rien ne semble plus logique que la coordination des assemblées en pleine croissance. Une telle unification ne semble d’ailleurs pas, à l’époque, avoir provoqué de critiques audibles. Un tel acte, cependant, aurait dû rencontrer d’emblée d’autres réactions que le seul enthousiasme positiviste qui l’a entouré. L’enthousiasme ambiant, et un certain positivisme bon enfant, ont évité la mise en cause d’un tel projet, et la réflexion critique sur ses modalités, qui dépendent nécessairement de sa finalité.

En premier lieu, il a manqué de s’interroger sur la localisation de l’assemblée qui coordonne les autres. Il paraîtrait assez logique qu’une assemblée des assemblées se tienne dans un lieu suffisamment grand, suffisamment central, et suffisamment représentatif du mouvement dont il est l’expression. Le parc du Centenaire est suffisamment grand pour couvrir les effectifs totaux des assembléistes de cette première moitié de janvier 2002 ; il n’est pas véritablement central, cependant, ou plus exactement il est relativement central si on regarde un plan, mais non si on considère la carte des déplacements possibles : pour y venir, une grande partie des habitants des quartiers populaires et l’écrasante majorité des habitants de la banlieue doivent faire un détour par le centre-ville, où convergent les avenues et les transports publics ; enfin, sa représentativité du mouvement est très mauvaise : il n’a été le lieu d’aucun événement jusque-là, c’est un lieu de repos et d’agrément, fort éloigné de la fièvre du débat public et même du lieu très urbain qu’ont choisi la plupart des assemblées, le carrefour de rues. Le lieu idoine pour une Interbarrial, bien entendu, était la place de Mai, de taille suffisante, lieu de convergence par excellence de toute l’agglomération, lieu clé du mouvement depuis la bataille du 20 décembre et la première assemblée autoconvoquée du lendemain, lieu où l’assemblée des assemblées aurait siégé directement en face du lieu suprême de la pseudo-démocratie au pouvoir, le palais présidentiel, et au vu du monde entier. Et, entre l’Etat et le mouvement des assemblées, il aurait été difficile de se tolérer longtemps dans le même quadrilatère sans s’expliquer. Il faut donc s’interroger sur la raison du choix d’un lieu si écarté, si confidentiel que le parc du Centenaire. La cause paraît en dessous de toute réflexion : c’est que l’assemblée d’Almagro, qui y a appelé, se tenait elle-même à quatre cents mètres de ce parc du Centenaire, qui est lui-même à six kilomètres de la place de Mai. Il semble donc que c’est par facilité et proximité que ce lieu a été proposé, et par irréflexion qu’il a été admis.

Des questions plus graves ont mis en doute une assemblée interbarriale. C’est d’abord la création d’un niveau hiérarchique particulier, d’une centralisation. Les assemblées étaient d’emblée une critique de la tradition politique depuis la révolution française, y compris de la forme traditionnelle d’organisation, fortement centralisée et hiérarchisée, des partis léninistes. Il n’était donc pas évident que l’unité des assemblées doive se manifester par une assemblée particulière, dont les prérogatives seraient nécessairement différentes de celles des assemblées de carrefour de rues. Dès janvier 2002, le modèle de l’Internet, le réseau, était proposé comme modèle non centralisé, non hiérarchisé pour fédérer les assemblées. Cette vision d’un lien informel entre assemblées, à la manière des liens informels entre individus générés par les téléphones portables et l’Internet, avait l’avantage de laisser libre chaque assemblée de son rapport avec toutes les autres. Cette alternative imitait les rapports relâchés entre individus de la middleclass, qui se lient dans le cadre des loisirs, sans engagement ni responsabilités réciproques. Il s’agit bien ici de conserver des velléités, d’éviter des conflits, de pouvoir toujours s’échapper, et de l’illusion de pouvoir toujours construire des actions ou manifestations communes. C’est là une vision qui perpétue la situation dans laquelle elle se développe : le réseau n’est pas amené à être dépassé, suffit à ceux qui sont là, et s’accommode de l’organisation sociale qui l’a permis. Cette organisation est sans doute un rejet de la hiérarchie, mais aussi de la maîtrise et du contrôle, qui sont les qualités dont la hiérarchie n’est qu’une forme, celle qui s’obtient en déniant la parole à la majorité : dans le réseau, l’égalité se fait au prix de la perte de vue de l’ensemble, il y a perte même de la perception de la totalité, ou plus exactement, il y a résignation à ce que la totalité – ici le réseau – échappe complètement à chacun ; il y a un refus de la hiérarchie, mais une abdication du contrôle. Avec l’idée du fonctionnement des assemblées en réseau, il y aurait eu d’abord un modernisme antihistorique, une middleclassisation des assemblées, une récupération des assemblées dans la société de l’Internet, qui reste incritiquée.

Un autre point de fonctionnement qui a soulevé une certaine perplexité a été le mode de délégation à cette première Interbarrial. Même si le bouche-à-oreille avait probablement lancé la préparation avant sa première annonce publique le 10 janvier, c’est seulement cette annonce publique qui pouvait permettre aux assemblées d’y envoyer des délégués avec des mandats précis. Le 10 étant un jeudi, toutes les assemblées se tenant les trois premiers jours de la semaine n’ont donc pas pu débattre, en connaissance de cause, de cette Interbarrial du dimanche suivant. Il y a donc eu des délégations au moins douteuses en terme de légitimité. De même, la plupart des participants n’étaient pas des délégués, et ne participaient peut-être pas, ou pas encore, à des assemblées vécinales, puisque la mi-janvier semble avoir été le moment de leur expansion maximale. Enfin, comme en témoigne le compte rendu de cette première Interbarrial, d’autres organisations que des assemblées se sont exprimées au cours de l’assemblée, à égalité avec les assemblées, ce qui a été beaucoup plus discutable que discuté.

Il faut cependant être un bien pédant puriste pour ne pas comprendre que ce qui peut, à l’analyse, apparaître comme des irrégularités nocives était, dans l’irréversible du moment, un effet de l’enthousiasme et de l’expérimentation. Les formes que s’est données cette réunion ont été sans doute maladroites, et justement cette maladresse montre combien peu elle procède d’une préméditation, ou même d’une réflexion. Mais l’effet du fait accompli a joué à plein : la répétition de l’Interbarrial s’est faite dans les mêmes formes, au même lieu, et le mode de délégation seul a été plus tard discuté, avec des arguments qui ont été dérisoires par rapport à l’enjeu.

Le 13 janvier est donc l’expression de l’élan des assemblées en pleine prolifération, leur tentative de se reconnaître et de s’associer. Les délégués de vingt assemblées ont pris la parole, ainsi que des délégués motoqueros, jubilados (retraités) et d’un syndicat ; mais point de piqueteros, et absence ou présence banalisée de la police. Mille cinq cents personnes auraient participé à la première Interbarrial. La principale motion qui en est sortie était l’appel à un cacerolazo devant la Cour suprême le jeudi 17. Ensuite, chacune des délégations a présenté les motions probablement significatives prises pendant la semaine écoulée, dont celles qui ont été le plus répétées étaient le refus de payer la dette de l’Argentine, des appels à une Constituante, des demandes de démission de la Cour suprême, mais aussi « que les retraités ne passent plus autant d’heures dans les queues devant les banques » (Gisela, neuf ans, « voisine » de Saavedra), des escraches à tous les politiciens, « escracher toutes les banques et les deux CGT », « aller au-delà de la révocation du corralito », « promouvoir les commissions pour que les assemblées puissent prendre en charge d’autres tâches », « que les assemblées élisent des représentants pour un temps limité et avec des mandats révocables, pour éviter de répéter les vieilles erreurs » et « boycotter et dénoncer les médias qui occultent ou qui déforment l’information ». Enfin, l’assemblée s’est dissoute, en appelant à se réunir au même lieu et à la même heure la semaine suivante.

 

 
Floraison

L’information dominante, qui a étouffé et minimisé les cacerolazos du 1er et du 10 janvier, tait complètement l’Interbarrial du 13 janvier. Cet événement participe maintenant d’un foisonnement grandissant d’activités libérées de la publicité officielle, même s’ils sont souvent, de ce fait, surestimés par l’information alternative. Ce désarroi médiatique qui n’arrive ni à rendre compte des faits ni à analyser leur bourgeonnement est le reflet indécis d’un mouvement qui grandit et change, sans véritablement se savoir, et introduit la prise de parole la plus étonnante depuis Téhéran vingt ans plus tôt dans une cacophonie d’actions souvent archaïques avec les méthodes propres des époques précédentes, dont la faillite avait été vérifiée.

Ainsi, dans chaque province, la révolte se poursuit selon son propre rythme, parfois seulement en écho rallié aux chocs sourds de la capitale. A Tartagal, les chômeurs qui étaient à l’origine du mouvement piquetero continuent à réclamer des emplois, et c’est leur assemblée qui le 11 janvier cesse une grève de la faim inutile, au milieu d’un indigne campement de misère, devant l’intendance de la ville. A Córdoba, le même jour, il y aurait entre mille cinq cents et quatre mille manifestants contre l’intendant Kammerath, le tout se terminant sous les balles de gomme avec 30 blessés. Et à Neuquén, un piquet de chômeurs est également délogé sans ménagement.

Le 14, ‘Clarín’ accorde par contre une large place à un événement dont l’écho dans Indymedia est plutôt discret et douloureux. De cinq cents (‘Clarín’) à un millier de chômeurs (Indymedia) encadrés par l’organisation piquetero CCC viennent au marché central de Buenos Aires et réclament entre vingt, cinquante (Indymedia) ou cent (‘Clarín’) kilos de nourriture à chaque commerçant. Les commerçants sont apparemment d’accord, mais au moment de collecter cette taxe, soit la base des chômeurs désavoue ses dirigeants négociateurs, soit ceux-ci s’aperçoivent de la timidité relative de leur exigence et doublent soudain l’exigence à deux cents kilos (‘Clarín’) par commerçant. C’est alors que deux mille livreurs journaliers, qui sont les plus misérables et les plus exploités des salariés du marché, attaquent les intrus chômeurs, et après une courte et vive bataille les mettent en déroute. Qui pendant cette journée a pillé le hangar à poisson ? Des non-CCC, d’après Indymedia. Au final de cette bataille picrocholine, ce qui est certainement le plus drôle est la satisfaction péniblement contenue des médias traditionnels devant ce nouvel épisode de la « guerre des pauvres », qui se termine en effet par la défaite de la partie qui leur est idéologiquement le plus hostile. C’est dans les pontifiantes déclarations gouvernementales, comme si le gouvernement avait ici son mot à dire, que se lit cette joie sotte et courte : « non disposé à tolérer qu’on attaque les institutions, ni qu’on attaque la propriété privée », dit la nouvelle junte de gestion, moins d’un mois après une vague de pillage massive depuis laquelle aucune institution n’est plus respectée, tout comme : « On ne peut pas gouverner au rythme des casseroles. » De toute évidence.

Mais le vaste monde prend part à cette diversité de petits faits et contribue à complexifier sa lisibilité. Le 14 janvier, toujours, sur Indymedia, on apprend qu’il y aurait eu un « cacerolazo » de cinq mille manifestants à Cochabamba. Cochabamba est dans le nord de la Bolivie, et ceux qui protestent là-bas, en utilisant le même moyen de protestation que les Porteños qui le croient nouveau, sont des paysans et des ouvriers de la coca, indignés d’une loi inspirée par les Etats-Unis pour diminuer la culture de cette plante de base de la cocaïne. En France, le 16 janvier, un média traditionnel, ‘Libération’, évoque pour la première fois les assemblées en Argentine – donc avant ‘Clarín’ – par l’intermédiaire de Diana Quatrocchi-Woisson, qui dirige au CNRS un « Observatoire de l’Argentine contemporaine » opportunément « lancé » en octobre 2001 : « Aujourd’hui, le noyau d’une future force me paraît se trouver dans la formidable mobilisation populaire à laquelle nous assistons. Après les manifestations se tiennent régulièrement des “assemblées de rue”, d’où émergent ce qu’on appelle en Argentine des “facilitateurs”, des gens qui aux carrefours donnent la parole de façon chronométrée (une minute par personne !) et encouragent des discussions d’une richesse inouïe. Une pratique, semble-t-il, issue de la thérapie de groupe, ce qui dans un pays aussi psychanalysé ne m’étonne pas ! » On voit selon quels poncifs s’écoulent les logorrhées pour une Quatrochié : la mise en vedette totalement hors de propos du « facilitateur » qui « émerge » est ici la recherche du chef, de l’animateur, celui qui se différencierait hiérarchiquement et qui disposerait du temps de parole des autres ; et le lien de cette pratique avec la « thérapie de groupe » si vivace dans un « pays psychanalysé » montre quelle richesse espèrent les observateurs CRS sans haine d’un mouvement dont ils n’ont que les premières bribes d’impression : quelque chose qui ne dépasse pas leur propre misère, où des psys pourraient « encourager » des discussions d’une richesse inouïe, au tarif d’une minute par temps de parole.

Dans l’Interior aussi la diversité rit de l’unité. Pour la seule journée du 15 janvier on rapporte une manifestation pour recouvrir les salaires municipaux à Salta ; une grève dans la santé publique, contre la pénurie de médicaments, à La Rioja ; des piquets de route et des destructions de distributeurs de billets de banque à La Plata ; une nouvelle manifestation à Córdoba ; huit coupures de route encadrées par la CCC à Jujuy et, à San Salvador de Jujuy, une manifestation d’un millier de fonctionnaires qui détruit deux succursales bancaires et les distributeurs automatiques de deux autres agences. Mais c’est surtout le sud de la province de Santa Fe où ont lieu, d’après ‘Clarín’, des manifestations dans quarante localités ; et là, c’est la petite ville de Casilda, à cinquante kilomètres de Rosario, qui a été l’épicentre de la journée : après une manifestation convoquée par le « Centre des entreprises », sept à huit mille personnes se sont soudain mises à détruire cinq agences bancaires, plusieurs administrations, le tout aboutissant à de violents affrontements avec la police. Le lendemain, 16 janvier, à La Quiaca, qui est une ville frontière avec la Bolivie, la colère et la fin du respect sont représentées doublement : une fois par une mise en scène fausse et mièvre, dans la crucifixion symbolique d’une centaine de personnes, où le malheur des pauvres est représenté en validant sans critique le symbole du martyre chrétien dans un spectacle qui se veut drôle, à moins qu’il ne soit issu de la thérapie de groupe ; et une fois par l’attaque et la destruction de la mairie et des escraches sur des maisons de fonctionnaires, qu’on estime trop bien payés, et qui sont véritablement drôles, à défaut d’être déjà d’une richesse inouïe, en attendant la minute de temps de parole.

Le 17 janvier a lieu un nouveau cacerolazo, qui n’est plus que l’ombre de ceux qui avaient renversé les présidents en décembre, à l’appel d’organisations d’avocats, mais aussi, comme on l’a vu, de l’Interbarrial. Les quelques milliers de manifestants (on compte souvent la mobilisation par cuadras, qui sont des pâtés de maisons ; ici on annonce cinq cuadras) resteront complètement ignorés par les médias le lendemain, au même titre que les quelques centaines d’entre eux qui, pour prouver joyeusement le sérieux de la journée, sont allés escracher le juge suprême Nazareno à son domicile, et les quelque deux cents qui se sont retrouvés fort tard devant le Congrès.

Le 18 janvier mérite mieux le détour : dans le Microcentro, une manifestation de cinq cuadras balance ses bouteilles incendiaires sur les banques ; grande manifestation, puis escrache spontané à Rosario pour protester contre la remise en liberté d’un flic qui a tué un jeune le 19 décembre ; à Córdoba, selon ‘le Monde’, « une manifestation de chefs d’entreprise et de commerçants réclamant une réduction des dépenses de la municipalité a dégénéré en émeutes, vendredi, faisant des dizaines de blessés » ; à Río Cuarto, dans la province de Córdoba, un cacerolazo se termine par la destruction de trois agences bancaires et de plusieurs domiciles de dignitaires du parti péroniste ; cacerolazos à San Juan, Formosa et Gualegaychú ; à Santiago del Estero, trois cents ouvriers et employés ont moins de réussite que les auteurs du Santiaguenazo, huit ans plus tôt, puisque leur attaque sur la municipalité est repoussée, non sans qu’un ex-responsable des services antiterroristes attrapé ne soit baffé d’importance, en public ; huitième jour de manifestation permanente devant la mairie de Tartagal ; à Neuquén, quatre mille manifestants réclament la libération de syndicalistes emprisonnés ; et coupures de route à La Plata, Ensenada, Berazategui et Quilmes, dans l’agglomération de Buenos Aires ; dans le centre, quatre cents commerçants manifestent devant la Banque centrale : allez-vous en ! Et comment savoir si ce n’est pas cette activité diffuse qui encourage la recrudescence des révoltes ailleurs en Amérique latine, ce même 18 janvier ? Dans la province de San Ignacio au Pérou, 35 morts dans des affrontements entre police et indigènes qui venaient d’expulser des colons ; affrontements entre étudiants et police à Quito, Guayaquil et Cuenca, en Equateur ; et 7 morts à Sacaba, en Bolivie : 4 policiers, 3 cocaleros.

Les assemblées pourvoient énergiquement à ces mobilisations aussi nombreuses que faibles, et les inconvénients de cette pluralité commencent d’ailleurs à y être débattus. Chaque assemblée, en effet, lance plusieurs convocations par semaine, quelques-unes de son propre chef, quelques autres par solidarité avec des convocations extérieures. La multiplicité d’actions à peu près similaires partout (du 19 décembre 2001 à mi-février 2002, il y aurait eu cinq cent trois manifestations recensées vers la place de Mai et la place des Deux-Congrès, c’est-à-dire une moyenne de plus de neuf par jour !), mais avec souvent peu de participants, commence à transmettre une sensation d’ébullition permanente, non contrôlable et qui épuise sans aboutir. Tenus à des discours structurés, les médias traditionnels sont beaucoup plus embarrassés que les nouveaux médias informes de l’Internet pour rendre compte de cette singulière anarchie. Le nombre d’événements qu’ils peuvent rapporter se limite en théorie au nombre possible de leurs envoyés, qui est très inférieur aux différentes mobilisations. Leur maladroite hostilité à cette situation apparaît encore grossie comme une volonté de dissimulation, lorsqu’ils occultent, et comme une tentative de fausser les faits, lorsqu’ils en grossissent certains au détriment d’autres ou tout simplement lorsqu’ils quatrochient la woisson du jour, c’est-à-dire lorsqu’ils surestiment visiblement une source d’information qui vient alors butter sur l’expérience de ceux qui l’ont vécue différemment, et qui le signalent, non sans amertume, sur l’Internet.

Et lorsque les deux grands clubs de football rivaux de la capitale, Boca Juniors et River Plate, doivent se rencontrer à Mar del Plata, leurs hinchas, en route, se retrouvent à soixante kilomètres au sud de Buenos Aires pour une baston mémorable, le 19 janvier. Alors même qu’on est dans un moment où partout c’est la recherche du débat qui est en cours, le hooliganisme ordinaire gagne en éclairage négatif ; de même, le 21, il est pour le moins hâtif de ranger dans la rubrique du banditisme la prise du commissariat de Los Cardos, à cent kilomètres au nord de Casilda, par un commando de six à huit personnes, surtout en sachant que ce vol d’armes a été suivi par l’attaque d’une banque. En effet, lorsque les ultras des grandes confréries footballistiques se battent, dans le contexte de la prise de parole à tous les coins de rue, ils se livrent surtout à une forme particulière de cette dispute générale ; et les attaques de banque pour s’emparer de l’argent réalisent seulement, ces jours-ci, une des vérités contenues dans les multiples destructions de banques par des manifestants furieux. Ou plus exactement : le hooliganisme et la délinquance apparaissent, au milieu de l’effervescence générale, comme le même discours de la critique de ce qui est là, seulement débarrassé des contraintes morales qui freinent si puissamment la middleclass ; quand on discute, on peut échanger des coups, comme aux meilleures heures de l’insurrection du 20 décembre, quand on s’attaque à l’Etat et à la marchandise, on peut voler, comme aux meilleures heures du grand pillage du 19 décembre.

Dans l’éclatement des manifestations, alors que les assemblées continuent de pousser comme des champignons, il y a aussi un éclatement du sujet de cette étrange révolte. Il y a des manifestations de petits épargnants et des manifestations de retraités ; il y a cette triste tradition de l’autogestion, où le salariat continue sans patrons dans certaines usines occupées ; il y a des escraches qui interdisent pratiquement à tous ceux qui ont un passé de politicien public de sortir dans la rue (le 23, cinquante nervis d’une des CGT s’en prennent à cent vecinos du parc Lezama ; ce fait d’armes se termine en « cacerolito » à Barracas, et en escrache devant le domicile du chef de cette CGT dissidente, Moyano) ; il y a des revendications alimentaires, et le commerce est sur les dents ; il y a des manifestations de fonctionnaires qui réclament leurs paies ; il y a des chômeurs qui veulent du travail, de l’argent, de la nourriture ; il y a des assemblées qui veulent comprendre, savoir, dire, entendre ; même les organisations piqueteros voient la pénible chape de classe avec un prolétariat comme sujet, qu’ils ont tenté d’imposer aux gueux depuis Cutral-Có et Tartagal, se fissurer et se diluer : le 23 janvier, leur grande journée de mobilisation surnage à peine dans la visibilité prudente que lui donne l’information dominante. Pourtant, le Grand Buenos Aires s’est transformé en forêt de piquets : La Matanza, pont de la Noria, pont Pueyrredón, E. Guttieréz, Billinghurst, Almirante Brown, Esteban Echeverría et deux coupures de route à La Plata ; et l’Interior, pas feignant, a contribué : Mar del Plata, Corrientes, Villa Constitución, Catamarca.

Du cacerolazo, dont la dangerosité intrinsèque s’est définitivement noyée dans l’inflation et l’émiettement que consacre le terme de cacerolito, il y a des variantes hétérogènes tous les jours, si bien que pour ne tenter que de se rapprocher des cacerolazos décisifs qui font tout l’intérêt de ce type de manifestation, l’Interbarrial du 20 janvier sera même obligée d’appeler à un cacerolazo « national », renforcement nécessaire d’une appellation qui a perdu en pile un mois tout son tranchant. Le « national », d’ailleurs, montre qu’on préfère conserver à cette manifestation sa grandeur archaïque et sa solennité compassée plutôt que de souligner ce qu’elle avait d’éminemment historique, donc de novateur, et qui seul peut permettre grandeur et solennité : sa négativité, turbulente et pétillante, soudée à la plus étonnante connivence d’intention et d’opinion qui commence à s’ébruiter dans une immense tournée de palabres.

Et c’est bien là où s’est déplacé le centre de gravité que se réfléchit cette expansion anarchique. Il suffit de parcourir les résolutions que publie, le 19 janvier, l’assemblée d’Almagro pour se rendre compte de l’impression d’urgence qui accompagne cette explosion où il est encore trop tôt pour un inventaire des contradictions, et où on peut donc lire, entre autres : assemblée permanente ; nationalisation des médias ; commencer à penser un programme minimum ; ne pas unifier les assemblées sans les faire proliférer. Et au chapitre des résolutions concrètes : aller tous les mercredis place de Mai pendant deux heures, à tour de rôle, pour qu’elle reste à ceux qui l’ont prise ; utiliser une méthodologie de l’escrache avec les commerçants du quartier ; organiser une grève avec les piqueteros et avec cacerolazo ; assemblée permanente pour les droits sociaux et économiques comme forme de représentation du peuple ; envoyer des délégués à l’assemblée piquetero ; organiser un festival.

Mais même l’assemblée interbarriale est touchée par le phénomène de la dispersion : non seulement la deuxième Interbarrial elle-même encourage des mobilisations saupoudrées entre le parc du Centenaire et la place de Mai, et à travers tous les instants de la semaine qui sépare cette deuxième Interbarrial de la suivante, le dimanche suivant : ses résolutions appellent le mardi 22 à un cacerolazo contre les lois des faillites et du budget et contre le FMI, le mercredi 23 à un cacerolazo contre les médias, le jeudi 24 à un cacerolazo contre la « Cour suprême d’injustice », le vendredi 25 à un cacerolazo « massif » ; et à des cacerolazos contre les banques, jours à fixer à la discrétion de chaque quartier, donc plusieurs cacerolazos par jour. Mais ce dimanche 20 janvier, au moment où cette deuxième Interbarrial réunit deux mille personnes au parc du Centenaire, une autre assemblée interbarriale se réunit à Olivos, ayant au moins choisi en face du palais présidentiel un lieu plus offensif, avec trois assemblées, deux cent cinquante participants dont soixante-cinq orateurs. Cette assemblée d’Olivos ne reconnaît dans celle du parc du Centenaire que l’Interbarrial de la Capitale fédérale, alors qu’elle-même affirme sa vocation à devenir l’Interbarrial du nord du Grand Buenos Aires. Invités ensuite à venir au parc du Centenaire, et à déplacer leur assemblée à une heure qui permette d’assister aux deux assemblées, les participants de l’Interbarrial d’Olivos refuseront arguant que s’ils allaient dans une autre Interbarrial que la leur, ce serait l’Interbarrial nationale. Une troisième Interbarrial semble s’être tenue le 21 janvier à La Matanza, réunissant cinq assemblées barriales et sept cents personnes. Le PO prétendra que cette assemblée ayant voté une déclaration du PO, elle se serait incorporée au PO ! Et d’autres groupes gauchistes, concurrents de ce PO, auraient critiqué avec véhémence cette prise de pouvoir. Qu’une telle manœuvre ait été inventée ou létale, on n’a plus entendu parler de l’Interbarrial de l’ouest, à La Matanza. Une autre étoile filante de ce quadrillage de la conurbación, au sud, semble avoir été une tout aussi éphémère Interbarrial à Avellaneda.

Lorsqu’un mouvement s’étend de la sorte, sa faiblesse est dans le manque de cohésion et dans les multiples petites conservations et institutionnalisations qui s’installent. En Argentine, un mois après l’insurrection, cette hétérogénéité n’apparaissait que sous la vigueur d’une croissance pour laquelle tous les habits institutionnels étaient devenus trop étroits. Il est assez admirable de voir une critique de la société croître tout autant en superficie qu’en profondeur. Car le mouvement qui va du cacerolazo à l’assemblée est à la fois occupation géographique et progression vers l’origine de la révolte, transformation de la puissante lave avant le moment critique, si difficile à discerner dans le cours de l’action, où l’ébullition atteint ses limites. Il est plus à propos maintenant de critiquer que de louer cette expérience admirable si on veut bien se rappeler, à rebours de l’opinion dominante, que la critique est la meilleure louange : l’insatisfaction qui nous pousse refuse qu’on applaudisse les troubles de la parole et, loin de se réjouir de la chaleur toute proche de l’assemblée générale des humains, en dénonce la distance restante en commençant par montrer où la critique aura été trop courte et où les complaisances auront été trop longues.

B – Mutation dans l’information dominante

L’information dominante traditionnelle

Lors des 19 et 20 décembre, l’information avait déjà disposé ses spots d’une manière sélective : éclairage cru sur le pillage du 18 au 19 décembre, mise en silhouette du cacerolazo du 19 au 20 ; fort éclairage sur la bataille de la place de Mai, le 20, effacement quasi complet du cacerolazo du 20 au 21. La réticence à parler de la nuit avait trouvé sa justification dans le détail du jour. Ceux qui ont participé à ces journées ne se sont pas exprimés sur les comptes rendus de l’information mais ceux qui ont participé aux nuits n’ont pas reconnu leur action et encore moins sa persistance dans les jours qui ont suivi. Il en est déjà question lors de l’assemblée du 28 décembre à Rosario : « Se criticó también a los medios locales por ocultar las protestas que se realizan en la ciudad de Rosario. Se propuso realizar una próxima Asamblea en la puerta de un canal de televisión. »

Le 28 décembre, l’information était au milieu des casseroles parce qu’il n’y avait pas d’autres fronts qui auraient pu justifier qu’elle soit accaparée ailleurs, comme un grand pillage ou une émeute diurne. Qu’est-ce qu’elle a montré ? Deux flics lynchés. Résultat : 3 morts à Floresta parce qu’ils riaient de cette vengeance contre les défenseurs de l’Etat, vue à la télévision. Cet effet catastrophique mis à part, l’œil télévisé interne de l’information est resté tout aussi incapable de raconter le troisième cacerolazo que les deux premiers. Rien, en tout cas, qui permette d’identifier l’ampleur de l’insurrection, aucun accès à son discours naissant, où la fougue était encore gainée de longs filets idéologiques. En décembre, l’information s’est comportée comme un chien dans un jeu de quilles, irresponsable et qui, de l’événement, ne comprend ni la gravité, ni le sens, ni les dangers. Le 1er janvier, par contre, l’information a changé d’attitude, elle n’est pas venue. Elle a délibérément tu la manifestation, les manifestations. Pas de micros-trottoirs, pas de récit, pas de rapport. L’occultation a été brillamment confirmée le 10 janvier. Seul mensonge délibéré, mais il est important : le nombre des manifestants, ridiculement minimisé. Il n’y a plus de doute possible devant une attitude aussi tranchée et aussi partagée par tous les médias : il y a consigne.

D’où est venue la consigne ? Peu importe. La lutte contre le cacerolazo par le silence était, en apparence, dans l’intérêt de tous les pouvoirs, parce que le cacerolazo avait fait la preuve non seulement de pouvoir faire tomber les présidents, mais de les avoir fait tomber à coup sûr. Il est impossible de vérifier dans quelle mesure le silence des médias dans et après les cacerolazos de janvier a sauvé son poste à Duhalde, mais ce silence y a au moins contribué. Selon le cui prodest apparent, il est probable que l’Etat ait participé de la réflexion sur cette censure, qui est plutôt, dans les faits, une autocensure.

En regardant de plus près, l’information dominante, elle, n’avait aucun intérêt à ce silence si suspect. D’abord, l’information dominante est un secteur d’activité marchand. Si l’information dominante dans le monde entier a soutenu la plupart des révoltes des quinze dernières années, c’est parce que la révolte est toujours un sujet porteur chez les pauvres qui constituent son public. Il y a une féroce concurrence entre les médias, en cas de révolte, et le fait que tous les médias s’abstiennent est non seulement contraire aux lois de la concurrence, mais un manque à gagner pour chaque média. Au moment où les rues du pays retentissent d’un seul slogan qui exige que tous les politiciens s’en aillent, ce n’est pas en détaillant leurs mesures et leurs arrière-pensées qu’on fait du chiffre. C’est en se faisant l’écho du phénomène de rejet politicien que les médias peuvent convaincre leur auditoire, d’autant que cette clientèle est précisément acteur audible de ce phénomène. Que l’information argentine renonce à mettre en scène son propre public est donc un véritable sacrifice, qui a dû être pesé.

Ensuite, depuis treize ans, l’information avait pris le relais des oppositions défaillantes, face aux révoltes incontrôlées. C’est elle qui impose les buts et les thèmes, parfois même, dans un second temps, les méthodes des révoltes commencées de manière sauvage, ou tout au moins, c’est ce qu’elle tente de faire, depuis la Chine et la Roumanie en 1989. Comme dans le célèbre binôme de l’interrogatoire policier, là où l’Etat joue le rôle du méchant, l’information joue le rôle de la persuasion. Là où l’Etat représente la répression, l’information représente la récupération. Là où, depuis 1989, l’Etat représente la conservation du vieux monde, l’information représente la réforme de la middleclass, l’illusion d’un monde qui change. C’est donc une position anachronique que les journaux, radios et télévisions argentines semblent avoir choisie face au mouvement de la classe moyenne, qu’il était si propice de transformer en un moderniste mouvement middleclass.

La puissance illimitée et inconsciente de l’information occidentale, cependant, n’est plus ce qu’elle était pendant la vague d’assaut contre la société entre 1988 et 1993, quand cette information était devenue le rempart central de cette société. Ou plus exactement : les rapports dans le parti ennemi – entre information et Etat, et à l’intérieur même de l’information – ont changé. Les Etats d’abord, qui paraissaient impuissants face au monopole de la parole de l’information, ont trouvé une situation où l’information se soumet entièrement à leur discours : la guerre. Le gouvernement américain, en premier, a compris cette nouvelle possibilité de dicter sa parole aux médias, lui qui avec le Watergate avait, le premier, essuyé à ses dépens l’autonomie et la puissance des médias depuis que la télévision est devenue le média le plus important. Les guerres de l’Etat sont encore plus rentables, pour l’information, que les révoltes, qui sont toujours si dangereuses à manier. En Irak, au Kosovo, en Afghanistan, l’Etat américain a construit des guerres où il s’est vérifié que l’information dépendait entièrement de l’Etat. Avec le 11 septembre 2001, l’Etat américain a pu programmer une série de guerres, qui sont une série d’étranglements de l’information programmés à l’avance, et pour son profit marchand. La tendance, dans le couple Etat-information, est donc à rendre la main à l’Etat qui, par la guerre, achète l’information. Il est bien possible que Duhalde, dans ses négociations pour prendre la présidence ait joué, avec les responsables des principaux groupes de presse, sur cette forme néoconservatrice de la modernité.

D’autre part, entre 1989 en Chine et 1998 en Indonésie, l’information dominante soutenait certainement les révoltes, mais la plupart de ces révoltes étaient dirigées contre des dictatures. L’information qui soutenait la révolte était donc l’information occidentale dans le monde, et pas nécessairement celle de l’Etat où avait lieu la révolte, où seule une tête de pont locale, des sortes de supplétifs de l’information mondiale œuvraient dans le même sens. Or pour l’Argentine, qui est une pseudo-démocratie occidentale, parlementaire comme la plupart des Etats occidentaux, le silence de l’information locale sur les cacerolazos et les assemblées n’a pas été contredit par l’information occidentale dans le monde, mais entièrement repris tel quel : l’information occidentale a parlé exactement de la même chose, dans les mêmes termes que les grands médias argentins. Lorsqu’il y a eu consigne de ne pas parler des cacerolazos, l’information occidentale n’a pas davantage rendu compte, pour les récupérer, de ces événements, elle ne s’est même pas étonnée de ce silence éloquent : elle s’est entièrement alignée sur la décision endossée par les informateurs de Buenos Aires. C’est que les médias qui poussaient si fort il y a dix ans ont vieilli. Rien de tel qu’une révolte pour mettre à la lumière ces fatigues des partis ennemis. Les grands médias, presse et télévision en particulier, ne sont plus à l’écoute du monde pour le déformer à leur idée, leur contrôle sur ce qui se passe et se dit a été si complet en temps de paix sociale que lorsque la révolte, qui était leur fonds de commerce et de pouvoir, réapparaît, ils ne peuvent plus s’y adapter de nouveau et préfèrent la répudier, l’ignorer, la taire. L’information dominante a perdu, en dix ans, l’humilité qui consistait dans la perception aiguë d’un extérieur qu’il fallait ramener dans sa façon de voir ; avec la révolte en Argentine on voit les mêmes médias qui travaillaient si dur à écouter, infiltrer, traduire un discours de révolte en discours de réforme se comporter aujourd’hui comme si ce n’était plus nécessaire, en autistes qui pensent que la validité de leur discours est universellement acquise. C’est ainsi que les réformateurs deviennent des conservateurs : usés, bedonnants, moins vifs d’esprit, plus sûrs d’eux, plus satisfaits, du hasardeux corps-à-corps avec la nouveauté et le négatif du terrain ils se sont laissés glisser vers le confort du recul, où les abstractions et les généralités soumettent les faits d’avance sans jamais plus se confronter aux troublantes aspérités de la réalité.

Mais le principe même de l’information dominante n’est pas tributaire des médias qui ont révélé l’information dominante comme étant le parti de la communication infinie. Aussi, en Argentine, l’information dominante a continué de jouer le rôle de la persuasion, de la récupération, de la réforme, mais tout simplement sur un autre média, nouveau, jeune, plein de ces troublantes aspérités qui avaient disparu des journaux et des télévisions, l’Internet. Le mouvement de révolte en Argentine a été le terrain d’une scission spectaculaire de l’information dominante, qui a donc bien joué le même rôle que dans les révoltes entre 1988 et 1998, mais renforcée par le trompe-l’œil d’une scission spectaculaire. Il fallait, sans doute, une information divisée, une dispute sur l’information mais dans l’information, pour contenir la grande révolte commencée en décembre 2001. Mais c’est seulement dans le parti de la révolte, qui reste pour les gestionnaires celui des « consommateurs » ou des « électeurs », que les médias ont été divisés. Car, hors d’Argentine et même chez les gestionnaires, cette division des médias n’a pas seulement paru.

 

 
L’Internet et Indymedia

Si on pouvait comparer les courbes de fréquentation de l’Internet dans les Etats du monde, on verrait sans doute que par rapport à la courbe moyenne en ascendance régulière partout, celle qui correspond à l’Argentine fait un bond au moment de la révolte. La désertion des médias traditionnels est la raison principale : puisque les journaux et la télévision ne couvrent pas les événements auxquels ils ont participé, les révoltés argentins sont allés voir là où ils trouvaient la trace de leur passage dans l’histoire, c’est-à-dire sur l’Internet. Une seconde raison significative est dans l’ouverture que représente l’Internet. L’accès à l’expression y est beaucoup moins compliqué que dans les médias traditionnels. Si bien que dans un mouvement où tant d’individus cantonnés dans le silence de mort de la survie constataient qu’ils pouvaient s’exprimer, un média aussi ouvert que l’Internet correspondait à cette confiance retrouvée, à ce défoulement de la parole dont le besoin est si partagé, à cette illusion du discours public et même de la communication généralisée, dont les assemblées étaient aussi une forme d’expression.

Les différences entre assemblée et Internet, en tant que support d’expression des pauvres, en effet, n’ont pas été clairement posées en Argentine, où on a même vu l’idée d’organiser les assemblées en réseau, sur le modèle de l’Internet. Les pauvres d’Argentine ont cru que, lorsqu’ils s’expriment sur l’Internet, ils s’expriment librement, sans intermédiaire, de la même manière que dans leurs assemblées. Ils oublient seulement que pour être là ils paient : l’outil informatique, l’accès, la connexion ; comme pour les médias traditionnels, il y a des gens qui investissent dans le média, et ceux-là ont un pouvoir sur ce qui se dit que n’ont pas ceux qui viennent simplement s’exprimer sur un forum apparemment libre. Ils oublient surtout que sur l’Internet ils sont hébergés, selon le bon mot commercial, et le lieu d’hébergement est fortement surveillé par toutes les polices d’Etat à l’insu de ceux qui s’expriment là ; que ces polices sont tout à fait en mesure de faire pression sur leurs « hébergeurs » ; et que l’impression de liberté de la parole ne vient que de ce que cette police ne se voit pas et que la réglementation mondiale de la parole y est encore en retard sur la parole elle-même, qui ne perd rien pour attendre.

Si Indymedia Argentine n’a pas été le seul site Internet à réfléchir le mouvement (bien au contraire, rapidement une vive concurrence apparaît, avec de nombreux sites dédiés aux cacerolazos, des sites spécifiques à quelques assemblées et les sites des partis de gauche et des médias traditionnels), il est le plus important, par son antériorité, son positionnement, sa structure et son contenu, et mérite un bref examen. Indymedia est un réseau alternatif, d’origine américaine, créé à la suite des manifestations antimondialistes de Seattle, en 2000, divisé en sites nationaux ou locaux. Indymedia Argentine existe, pour sa part, depuis avril 2001. C’est un site qui se présente principalement comme un forum Internet. Le tout-venant peut, en principe, y venir poster des messages. Un collectif, sur lequel aucun renseignement ne figure sur le site, en a la charge et la responsabilité.

Sous les apparences d’un forum entièrement libre, qui serait comme une vaste rubrique des lecteurs où les articles des membres du collectif gestionnaire seraient l’exception, se cachent des choix idéologiques et une censure. Comme la censure est toujours la première manifestation d’une différence de pouvoir entre les responsables et les utilisateurs d’un média, la censure d’Indymedia est un thème capital pour comprendre le rôle des médias par rapport à la révolte moderne. C’est le 20 décembre 2001, en pleine insurrection, que le véritable débat sur la censure d’Indymedia a eu lieu sur le site même. Ce 20 décembre, un message qui parlait, apparemment en termes peu élogieux, d’un des manifestants tués la veille, le 19 décembre, à Rosario, a été supprimé avec pour explication par Indymedia qu’il s’agissait là d’un message fasciste, et qu’un message fasciste n’est pas possible sur un site au service des luttes en cours. Les deux messages suivants dans le même fil applaudissent cette censure. Puis la première objection pose la question : comment savoir que c’est un message « fasciste » s’il est supprimé ? N’est-ce pas la vocation d’un forum d’admettre et de discuter tous les messages ? Et l’intervenant conclut que le fasciste est plutôt celui qui supprime un message parce que le contenu ne lui plaît pas. Après une réponse soutenant à nouveau la censure parce qu’il ne s’agirait pas de liberté de parole, mais de la dignité d’un camarade, une autre intervention rappelle que le message censuré « era repugnante, inaceptable pero era parte de la libertad de expresion » ; et conclut avec beaucoup de tristesse : « Censura es censura no importa el color. Que desilusion, Indymedia...que desilusion. » Après une nouvelle prise de position contre la censure, venant du Chili, Indymedia Argentine se sent obligé de se justifier, par l’intermédiaire d’un certain Sebastián Hacher. La censure aurait eu lieu parce que :

1. Il s’agissait d’un commentaire « totalement » fasciste, insultant un activiste assassiné à Rosario, et par là nous tous ;
2. Des lecteurs et des collaborateurs d’Indymedia ont envoyé des mails et publié des commentaires ;
3. « La liberté d’expression de ce site parle pour elle-même » ;
4. Il n’est pas question de laisser le moindre espace d’expression à des fascistes qui peuvent bien s’exprimer sur d’autres sites comme Clarín ou Ambitoweb.

Réponse : le message censuré était de la merde, mais la merde parle pour elle-même ; et si toi, Sebastián, tu censures ici, c’est donc que tu trouves justifié d’être censuré sur d’autres sites.

L’Internet, évidemment, est confronté à la censure d’une manière bien plus cruciale que les médias traditionnels. L’accès massif des pauvres entraîne soudain que les règles de filtrage établies en partie par la loi et en partie par l’autocensure dans la presse, la radio et la télévision n’ont pas cours sur ce média : des ignorants, des malades, des anonymes non polis y éructent, insultent, trichent, et tout cela tout à fait impunément. Et de l’autre côté du manche, c’est-à-dire chez ceux qui ont le pouvoir de censurer, les règles ne sont pas mieux établies. Les « webmasters » de l’Internet se sont aussitôt comportés de la manière la plus despotique, censurant dans l’arbitraire le plus complet, et construisant à partir de la contestation de leur petit-absolutisme un argumentaire aussi ridicule que celui de ce Sebastián Hacher, aux quatre points duquel voici comment auraient pu répondre des particuliers qui savent que la gestion d’un forum Internet c’est d’abord la gestion d’une censure, et que cette censure ne peut être évitée que par l’abandon de toute prérogative sur le site, quitte à le voir dériver vers ce qu’on n’attendait ni ne voulait.

1. On peut insulter quelqu’un qui a été tué par l’ennemi, sans être « fasciste », totalement ou non ; et cette insulte ne s’étend certainement pas à « nous tous » comme le représentant d’Indymedia aimerait bien le faire croire ;
2. Le fait que des gens aient écrit leur indignation au média ne justifie en rien sa censure ; cette indignation n’a pas paru supérieure, en tout cas, dans le fil de la censure à l’indignation qu’a soulevée la censure ; si l’indignation des lecteurs était un critère pour déterminer l’action du webmaster, alors c’est la censure, fortement mise en cause, qui aurait dû être révisée, et le message censuré aurait dû être rétabli ;
3. Le point 3 est bien une merde qui parle pour elle-même. C’est le discours habituel des censeurs « démocrates » : notre sincère amour de la liberté est tel que tout ce que nous faisons est nécessairement amour de la liberté. On arrive là dans les parages dans lesquels maraudait Orwell : c’est pour ta liberté qu’on te censure ;
4. C’est Indymedia qui décide qui est fasciste, de manière arbitraire. Mais surtout il montre bien que ses concurrents sont les médias traditionnels. Et il est évidemment faux que les commentaires « fascistes » puissent être publiés sur les deux sites cités qui ne sont pas plus ouverts qu’Indymedia.

Le 18 janvier 2002, un mois après l’insurrection, un autre document signé Alex, qui dit faire partie du « collectif » d’Indymedia, étale l’autosatisfaction du site, de ses importants progrès depuis sa naissance en avril 2001 et de son rôle central comme témoin des événements en cours (« les historiens consulteront Indymedia pour savoir comment a commencé la révolution argentine »). Ensuite et surtout le message définit les critères de censure, leur donnant un cadre plus réfléchi et posé, mais tout aussi arbitraire et absolu : ne pas permettre des articles racistes, fascistes, sexistes, progouvernementaux ou militaristes, où la définition de ces termes dépend uniquement de l’arbitraire du collectif Indymedia ; ne pas permettre les spams (un message dans une autre langue qui n’a rien à voir avec le fil où il est publié, des pubs, des messages répétés pour occuper la page, etc.) : par la suite on a effectivement vu de nombreux messages publiés plusieurs fois supprimés, mais pas certains, visiblement en accord avec la direction ; ne pas permettre les messages publiés par les sites de « l’Intelligence », ce qui serait arrivé deux fois sur les huit mille premiers messages, et qui reste une affirmation entièrement invérifiable ; regrouper des messages dans des rubriques spécifiques : c’est Indymedia qui décide de la rubrique du message et pas son auteur. Le « collectif », dont les critères sont ainsi décrétés, a un pouvoir de propriétaire que n’ont pas les autres : chez moi on fait comme je dis, si t’es pas content, tu vas ailleurs. Ces règles ne peuvent pas être débattues ou alors seulement après la censure, si le collectif a la mansuétude, entièrement à sa merci, de laisser les réponses sur le site. Que l’on agisse ainsi sur son site est tout à fait logique, mais absolument contradictoire avec l’affirmation qu’il s’agisse là d’un forum de libre opinion. Lorsqu’un webmaster intervient sur un site, avec un pouvoir que n’ont pas les autres intervenants, son site devient un site sur les variations de sa propre idéologie, et d’elle seule.

Qu’il y ait eu débat sur la censure d’Indymedia souligne d’abord la grande probité des révoltés en Argentine, stupéfaits ou outrés qu’un site sur lequel ils s’exprimaient en toute confiance ait recours à de telles pratiques policières. Mais ce n’est pas seulement la naïveté qui a produit l’indignation. Les participants de ce forum semblent avoir oublié ou occulté qu’ils étaient sur un média, alors même que le suffixe média apparaît dans le nom du site. Ou plutôt : sur ce site sévissait la naïveté très générale de croire que les maîtres de ce média étaient ceux qui s’y exprimaient, c’est-à-dire tous ceux qui en avaient envie, justement comme dans une assemblée vécinale. De découvrir que quelqu’un interdisait la parole a été une véritable surprise, assez peu répandue d’ailleurs. D’autres thèmes, plus pressants, firent de cette importante et exemplaire dispute un petit fil sans importance vite oublié et largement ignoré par la grande majorité de ceux qui fréquentèrent le site.

Qu’un gestionnaire de ce site puisse, un mois après une insurrection où son site s’est distingué par la censure, venir établir calmement des règles pour cette censure montre à quel point les intervenants sur Indymedia ne se doutaient pas qu’ils avaient affaire à un média dominant. L’impression était que les médias étaient en dehors, parce que les médias sont l’inaccessible, et qu’Indymedia faisait partie du « nous », puisque l’accès est ouvert à nous. Cet arrogant satisfecit sur la censure souligne clairement toutes les limites de la critique du mouvement de révolte en Argentine : il a été toléré au point que, à partir d’avril 2002, Indymedia est devenu le site officiel des résolutions de l’Interbarrial du parc du Centenaire.

Dans le cadre de son idéologie purifiée, Indymedia a joué un rôle important. Comme pour toute médiatisation d’une révolte, il est difficile de savoir, en premier lieu, si cette médiatisation profite ou nuit davantage à cette révolte. Indymedia a permis d’abord de faire connaître la révolte, avec des témoignages directs, comme celui en anglais de ce Nicolas, fan du Racing, qui racontait sa bataille de la place de Mai d’une manière qu’on ne pouvait pas trouver dans l’information classique. C’est là que se concentrèrent de nombreuses informations sur les mobilisations, c’est bien dans ces récits de batailles, dans ces appels à manifester, dans ces réflexions de gauche stéréotypées qu’on sent le souffle de l’événement bien mieux que dans n’importe quel média qui le raconte et qui le synthétise, même si l’exposé des faits est laissé au hasard des impressions et à la diversité d’intensité, d’intention et d’intelligence pratique des différents intervenants.

Indymedia ne mérite pas seulement d’être effectivement le site incontournable pour comprendre le commencement du mouvement par les témoignages des grandes manifestations qu’on y sent enfler comme le désir (on lit peu à peu comment différents quartiers se soulèvent – il y a déjà un concert de casseroles à Scalabrini Ortiz et à Santa Fe, le message suivant annonce deux cent cinquante personnes à Boedo, puis un autre annonce tant d’autres manifestants à Belgrano, et ça commence à Corrientes et Medrano, et il y a déjà plusieurs milliers de manifestants place de Mai), mais surtout par son rôle dans la naissance des assemblées. Il a été le seul lieu public où l’on pouvait savoir comment les assemblées s’organisaient. Fin décembre et début janvier on y trouve des demandes et des réponses sur la façon d’organiser une assemblée. Tout comme ces propositions d’organisation, les premières résolutions publiées ont servi de modèle à toutes les autres assemblées, comme la suite l’a montré, puisqu’elles fonctionnèrent apparemment toutes sur un modèle similaire. Enfin, c’est surtout sur Indymedia qu’on pouvait savoir quand et où ces assemblées avaient lieu. Le média a donc joué le rôle du catalyseur qui permet d’amplifier le mouvement.

Sur Indymedia, cette phase essentielle de la naissance des assemblées a aussi pris un ton enthousiaste et décidé, qui a sans doute fortement contribué à la propagation des assemblées elles-mêmes. Ce média joue également un rôle déterminant dans l’absence de critique envers et dans les assemblées, mais bien plus encore dans la diffusion des thèmes centraux : le fait de publier rend compassé, et on se range dans l’institutionnel, dans les solennités hors de propos. Les thématiques les plus ridicules, comme la critique du FMI par exemple, ont pu s’incruster durablement parce que les premiers sites Internet où étaient publiés les rapports d’activité des assemblées étaient des sites avec une vulgaire idéologie de gauche, comme Indymedia. Il y a là deux phénomènes importants : lorsque ceux qui n’ont pas la parole s’adressent au public, ils essaient d’abord de le faire en concordance avec le média qui porte cette parole, dans son jargon et dans sa vision du monde, et non pas dans le leur ; et l’emphase mise par les gestionnaires du média renforce la légitimité de certaines thématiques par rapport à d’autres. Ainsi, le niveau critique de ce qui se dit sur Indymedia, plus encore par l’autocensure qui fait qu’on se conforme au discours général du média où l’on s’exprime, n’excède pas la position de la gauche-Seattle. C’est là qu’Indymedia et les autres sites Internet ont joué leur rôle de récupération et de frein d’un mouvement si puissant qu’il pouvait ouvrir des débats sur l’insulte fasciste de militants tués par l’ennemi. C’est là qu’ils ont repris, à leur compte, le travail des médias traditionnels. Et c’est pourquoi, dans le solde des avantages et des inconvénients que peuvent apporter des médias en parlant d’une révolte, les inconvénients restent prépondérants. En Argentine, l’Internet a permis une certaine extension du mouvement, mais a fortement contribué à l’étouffer et à l’arrêter.

 

 
Le mouvement de révolte et l’information

Si l’occultation du cacerolazo du 1er janvier, par les médias traditionnels, n’a pas encore véritablement ému les participants à la manifestation, l’indignation va croître, surtout à partir de l’occultation manifeste du cacerolazo suivant, le 10 janvier. Dès le 12 janvier apparaissent, sur Indymedia, des interventions appelant à un escrache des principaux médias. A la première Interbarrial, le 13 janvier, une résolution propose de « boycotter et dénoncer les médias qui occultent ou déforment l’information ».

Après avoir attaqué, dans le grand pillage de décembre, la marchandise, après avoir, dans la bataille de la place de Mai et dans les cacerolazos suivants, pris pour cible l’Etat, le mouvement de révolte en Argentine s’en prend maintenant fort logiquement à l’information dominante. Mais comme pour la marchandise, où la critique n’a pas dépassé la démonstration pratique d’irrespect, comme pour l’Etat, où le mouvement n’a pas dépassé le renversement de deux gouvernements, la défiance aux députés irrévocables, et la mise en accusation de la justice, pour l’information, il n’y a qu’ébauche de doléances, irrespect et manifestation d’une insatisfaction, mais non pas une véritable critique.

Le débat sur les médias ne s’est jamais élevé à un débat sur l’information dominante, c’est-à-dire sur la médiation dans la société. Le phénomène de « l’information dominante », apparu comme manifestation de la middleclass et comme nouvelle forme de lutte contre le parti du négatif, comme il s’est révélé depuis la révolution en Iran, était largement inconnu en Argentine. Il y eut donc un début de débat, mais ce débat avait pour seule prémisse l’occultation des cacerolazos (et à un degré moindre l’occultation de leur devenir assemblées). Deux tendances, fort importantes pour la suite, se manifestèrent au cours de ce débat non contradictoire. La première était un rejet large et diffus de l’information dominante. Le discours dominant était rejeté globalement et l’occultation par les médias pouvait être considérée comme une preuve supplémentaire de ce qui confirme ce rejet. En termes imprécis, l’information devait être créée par ceux qui font, et ceux qui font étaient alors ceux qui participaient au mouvement dans son ensemble, notamment dans les assemblées et sur l’Internet. Cette tendance représente plutôt un dégoût indéterminé de ce discours dominant qui tentait d’enfermer les événements dans l’étroit carcan de la politique, au moment où celle-ci avait perdu son droit de cité, et de l’économie, au moment où celle-ci ne se manifestait que par la faillite.

La seconde tendance était la tendance de gauche. Dans les vieilles gauches, qu’elles soient issues du léninisme ou qu’elles soient repoudrées en altermondialistes, les médias ont une place précise, pas mise en cause en tant que telle. Ils sont simplement considérés comme des officines de propagande soumises à un parti. C’est cette idéologie de gauche qui a réussi à circonscrire la critique de l’information à la critique du principal groupe de presse argentin, le groupe Clarín. Le groupe Clarín possède le premier quotidien national, ‘Clarín’ – grand journal populaire qui tire à cinq cent cinquante mille exemplaires – et d’importantes parts dans ‘Página 12’, journal de gauche, qui se veut plus intellectuel, le quotidien gratuit ‘La Razón’, d’autres quotidiens comme ‘La Voz del Interior’, qui est le quotidien de Córdoba, ‘Los Andes’, qui est celui de Mendoza, ‘Olé’, quotidien sportif, le magazine ‘Elle’, les chaînes de télévision TN, Canal 13, Volver, Teledeportes, TyC Sports, Canal 12 Córboba, Canal 7 Bahía Blanca, et Pol-Ka, les sociétés de distribution Multicanal et DirecTV, les radios FM 100 et Radio Mitre, l’agence de presse DyN, l’entreprise de papier journal Papel Prensa, le portail et provider Internet Prima, le moteur de recherche Ubbi, et la moitié de la société de téléphonie Audiotel. Ce grand groupe de médias, on le voit, a cette structure tentaculaire semi-visible qui permet de le diaboliser, et il a tenté de se diversifier dans tous les secteurs de la « communication », de sorte que son ubiquité paraît participer d’une stratégie de contrôle de ce qui est dit. L’idéologie de gauche a d’abord raison de rappeler que l’information est une entreprise capitaliste dans la société qu’on peut également appeler société de la communication infinie, et on peut se réjouir que ce premier mobile des distorsions de l’information soit mis en avant, pour une fois dans la critique du contenu ; mais on ne peut que se désoler d’une vision aussi étroite des médias, et du résultat qui a consisté finalement à imputer au seul groupe Clarín tous les maux reprochés aux médias, ce qui a eu pour effet d’abord de confiner leur critique à leur occultation de la révolte et ensuite d’exempter du reproche la plupart des autres médias, de ‘La Nación’ à Indymedia, en passant par ‘Página 12’, qui a été dissocié de la critique à Clarín parce que c’est le seul quotidien de gauche.

Cette gauche a également réussi à imposer les thèmes d’un pseudo-débat sur les médias. L’idée directrice était que la liberté de presse n’est pas un droit des médias, mais de la société. Il s’ensuit, évidemment, que la liberté de la presse appartiendrait non à ceux qui font la presse, qui en seraient même privés, mais, de manière assez obscure, à ceux à qui elle est destinée. Comment savoir, en effet, que l’information correspond à la liberté de ceux qui sont informés ? La proposition vise ici à donner un droit de contrôle à ceux qui reçoivent l’information sur ceux qui la font, à ceux qui sont passifs sur ceux qui sont actifs, ce qui n’est pas scabreux seulement pour les partisans de la libre entreprise.

De cette idée, singulière, provient l’extension non moins singulière : la vérité est un service public. Si on ne s’arrête pas à la seule vérité formelle, la vérité est en effet publique. Mais de vouloir en faire un service est une profonde absurdité, ne serait-ce qu’en pensant à la vérité en actes, qu’on appelle aussi la vérification pratique, qui est une fin, en soi le contraire d’un service qui est un moyen. On peut à la rigueur recycler une vérité (qui mérite alors d’être revérifiée) comme moyen, pour s’en servir. Mais de toutes façons l’idée de gauche ne visait pas à une définition de la vérité. Ce qui est en jeu avec l’idée de la vérité comme service public a été exprimé par une simple résolution de l’assemblée d’Almagro, le 19 janvier : nationalisation des médias. On reste consterné devant la demande de transférer à l’Etat, au moment de son discrédit le plus complet, rien moins que toute l’information ; il faut être un fétichiste de l’Etat, comme semblent l’avoir été les défenseurs de cette résolution, pour soutenir que la nationalisation de la presse équivaut à rendre la liberté de la presse à la société ; et de dire que la vérité est un service public semble ne signifier rien de plus que cette ahurissante confiance en une organisation centralisée de la société qui pourrait contrôler la vérité, sans jamais en abuser, cela va de soi.

Toute la critique des médias s’est donc réduite à une indignation contre les médias qui ne parlent pas assez du mouvement de révolte, qui occultent. Par la suite, dans toutes les manifestations, les journaputes étaient accueillies à bras ouverts pour faire des micros-trottoirs – les émeutiers de la vieille Europe doivent être bien surpris, eux qui depuis dix ans virent à coups de pied dans le cul le moindre journaliste parce qu’ils ont appris à travers leurs colères que, s’il n’est pas un flic direct, il est un flic indirect, s’il n’est pas un flic indirect, il est un menteur par intérêt, et s’il n’est pas un menteur par intérêt, il est un menteur inconscient – et des assemblées décidaient de faire des conférences de presse, et non pas, comme on pourrait raisonnablement le penser à distance, pour défier l’ennemi. Malgré un malaise beaucoup plus profond par rapport à l’information, le reproche s’est limité principalement à ce qu’elle ne soit pas assez de gauche dans l’expression de la révolte.

L’avortement de l’analyse de l’information, en Argentine, est très important : l’Etat est un moyen de communication facile à mettre en cause, parce qu’on peut le personnifier, du fait de sa structure pyramidale et de sa base à casque et bouclier de Plexiglas ; la marchandise est déjà plus difficile à cerner, depuis qu’elle a pollué l’air qu’on respire, tout en conservant son essence dans une abstraction ; l’information, qui fait partie de ce mauvais air, est encore plus difficile à prendre comme cible. Elle n’est pas construite en dur, elle est bien peu matérielle au sens où cette société matérialiste entend la matière. Ramener l’information dans les catégories qu’elle avait au début de la religion économiste, comme ont réussi à le faire les degauches du mouvement en Argentine, a non seulement réduit la critique des médias à une reprise de parts de marché par les médias de gauche et alternatifs sur les médias de droite et traditionnels, mais surtout a sauvegardé l’information dominante à l’intérieur du mouvement, jusque devant la porte des assemblées. Cette dispute a révélé et dissimulé la véritable fracture du mouvement : d’un côté, le malaise diffus devant toutes les institutions respectables ; de l’autre, lui faisant face, la vieille gauche lénino-seattléenne, qui tentait de traduire ce malaise dans les catégories périmées de l’humanisme trotskiste au cerveau chiapasseux.

L’escrache contre le groupe Clarín, le 23 janvier 2002, réunit cinq cents personnes d’une vingtaine d’assemblées devant les locaux de Canal 13, qui furent bombardés d’œufs et de slogans (« se va a acabar, se va a acabar, esa costumbre de ocultar » – il n’est évidemment pas ici question de ce qui a été censuré dans Indymedia –, « quand le peuple s’unit, les médias désinforment » – comme si, quand « le peuple » se désunit ou ne s’unit pas encore, les médias ne désinformaient pas). Le groupe de presse semble vite avoir tiré les conséquences de cette colère ciblée : le 25 janvier, le jour même du cacerolazo « national », où ce journal poursuit sans s’émouvoir la technique de minimisation outrageuse des effectifs, pour la première fois le quotidien ‘Clarín’ parle des assemblées qui y ont appelé. Ni cette reconnaissance, si tardive, ni cet escrache, si bon enfant, n’ont suffi à calmer le ressentiment profond contre l’information, puisque aussitôt après naît l’appel au boycott du groupe Clarín pendant… le mois de février. Dans les multiples rappels, chez le concurrent Indymedia, qui se frotte les mains, de cette mesure si limitée dans le temps et dans l’efficacité, on verra le parti qui ne veut que critiquer l’opinion du premier quotidien national, et non attaquer le corps ennemi qu’il représente dans la guerre sociale, toujours réussir à exempter le quotidien ‘Página 12’ de cette sanction de consommateur timoré. Nullement en danger, quelques journalistes effrontés ont alors pris parti dans la dispute sur les médias, se prétendant victimes de choix qui ne sont pas les leurs, et protestant, avec fougue sur Indymedia, de leur attachement à la révolte. Ce ne seraient pas eux qui auraient la responsabilité de « couvrir » ou de « ne pas couvrir », ils ne seraient que des « travailleurs du microphone », bien obligés de suivre les choix rédactionnels des vilains capitalistes qui les emploient. C’est le vieil argument du collabo qui n’a fait qu’obéir aux ordres. De telles interventions où le journaliste brimé mais solidaire finit par demander « à qui profite le fait de les confondre avec l’ennemi », insolence qui ne peut être proférée que lorsqu’on est à peu près sûr qu’il n’y aura pas de réponse, s’achèvent dans la défense des médias « vraiment indépendants », en tête desquels figurerait ‘Página 12’.

Janvier 2002 a été le mois de la grogne contre les médias. Cette grogne n’a jamais réussi à s’élever à la critique. La critique contre les médias n’est pas seulement une critique contre la propriété de la parole, mais contre le rôle de la parole dans la société. Elle contient une critique de la hiérarchie, de la médiation, et même du langage. La défense de gauche, par les léninistes et indymédistes coalisés, a empêché ces questions-là d’émerger de manière centrale. Mais la demande de nationalisation de l’information, c’est-à-dire de la vérité comme service public, n’a pas réussi à convaincre les assemblées, qui, effectivement, auraient été directement menacées par une telle mesure, tout comme les conseils ouvriers de Russie avaient été émasculés en se soumettant à l’Etat, que ce soit de plein gré ou par la force. Apparemment, en effet, ni les gauches ni les médias alternatifs n’ont réussi à médiatiser à l’intérieur des assemblées.

 

 
Ambiance, fin janvier

Lors du grand pillage de décembre, la marchandise a été violée en pleine rue, mais un bon mois plus tard, les meilleurs psychologues de la planète ont réussi à convaincre la victime ébranlée qu’il n’en restera peut-être même pas de traumatisme.

L’Etat, discrédité, déshonoré, a rompu et plié deux fois, et tente, depuis, de survivre dans cette misère. Mais il a su contrer ce qui a fait tomber son exécutif et qui a menacé sans faire plier sa justice, le cacerolazo. Même sur Indymedia, les effectifs de la manifestation du 25 janvier sont évalués à seulement vingt mille ou vingt-cinq mille (ce qui est aussi le chiffre de ‘Clarín’, qui, dans un premier temps, avait annoncé mille cinq cents à deux mille en affirmant de plus que ce sixième grand cacerolazo – que le journal appelle le troisième – serait la manifestation la plus importante depuis l’arrivée de Duhalde). Il faut rajouter à ce score si bas trois mille manifestants à Olivos, trois mille bloqués sur le pont Pueyrredón par la police pour les empêcher de progresser jusqu’à la place de Mai, mais aussi beaucoup de cacerolazos qui sont restés dans les barrios, comme à Palermo ou Villa del Parque, et l’Interior, où les plus grands rassemblements semblent avoir été ceux de Mar del Plata (dix mille), Rosario (six mille), où quelques vitrines de banques ont volé en éclats, et quelques charges musclées des forces de l’ordre, Córdoba (quatre mille), Jujuy (trois mille), Salta, où il y eut des escraches contre les banques, Tucumán, Mendoza et San Luis. Aussi, lorsque soudain, à 2 heures du matin dans le centre de la capitale, après une averse fort démobilisatrice, cinquante voltigeurs de la police chargent, c’est sur un reste de foule trempée et démobilisée, dont les plus combatifs n’ont opposé de résistance que sur l’avenue Rivadavia. On est très loin de la bataille de la place de Mai. Le 1er février ponctue le déclin des cacerolazos nationaux. Il y avait à peine huit mille personnes sur la place de Mai ; et on se demande ce qu’il en serait advenu si la base piquetero n’avait pas forcé D’Elía et Alderete à pousser jusqu’au centre-ville au moment où ces deux crapules-là avaient voulu faire demi-tour, trois jours après leur marche pour épuiser, qui avait conduit quinze mille piqueteros et assembléistes jusqu’à la place de Mai réclamer benoîtement des plans Trabajar. Il faut dire que toute la semaine avait retenti des craintes de la classe moyenne sur Indymedia, parce que, jusqu’au 31 janvier, les nervis de Duhalde avaient affirmé vouloir manifester eux aussi place de Mai ; qu’en début d’après-midi, le 1er février, la Cour suprême avait, à la surprise générale, déclaré le corralito inconstitutionnel ! Dans l’Interior, à l’exemple de Tartagal, où les chômeurs lassés de leur inutile campement de misère ont repris les coupures de route en cinq endroits qu’on imagine bien choisis, la mobilisation est restée à peu près au niveau du 25 janvier.

Le début de critique de l’information n’a que contribué à sa réforme : du kiosque au desktop, de ‘Clarín’ à Indymedia, de la liberté bourgeoise à la morale middleclass. Tant que la révolte visible ne s’en prend pas, ad hominem, aux défenseurs de ce monde, ceux-ci, comme les journalistes, peuvent même oublier qu’ils sont les collaborateurs agissants d’un régime dictatorial qui confisque la parole et qui se substitue, au nom de ses propres valeurs frelatées, à l’assemblée générale du genre humain. Le discours public de la révolte est donc maintenant devenu une sorte de bouillie de gauche, aux contours imprécis, et qui tolère la mise en scène de ses propres caricatures comme ce « cacerolazo global », les 2 et 3 février, soutien et solidarité « mondiale » au tape-casserole, déjà si largement éventé en Argentine : à Amsterdam et à Porto Alegre, il y a pu y avoir un millier de manifestants, partout ailleurs les gens se comptent plutôt par dizaines voire sur les doigts d’une main : Badajoz, Stockholm, Auckland, Sydney, Barcelone, Madrid, Saragosse, Valence, Grenade, Bruxelles, Paris (six personnes), Helsinki, Athènes, Milan, Naples, Oslo, Montevideo, New York, Zurich, Los Angeles. Partout les degauches ont fait semblant de se révolter. Il faut être encore plus soumis que bienveillant pour ne pas se rendre compte de l’hostilité d’un tel acte contre le mouvement qu’il prétend soutenir.

Mais si l’information a pris une teinte de gauche, elle n’en est pas plus capable de suivre les débats, si les cacerolazos s’effondrent c’est dans la multiplicité, si l’on manifeste en petit nombre, c’est tous les jours. Une ébullition permanente et débordante s’est emparée de Buenos Aires et les bulles de ce pétillement luxuriant éclatent jusque dans les provinces les plus reculées. Les assemblées se multiplient et gonflent même dans leurs Interbarrials du parc du Centenaire et d’Olivos. C’est là désormais que la partie, qui a le monde pour objet, se joue. Et là, où tout est pourtant grand ouvert, ni la marchandise, ni l’Etat, ni l’information n’ont réussi à pénétrer.

Et le camp du rire l’emporte encore facilement parce que l’escrache a aussi pris de l’altitude et de la distance. Ainsi, Ruckauf reconnu par des passagers argentins à l’aéroport de Madrid, le 4 février, est obligé de changer d’avion, menacé par une quarantaine de personnes qui continuent leur colère rigolote dans les airs, ne voulant pas croire que le ministre a pris l’avion suivant, puis affirmant haut et fort à un personnel médusé qu’ils l’attendront à l’aéroport de Buenos Aires, quelque douze heures plus tard. C’est là l’excellente réplique d’un incident de la veille, à Rosario, où trois politiciens (un PJ, deux UCR), qui avaient eu le front de venir à une assemblée vécinale, se sont fait insulter et cracher dessus, jusqu’à leur fuite précipitée. Comme le remarque Guerrero : « Entre el 20 de diciembre y el 12 de febrero se cuentan treinta y siete “agresiones” a importantes personajes o símbolos de la política nacional y provincial. Dos ex presidentes, cuatro senadores, nueve diputados, tres ex ministros, dos gobernadores. Uno a uno abucheados en la calle, el restaurante, avión o manejando su auto. Una irreverencia donde lo nuevo intenta tomar venganza de la impunidad. Gritos ofensivos, empujones, incluso trompadas. Hasta el sagrado placer porteño de tomar café con leche y medialunas les fue vetado. »

 

A suivre.

(Texte de 2004.)

 


Editions Belles Emotions
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