Argentine 2001-2002   (suite)

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Argentine
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II – L’insurrection de décembre 2001

Début décembre

Dans son ouvrage ‘Días de furia’, le journaliste Camarasa rapporte que le 30 novembre, baptisé « vendredi noir » par les économistes parce que les retraits bancaires battirent tous les records en passant du déjà très élevé 481 millions de dollars la veille à une somme comprise entre 700 et 1 100 millions de dollars, Domingo Cavallo, ministre de l’Economie, réunit ses principaux collaborateurs et leur demanda : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » Silence consterné. Puis le vice-ministre, qui par une ironie de l’économie politique s’appelle Marx (Daniel), aurait dit : « On s’en va, Mingo… Nous devons tous démissionner parce que nous avons échoué. Nous avons perdu la confiance. » Et, frappant théâtralement la table, à faire trembler les bouteilles d’eau minérale, Cavallo s’écria : « Non, nous devons sauver les banques ! Nous ne pouvons pas les laisser tomber. »

Le corralito, qui est le résultat de cette obstination à soutenir la finance contre la confiance, impose, dès le lendemain, un plafond des retraits en liquide de 250 dollars, ou pesos par semaine, de tout compte bancaire, et limite à 1 000 dollars (élargie rapidement à 10 000) la somme qu’il est permis d’emporter à l’étranger. Sur les chèques et les cartes, moyens de paiement très peu utilisés en Argentine, mais en pleine progression dans les jours à venir, il n’y a pas de limites. 250 dollars, c’est à peu près le salaire mensuel des meilleurs plans Trabajar, de sorte que la mesure ne touche désormais que ce qu’on a appelé « la classe moyenne » ou « les classes moyennes ». Mais « les classes moyennes » (‘le Monde’ évalue à 14 % le nombre d’Argentins qui gagnent plus de 1 000 dollars par mois) se sont donc ruées dans les banques pour retirer leurs 250 dollars. Et ceci, chaque semaine. Ceci a provoqué des queues. Et dans les queues, les gens de ces « classes moyennes » et les autres – ceux qui avaient d’autres opérations à effectuer –, pas contents, ont commencé à se parler.

Le 5 décembre, le FMI refuse soudain un prêt de 1,3 milliard de dollars, prévu de longue date, sous prétexte que le budget de l’Argentine ne correspond pas à l’équilibre promis, essentiellement par la faute des provinces de cet Etat fédéral, qui sont des fiefs politiques principalement tenus par une opposition péroniste incapable et récalcitrante à tenir le zéro déficit exigé et décidé. Ce refus n’est pas très important financièrement (il correspond à 1 % de la dette de l’Argentine). Mais il exprime la même fin de la confiance dans l’Argentine et dans son gouvernement par l’instance supragouvernementale que celle qu’on avait vue dans les files d’attente du corralito et dans l’analyse de Marx (Daniel). Ce discrédit du FMI pourra cependant encore être révoqué, le 8 décembre, lorsque Cavallo présente à New York le huitième plan d’ajustement budgétaire depuis deux ans, en léchant tous les paillassons, et en promettant apparemment des coupes claires : sur les salaires des fonctionnaires, et sur les services de l’Etat.

Entre la nécessité de rassurer les créanciers et celle de faire payer les Argentins, le marteau et l’enclume se rapprochent pour ce gouvernement coincé entre les deux. Car les Argentins, payeurs malgré eux, commencent à maugréer. Le 12 décembre, il y a des concerts de casseroles dans les rues de Buenos Aires, Rosario, Santiago del Estero. Le même jour, à Concordia, dans la province d’Entre Ríos, des manifestants envahissent et dévalisent un supermarché.

Le lendemain, 13 décembre 2001, est une journée de grève nationale, à laquelle avaient appelé les trois principales centrales syndicales, CGT, CGT dissidente et CTA. Les journées de grève générale sont toujours des journées où les syndicats tentent de récupérer des pauvres qui braconnent hors du prolétariat, dans leurs manifestations solennelles d’ennui et d’indignation vertueuse qui épuisent et qui permettent d’évaluer une capacité de mobilisation ; mais dans le seul cas où un mouvement social grandit, de manière irrésistible, ces journées mêmes peuvent fournir des prétextes à dépassement ; et lorsque, comme en Argentine, les quelques fissures apparentes sont en fait le début d’une puissante explosion, toute occasion de s’y frotter peut déjà donner envie de bander, même la simulation d’érection de l’index syndical dressé.

Les manifestations n’ont pas partout la solennité pseudo-digne d’une classe sociale bien encadrée. A Neuquén, cinq mille manifestants affrontent la police ; à Córdoba, les manifestants attaquent les locaux du quotidien ‘La Mañana’ et s’en prennent aux vitrines des banques (‘le Monde’ préfère rapporter de la même manifestation l’image réfléchie de sa propre piété économiste : « Sur la place centrale, certains prient, entre deux discours de responsables syndicaux »). A Pergamino, dans la Province de Buenos Aires, c’est la prise et la destruction de la mairie. Et alors qu’il y a des coupures de route à Neuquén, à Jujuy, à Mendoza (dix piquets), cent manifestants péronistes huent et insultent Cavallo devant sa maison dans le quartier de Palermo, à Buenos Aires. L’ironie de l’économie, (Daniel) Marx, finit par prouver qu’il a perdu la confiance en démissionnant en solo.

Le 14 décembre, dans l’agglomération de Mendoza, un petit supermarché est pillé à Guaymallén. A Rosario, après un face-à-face tendu devant un grand supermarché entre police et plusieurs centaines de manifestants, province et municipalité évitent le pillage en offrant quatre mille paniers de nourriture. Le 15 décembre, le même petit supermarché de Guaymallén est à nouveau attaqué et pillé. Il y a un nouveau pillage à Concordia. Dans la banlieue au sud de Buenos Aires, Avellaneda, deux cent cinquante personnes ont pris et investi le supermarché Carrefour, qui leur offre finalement mille paniers alimentaires. Le 16 décembre, le petit supermarché de Guaymallén est attaqué et pris pour le troisième jour consécutif et d’autres supermarchés auraient été attaqués dans l’agglomération de Mendoza : il y a maintenant dix arrestations. A Concordia également, c’est le troisième jour de pillage. A Rosario, il y a de violents affrontements après que la police a tenté de déloger un piquet de rue qui réclamait des aides alimentaires.

Le 17 décembre, dans plusieurs quartiers de l’agglomération de Buenos Aires, les classes moyennes manifestent contre le corralito. Ce seraient, d’après l’information dominante, des petits commerçants, des petits industriels et des « voisins » (vecinos). De manière significative, la suite s’annonce dans le quartier de Palermo : une nouvelle manifestation, un cacerolazo, y est appelé pour le 19 décembre, à l’angle des avenues Córdoba et Scalabrini Ortiz, manifestation qui devra rester, d’après ‘Clarín’, sans affiliations politiques ou de chambre de commerce, et dont le but annoncé est de réclamer des solutions à la crise : « “Vecinos y comerciantes de Palermo Viejo y Villa Crespo realizarán un cacerolazo, una protesta popular, batucada y cortes de avenidas”, dijeron los organizadores en un comunicado de prensa. »

Le même 17 décembre, alors que les gueux de Concordia y retournent une quatrième fois, c’est une autre grande banlieue au sud de la capitale, Quilmes, qui est le lieu de la bataille des supermarchés la plus connue du jour, puisqu’on en trouve trace dans ‘le Monde’ : « Pour se procurer de la nourriture, des centaines de personnes ont ainsi pris d’assaut, au cours des derniers jours, des magasins et des supermarchés dans les principales villes de l’intérieur – Rosario, Santa Fe, Entre-Rios, Cordoba, Mendoza, Salta – et dans les faubourgs de Buenos Aires. A Quilmes, aux portes de la capitale, des centaines de personnes ont occupé, lundi 17 décembre, quatre hypermarchés. Armes à la main, la police a procédé à des dizaines d’arrestations, faisant plusieurs blessés. »

La presse argentine raconte déjà, pour ces pillages, que les manifestants y sont très organisés. En effet, les adolescents et les femmes marcheraient devant, et les hommes adultes qui donneraient des ordres viendraient derrière. Mais cette formation de combat ne nécessite aucune organisation, aucune concertation, tant elle est une description de la hiérarchie des émotions et de la pugnacité qu’on rencontre dans la plupart des émeutes : d’abord les adolescents, ensuite les femmes, enfin les hommes adultes dont les « ordres » sont la mise en avant de la raison chez ceux qui, dans les troubles publics, apportent parfois ce contrepoint. Par ailleurs, si des centaines de personnes d’un quartier se mobilisent pour aller dévaliser un supermarché, on peut supposer qu’elles se demandent comment elles vont s’y prendre ; et il y a de grandes chances qu’elles vont essayer de valider leur formation de combat spontanée. Le dispositif minimal exposé là tente d’insinuer d’emblée que les pillages seraient manipulés par des intérêts autres que ceux des participants qu’on voit. Mais ce qui est montré là est le minimum d’organisation dont sont capables des gueux, surtout dans des quartiers comme Quilmes, qui ont maintenant plusieurs années d’expérience de coupures de route.

Le 18 décembre, tous les supermarchés de cette banlieue sont fermés et gardés par la police, face à mille personnes constituées en piquets de route. L’information dominante hésite entre deux tendances : l’alarmiste, qui affirme qu’on est devant une explosion sociale majeure (ce qui est un des discours permanents en cas de « crise économique » et de troubles diffus), et la conciliante, comme celle de ‘Clarín’, qui rappelle à ses lecteurs que l’an passé à la même époque aussi il avait fallu renforcer la sécurité autour des supermarchés. C’est Noël, que voulez-vous, les gens fêtent la marchandise. La synthèse de ces deux formes d’interprétation va être livrée par le président De la Rúa, qui le même jour vient à la télévision, explicitement à cause de la situation à Rosario, chaud, chaud, chaud, pour assurer à la population qu’il n’y a « pas de quoi s’alarmer ». On ne sait pas, parmi les passifs qui l’ont écouté, s’ils ont été plus tranquillisés par un tel constat ou inquiets parce qu’il fallait le formuler. Mais ce qui est le plus vraisemblable, c’est que fort peu de pauvres d’Argentine l’ont entendu, parce que la passivité exigée pour écouter un tel discours était elle-même en dissolution accélérée.

 

 

Les 19 et 20 décembre dans l’information

Dans toutes les grandes révoltes où de grandes manifestations ont eu lieu, ces événements un peu solennels marquent au moins une respiration pour l’ennemi conservateur en place : elles tournent souvent à la parade, et comme en Iran, on y voit les loups asphyxiés par les moutons. Les récupérateurs se tiennent alors devant, encerclent et noyautent de toute leur étouffante componction toute tentative de parole un peu plus vivace que leurs langues de bois à arrière-pensées conservatrices. Dans ce gigantisme de la lourdeur compassée, l’information dominante donne alors la pleine mesure de sa maîtrise de la mise en scène et de l’effacement du fond du mouvement par la forme de l’événement. La délimitation rigoureuse de la manifestation dans l’espace et dans le temps, l’observation étroite du prétexte de la réunion au détriment du possible et l’écrasante majorité de non-combattants rassurants, inoffensifs, confirmant les présupposés de cette information le long de tous les micros-trottoirs, permettent au discours dominant de ramener une révolte qui s’affiche ainsi à un défilé qui n’est pas fondamentalement différent du premier direct télévisé, maintes fois rejoué avec des variantes, le couronnement de la reine d’Angleterre.

En Argentine, la grande manifestation qui a fait une rupture dans le temps échappe à cette visibilité. L’information n’a su ce qui s’est passé que par bribes et conjectures, en alignant des apparences sur des préjugés, et tout ce qu’on en sait, par conséquent, est partiel, singulier, soumis aux fortes subjectivités alors en jeu et aux graves déformations qu’entraîne leur constat. Non seulement, sur les 19 et 20 décembre 2001 (car cette journée de rupture dans le temps a duré deux jours et trois nuits, du soir du 18 au matin du 21), on ne peut pas certifier les mouvements de foule, les lignes de front, les moments d’intensification, mais les médias ne se sont même pas aventurés à évaluer le nombre des participants, eux dont les évaluations quantitatives sont l’un des domaines réservés, un des bastions de leur crédibilité parce qu’ils savent généralement pondérer à la fois l’exagération maximaliste des organisateurs de manifestation et l’exagération minimaliste de l’autre acteur, la police ; et parce que compter peut être considéré comme une partie de leur domaine de compétence, même si ces comptages sont presque toujours filtrés par des arrière-pensées idéologiques non exposées au public. Ici, l’événement n’a pas été visible en entier dans la publicité à contrecœur que l’information dominante en a restituée. Surprise parce que ces journées ont été le début du mouvement, évaluant mal les jours, absente la nuit, l’information a failli sur le détail et sur le tout. L’intensité prodigieuse déployée dans ces retrouvailles des pauvres avec leur discours propre n’est perceptible que dans son rayonnement ultérieur, pas dans l’image instantanée qu’on a l’habitude de recevoir, à domicile, de chaque événement jugé historique par nos informateurs mal informés.

Ce sous-éclairage, qu’on pourrait croire anachronique pour un fait de cette importance à une époque de saturation médiatique, est caractéristique des principaux événements en Argentine entre 1995 et 2003 et, comme on peut le remarquer, au début de cette période des troubles de la parole dans le monde entier : là où les pauvres prennent pour objet le monde, c’est-à-dire là où les pauvres commencent à se projeter comme sujets de l’histoire, l’information dominante n’y est pas, ceci vaut aussi bien pour le cœur des grands pillages d’Albanie et d’Indonésie, l’assemblée de Jussieu, le debord of directors, les révoltes des piqueteros, l’insurrection en Algérie à laquelle il a fallu adapter des structures d’encadrement pour filtrer et abréger la parole des émeutiers, et les journées d’insurrection de décembre 2001 en Argentine, ainsi que la tentative de débat qui les a suivies, pendant l’année 2002. En extrapolant de ce constat, on est évidemment tenté de conclure qu’il faut que l’information dominante soit absente si l’on veut commencer à parler du monde ; ou que lorsque la question du monde se pose, l’information dominante s’éclipse, que ce soit par autocensure ou par incompétence.

L’information n’a donc pas rendu compte de l’ampleur, de la saveur, de la profondeur des journées insurrectionnelles en Argentine. La première raison est que l’immensité de ces manifestations n’était pas prévisible : elles n’avaient pas été organisées et, d’ordinaire, lorsque les pauvres se retrouvent à plusieurs centaines de mille (il faut supposer cet ordre de grandeur, au moins pour Buenos Aires, les 19 et 20 décembre), ce n’est pas la première grande manifestation violente d’un mouvement, comme ce fut le cas pendant ces deux journées où plusieurs étapes, généralement étalées sur des mois, ont été franchies au pas de charge en quelques heures. Ayant pris ce retard dès le départ, l’information dominante n’a jamais pu rattraper le mouvement par la suite, son essence lui échappant par essence. Une telle désorganisation de l’apparence d’un mouvement social majeur est une première depuis la révolution qui a eu lieu en Angleterre et en France autour de 1650 ; mais à cette époque, l’information dominante n’était pas encore un puissant parti indépendant de l’alliance pour la conservation du monde, dont la fonction principale est d’offrir une médiation plausible entre la conservation du monde et sa critique. Ce silence officiel, si souhaitable dès que la gravité dépasse les questions de gestion, fait aussi brouillage dans un monde où l’information dominante est le bruit de fond : ce n’est pas une soudaine et bienfaisante absence de parasites auditifs, c’est un effacement inexpliqué et intermittent du son qui participe en tant que phénomène de la perte de sens. C’est ce qui rend si délicat de raconter ce qui s’est passé en Argentine. C’est ce qui rend si primordial de restituer ce qui s’est passé en Argentine.

 

 

Du soir du 18 à l’après-midi du 19 décembre 2001 : la grandeur du pillage

1. Pour tenter de saisir le mouvement des pauvres vers la parole, en Argentine, il importe de bien saisir l’enchaînement des faits. A l’arrivée, il y a du neuf. La façon dont le neuf apparaît est de la plus haute importance pour la portée de toutes les vies contemporaines. Il s’agit donc, au milieu de quelque chose d’aussi radical – de plus radical qu’aucun d’entre nous peut l’être en conscience –, d’être à la fois très attentif et très pondéré pour ne pas réduire à un modèle, par exemple, ce phénomène de l’esprit qui incite à la généralisation par son caractère unique même.

L’offensive des 19 et 20 décembre peut se découper en quatre grands moments. Le premier moment, qui va du soir du 18 à la fin de l’après-midi du 19, est le moment de la charge. C’est le début de l’attaque frontale contre la marchandise. La marchandise est, avec l’information dominante et l’Etat, l’un des trois grands moyens de communication de la société économiste. La marchandise est l’agent conservateur le mieux installé dans les cervelles des pauvres. Aucune forme de pensée étrangère ne nous est plus familière. Dans les villes de notre monde urbain elle est omniprésente, à perte de vue, à même la peau, on n’entend qu’elle, on l’avale en mangeant et en respirant. Depuis un demi-siècle, la domination de la marchandise n’a cessé de s’intensifier, de s’affiner, d’envahir des contrées insoupçonnées de l’existence ; ce n’est pas par la séduction, restée identique, mais par la contrainte – nous sommes forcés de consommer de plus en plus de marchandises qui nous déplaisent avant même que nous les achetions – qu’elle nous tient en un pouvoir de plus en plus odieux. Les pauvres considèrent rarement la marchandise, qu’ils subissent comme une fatalité, en tant que catégorie en entier, ils différencient entre les marchandises séduisantes et les marchandises répugnantes ; l’impression de félicité contenue dans la marchandise n’a pas augmenté depuis les premières émeutes contre l’ennui il y a environ cinquante ans, mais le dégoût, la honte et la haine ont lentement crû à travers ce demi-siècle de colonisation marchande et de désillusions des satisfactions promises. Omniprésente et tyrannique, désormais plus souvent prise pour la manifestation de leur pauvreté que pour la promesse de leur richesse, la marchandise est devenue une cible immédiate des révoltes modernes.

Ce qui est difficile à comprendre dans les attaques contre la marchandise, c’est que les pauvres à l’offensive ne s’attaquent pas essentiellement à des êtres humains, et qu’ils ne sont pas essentiellement mus par la convoitise. Ils s’attaquent à une abstraction. Ils s’attaquent d’abord à un tabou, qui est l’inviolabilité de la marchandise, et qui reste son meilleur défenseur dans le monde, signe que l’idéologie dominante a bien travaillé. Le viol de la marchandise, cette transgression du tabou, est immédiatement suppression de l’échange marchand. L’échange marchand est précisément l’abstraction attaquée. L’ordre du monde est construit sur l’échange marchand, qui est d’abord cette étrange préméditation qui s’est effectuée dans la pensée qui échappe aux individus, et qui n’est effectuée qu’en conséquence dans la pratique par les individus. L’échange marchand est de la pensée qui échappe aux pauvres, et même aux marchands, et c’est cette dépossession qui est presque la seule cible d’une de ces attaques contre la marchandise dont les révoltes modernes sont le territoire privilégié. Alors que les gestionnaires essaient de minimiser ces révoltes en actes dérisoires d’exaspération ou de désespoir, ou plus subtilement, en parodie de jalousie et de convoitise (il en va de même pour le viol sexuel, dont la part critique est toujours noyée dans la moralisation du désir), il s’agit, dans la plupart des cas, du refus immédiat de l’échange marchand, et de l’organisation, de l’ordre qui en découle. Elles sont des mises en cause immédiates de la communication dominante dans ce qu’elle a d’universel.

Parce qu’ils s’en prennent à ce moment-là à l’ordre existant en entier, même si ce n’est qu’à travers son abstraction la plus immédiate, pour ainsi dire, le pillage dément la division courante, économiste, entre marchandise superflue et marchandise nécessaire : l’acte d’abolir l’échange tend à abolir cette division. Dans tous les grands pillages on assiste à des prodigalités inouïes et à des gâchis insensés, à des confusions sur les produits que le « consommateur » le plus abruti ne commettrait jamais (notamment la propension des pilleurs à s’attaquer à des marchandises dont ils n’ont pas l’usage) et à de véritables dévaluations fonctionnelles des ex-futures marchandises, dont le sens et l’usage sont modifiés par la destruction irrémédiable de l’échange marchand. Le calcul, que les informateurs réintroduisent après coup dans leur explication du pillage, parce que eux-mêmes, restés sous le joug, imaginent qu’ils auraient agi par calcul dans toute situation similaire, s’effondre. Ils ne comprennent donc pas comment on peut piller des marchandises séduisantes en prétendant avoir faim, ils parlent très peu de la destruction des marchandises, notamment alimentaires, qui est gigantesque dans les grands pillages, mais avec toute l’horreur de l’incompréhension, et ils ignorent même pourquoi quelqu’un qui selon leurs propres critères n’a pas faim peut piller de la nourriture, plutôt qu’une autre marchandise. Ce mouvement de la critique de la valeur, qui est l’idée de l’échange, est en effet une forme de dépassement de la raison qui n’est, dans les moments historiques, que le système de la rationalité dominante, c’est-à-dire la prétendue cohérence de la religion dominante, aujourd’hui l’économie. Les pillages dans les révoltes modernes sont d’abord des offenses contre une pensée extérieure à la nôtre qui nous humilie, une vengeance, une colère, une jouissance, un rire cassé comme à chaque fois qu’on superpose soudain deux abstractions séparées par de nombreuses médiations supprimées dans quelque hardiesse d’esprit à la fulgurance enivrante.

S’il y a, comme en Algérie depuis 1988, des insurrections contre l’Etat sans grand pillage, tous les grands pillages de ces dernières années ont été des insurrections : ainsi à Jakarta en 1998, ainsi en Albanie en 1997. Ces feux de brousse soudains provoquent des moments de stupeur et de panique chez l’ennemi, c’est-à-dire chez les gérants du monde marchand. L’Etat et son gouvernement sont alors immédiatement en danger. Les gouvernants, qui ont mandat de défendre la marchandise, ne savent pas plus que nous pour l’attaquer comment s’y prendre pour la protéger, jusqu’où va ce genre de vague montante, quelles sont les digues les plus efficaces et où les ériger. Il y a, en effet, plus de vitrines que de policiers, et les grands pillages en sont déjà, derrière la vitrine, au principe ; mais le principe marchand est tabou dans la religion de l’économie qu’il faut faire respecter. Ce n’est donc pas la police qui pense par la matraque, elle-même souvent fort encline au pillage, qui suffirait à défendre le tabou, c’est la police qui matraque par la parole qui est requise ; mais celle-là, l’information dominante, est loin de savoir et de comprendre ce qui est en jeu. De plus, elle ne sait pas réagir vite sur des questions de fond ; nous non plus, du reste. Comme l’avait annoncé le grand pillage argentin de 1989, qui était le hors-d’œuvre de celui de 2001, le silence est alors imposé par le discours dominant, même si de nombreuses calomnies ne manquent jamais en appui et en contre-feux à ce silence. Le même silence coupable va évider les discours de ceux qui ont attaqué l’échange marchand et de ceux qui soutiennent le tabou de l’inviolabilité de la marchandise. Jamais le mérite du grand pillage de Buenos Aires, comme préambule à la libération de la parole, n’a été honoré ; même si le grand pillage ne débouche pas toujours sur la parole, la parole est aujourd’hui impensable là où la marchandise est respectée. Le respect de la marchandise est un bâillon, et même si par la suite l’arrachement du bâillon a été occulté en Argentine, il y a, dès le début, cette importante différence avec la révolte en Algérie, qui n’a jamais réussi à s’élever à la critique de l’échange marchand.

Ce premier moment de l’insurrection n’a pas été une trouée triomphale, bien qu’en de nombreux endroits de la bataille – supermarchés, petits commerces – l’ennemi s’est trouvé complètement enfoncé, débordé et battu ; en d’autres endroits les batailles ont été indécises, en d’autres encore l’ennemi a réussi à défendre l’intégrité de la marchandise ; et parfois il a réussi à négocier avec succès des sortes de viols consentis et limités. Mais sur ce terrain, que toute morale réprouve, sur ces bouts de territoire de la pensée dominante gardés par les armes, sur cette corde raide où s’affrontent le désir et l’ordre, la critique et la conservation, la prise de parole et son interdit, un courage et une détermination que les gueux n’ont pas toujours, un sens du plaisir et du négatif que les gueux n’ont pas toujours et un goût de l’expérimentation de leur possible que les gueux n’ont presque jamais ont été tout particulièrement dignes de respect et d’admiration.

 

2. Une des différences visibles entre la vie quotidienne et l’histoire se lit dans les difficultés de datation des événements historiques. La mesure du temps, en effet, provient d’un découpage emprunté à cette division de la pensée qu’est la nature, et à l’organisation du travail sur la nature : le changement de jour tombe au milieu de la nuit, et le milieu de la nuit est le milieu supposé de l’activité qui sépare deux activités dans le travail sur la nature, le sommeil (on voit que cette datation vient de la vie quotidienne des paysans ; la police le sait bien puisque, en ville, ses heures d’interventions préférées, c’est-à-dire celles où elle espère surprendre dans leur sommeil ceux qu’elle attaque, est juste après la madrugada, entre 4 heures et 6 heures du matin). Ainsi les historiens, les journalistes, les chroniqueurs se contredisent-ils fréquemment, par exemple, sur la datation de la période nocturne après minuit, pour laquelle la langue espagnole a un mot qui manque aux autres langues, madrugada. Parfois elle fait partie du même jour que le soir qui précède, parfois elle fait partie du lendemain. Mais dans les moments historiques, si rares, le sommeil est puissamment rationné, et la journée qui se prolonge parfois pendant plusieurs jours de calendrier pour l’acteur commence presque toujours avant minuit et dépasse très souvent la madrugada.

Il en va ainsi pour la journée du 19 et 20 décembre 2001, en Argentine, qui a commencé dans la soirée du 18 et qu’il faut prolonger jusqu’au lever du soleil du 21. Dans la soirée du mardi 18, à Concepción del Uruguay, la foule s’assemble et le premier des quatre supermarchés pillés jusqu’à la fin de la madrugada semble l’avoir été avant minuit. De violents combats ont lieu jusqu’à 5 heures du matin et il y a 20 arrestations. De même, à Moreno, à l’extrême ouest de la banlieue de Buenos Aires, des groupes de gueux sont réunis depuis le soir du 18 et finissent par saccager, entre minuit et l’aube, trois commerces dont un petit supermarché, sur la route 23. Puis tôt le matin a lieu le pillage d’un supermarché à San Martín, banlieue ouest de Buenos Aires, avec des affrontements qui débouchent sur 80 arrestations. Ce fait d’armes-là a été considéré par la plupart des informateurs, à tort comme on voit, comme le premier pillage de cette grande vague qui commence. Au même moment, sans doute, a eu lieu l’attaque de l’hypermarché Auchan de La Tablada, qui est un quartier de La Matanza. La plus belle journée de critique en actes de la marchandise, depuis le début du siècle et même depuis le grand pillage de Jakarta, venait de commencer.

Il faut ici se souvenir que, pendant la semaine qui précède, les pillages avaient rapidement crû en intensité, de Concordia à Quilmes, en passant par Rosario, et que Concepción del Uruguay, Moreno, San Martín et La Tablada, qui sont la suite accélérée de cette croissance, étaient hors de contact les uns avec les autres, sans notoriété ni importance stratégique particulière. La progression soudaine des vagues de pillage se passe comme l’écroulement d’un barrage : d’abord une première fissure, puis une seconde, ailleurs, puis simultanément deux ou trois autres qui, par hasard, peuvent s’être recoupées, puis soudain la brèche, le saut qualitatif, dans une puissance proportionnelle à ce qui avait été contenu. Alors le flot engloutit tout jusqu’à ce que le rythme du déluge, à travers un imperceptible ralentissement, s’épuise. Et cet « imperceptible » est important, parce que c’est aux premiers instants où le flot cesse d’augmenter que se situent les erreurs d’analyse et d’évaluation, dans chacun des deux camps. Mais à cette incapacité de l’observation, il n’y a pas de remède connu : quand on est trop proche de la réalité, on perd la capacité de la restituer, un peu comme on perd le visage aimé quand on y pense trop ; et quand on est trop loin de la réalité, les instruments de mesure sont trop imprécis pour saisir les variations de son déferlement.

 

3. C’est dans l’Interior que la charge a sonné d’abord. Comme en 1989, c’est à Rosario en particulier, où le gouvernement est obligé d’envoyer des renforts de gendarmerie, que ces offensives silencieuses et déterminées semblent avoir été les plus fières et les plus joyeuses : il y a au moins huit supermarchés dévastés, puis d’innombrables petits commerces pillés lorsque police et vigiles rendront plus difficiles les assauts frontaux contre les grandes surfaces. Dans les banlieues sud et sud-est de cette troisième ville du pays, il y a de violents affrontements qui laisseront entre 5 et 6 morts, au moins 120 blessés et 300 arrestations.

De Córdoba, deuxième ville d’Argentine, on ne rapporte pas de pillages dès le 19, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en eut pas. Ce que l’information, par contre, a rapporté, est que des employés communaux, furieux de n’avoir pas touché leur salaire, ont marché sur la mairie, l’ont attaquée, prise, et en partie incendiée. Cet événement, qui coïncide si bien avec les pillages, parce qu’il rejoint, par la destruction du lieu du pouvoir bureaucratique, la critique de la communication comme aliénation, a peut-être servi à occulter les attaques contre les commerces, et peut-être seulement à les retarder. Car on sait que les affrontements après pillage, dans cette agglomération, ont fait 1 mort le lendemain, 20 décembre.

Par la liste officielle des tués, on peut remonter un certain nombre de villes de province où le jeu a été particulièrement poussé : 2 morts à Paraná, 1 mort à Corrientes, 1 à Santa Fe et 1 à Cipolletti dans le Río Negro. Ce qui ne veut pas dire qu’ailleurs les combats et les viols de marchandise n’ont pas été plus intenses, plus plaisants, et plus consciencieux : à Neuquén, par exemple, où trois supermarchés ont été réduits en superruines ; dans la province voisine à General Roca, où ce sont des façades de banques qui subissent les dommages collatéraux des affrontements ; dans la province d’Entre Ríos à Concordia et à Gualeguaychú ; ailleurs encore, les pillages n’ont pas réussi, parce que les affrontements se sont soldés – au moins dans le premier temps rapporté par l’information dominante – par la victoire des défenseurs de la marchandise, comme à Chajarí, à Santiago del Estero et à Mendoza.

Très vite, deux formes de réaction divisent les gestionnaires : la répression, qui est difficile parce que les effectifs de l’Etat ne suffisent à protéger que les plus grosses enseignes, avec tous les reproches que cela entraîne ; la négociation, qui est compliquée parce que s’il y a bien toujours des négociateurs chez les gestionnaires, ils sont plus difficiles à déceler en face. En de nombreux endroits, les gérants de supermarchés, les petits commerçants, et parfois les autorités locales se résignent à offrir des marchandises aux gueux menaçants. Cette forme de pillage préventif permet de laisser à l’ennemi le choix de ce qui est pillé et d’éviter les destructions. C’est aussi une diminution drastique du plaisir, même s’il y a déjà de la satisfaction à voir toutes ces salopes s’humilier à saborder leurs propres marchandises, leur propre sacro-saint échange marchand, à les voir crever elles-mêmes le tabou de la propriété privée qu’elles espèrent sauvegarder par le sacrifice, par le tribut. L’exemple à la plus grosse échelle de ce type de politique a été fourni par la province de Tucumán, qui distribue cent mille paniers alimentaires (prenant donc à la charge du contribuable la ponction qui est faite ailleurs sur les commerçants), mais dont le gouverneur déploie quand même cinq mille policiers, non sans raison, parce que des manifestants menaçants campent devant au moins un supermarché de la capitale du même nom, Tucumán.

 

4. Mais dès la matinée, les provinces de l’Interior ne sont plus que l’arrière-plan du décor (Capitale fédérale est le nom de la province qui est identique au centre de Buenos Aires, alors que la conurbación, la banlieue agglomérée, fait partie d’une autre province, la Province de Buenos Aires ; ainsi, on appelle Capitale fédérale le centre, conurbación ou provincia la banlieue, et Interior les autres provinces que celle dont dépend la conurbación). Le terrain de bataille sur lequel zooment maintenant les caméras est la banlieue, la conurbación. Morón, à l’ouest, semble avoir été l’épicentre de ce jour contre la marchandise, puisqu’on y aurait recensé dix-neuf pillages et 1 mort, notamment dans les quartiers aux noms chantants, presque balnéaires, de Castelar Sur, La Paloma et Ciudadela. Au nord, d’Escobar à Tigre et San Isidro, à l’ouest, depuis San Martín, où les affrontements semblent s’être étalés de tôt à tard, jusqu’à La Matanza, au sud, depuis Lanús jusqu’à Lomas de Zamora, et au sud-est dans la capitale de la Province de Buenos Aires, où la police de toute la banlieue, la Bonaerense, a son siège, La Plata, des petits groupes d’ennemis de cette société s’avancent par dizaines ou centaines, enfants, femmes, adolescents, adultes, tous ensemble dans ce que les médias voient comme une horreur sans nom, et qui est un bris du quotidien, de la misère, de l’ennui sans nom. Le mur épais de l’agencement des contraintes n’est plus qu’une fine paroi en pensée, que transperce maintenant le premier rire, le dernier sarcasme. Le désarroi ennemi décuple la confiance prise à l’ennemi depuis hier : ils sont si inférieurs en nombre, ces chiens bardés de cuir, de caoutchouc et de Plexiglas, ils suent dans la chaleur montante du jour, ils ne savent pas où ils sont, ils se demandent pourquoi ceux-là, leurs voisins, leur jettent des pierres, des boulons, des marchandises, des bouteilles remplies d’essence dont ils allument les mèches en tissu torsadées. Oui, il fait chaud partout, et la bataille est un plaisir pour les plus forts, les gueux, mobiles, légers, virevoltants, pleins de ce sérieux qui apparaît si volontiers sous la forme de l’humour et de la gaieté. Voilà un jeu si grave que les uns sont prêts à tuer pour qu’il cesse et les autres à mourir pour qu’il continue.

Contre les pillages l’ennemi n’est bien organisé nulle part, tous les grands pillages en témoignent, et c’est seulement qu’il y en ait si peu qui confère l’impression que la marchandise serait bien protégée. L’ennemi, c’est d’abord l’encadrement péroniste et piquetero, c’est-à-dire les deux concurrents pour enfermer les pauvres dans un prolétariat, les deux partis de la récupération par l’assistanat et le militantisme. Ils sont d’accord sur l’explication principale du pillage : ce serait un complot. Mais alors que les péronistes accusent de manière surréaliste les narcotrafiquants d’être les instigateurs des attaques de supermarchés, les chefs piqueteros – nommément Luis D’Elía et Juan Carlos Alderete –, beaucoup plus au fait de la modernité et beaucoup mieux à l’écoute d’une base turbulente, accusent… les péronistes.

Les pillages, en effet, mettent les chefs piqueteros dans une situation délicate. Car c’est bien entendu leur base, qu’ils ne contrôlent pas encore complètement malgré plusieurs années de travail intensif à brider, à lui substituer leur discours, à diriger par la carotte et le bâton, qui pille. Comment, en effet, pourraient-ils expliquer au monde que ces gueux qui désolent l’échange marchand aujourd’hui ne sont pas cette extension du prolétariat qu’ils sont censés contenir dans les plans Trabajar à durée indéterminée et dans les piquets à durée déterminée (on voit le travail accompli par cette récupération depuis les plans Trabajar à durée déterminée arrachés à l’ennemi, pour l’humilier et se préparer à aller plus loin, et les piquets à durée indéterminée, qui forçaient l’ennemi à venir se battre ou négocier sur les routes occupées) ? Les chefs piqueteros ne sont en rien ennemis de la marchandise, encore moins du commerce, ils sont par contre, en héritiers du gauchisme, garants de la morale de gauche qui voudrait que vol, viol, meurtre soient mal. Et ils savent bien en rudes gaillards qui pactisent avec les fourbes négociateurs de l’Etat, sous la pression d’une base violente, comment ce genre de crise menace leurs plans de carrière : aux émeutes, aux pillages, on trouve après coup un bouc émissaire, souvenez-vous de 1989, quand le PO, qui depuis 1999 s’est mis dans la course à l’encadrement piquetero, avait été désigné comme instigateur qui tirait d’odieuses ficelles dans l’ombre. Les chefs piqueteros savent bien qu’en 2001 ce sont eux qui ont le profil type de l’emploi.

Or la thèse piquetero du complot péroniste est devenue la thèse dominante, même si elle n’a jamais permis d’arrêter le bouc émissaire désigné, et peut-être à cause de cela. En effet, l’information dominante, surtout à travers le principal quotidien du pays, ‘Clarín’, s’est faite immédiatement le porte-parole de cette accusation. A travers leur réseau d’assistanat et de clientèle, la tendance duhaldiste du Parti justicialiste aurait soudoyé des provocateurs (20 pesos la journée, plus tard le journal ira même jusqu’à dire 100 pesos la journée, plus leur part de butin) ; ces provocateurs feraient courir des bruits que tel ou tel commerce ferait une distribution de vivres ; une fois la foule arrivée, voilà ces nervis qui débarquent par camionnettes entières, cassent les vitrines ; puis la seconde vague, moins bien payée, détruirait les têtes de gondole, initierait le pillage. C’est une variante à l’identique de la thèse officielle du complot, tout aussi peu vérifiée, du grand pillage de Jakarta. Le but aurait été de renverser le président De la Rúa. Effectivement, De la Rúa est tombé et Duhalde est devenu président. Mais, non seulement il y a eu un président entre les deux (et si Duhalde est bien un crapaud assez visqueux, il est loin d’être un Richard III), mais surtout il aurait fallu un concours de circonstances invraisemblable pour arriver à un tel résultat à partir d’une telle combinación. Pour que De la Rúa tombe, il aurait fallu d’abord anticiper deux autres moments de la révolte, qui n’ont été prévus par personne et qui ont dépassé le pillage, lui donnant toute sa profondeur. Ensuite, organiser une insurrection sans chefs pour prendre une présidence paraît un risque si démesuré pour un résultat si ridicule qu’aucun arriviste, même le plus fanatique, qui risque tout de même d’être grillé, pendu, coupé en morceaux et lui-même pillé et dépouillé par l’insurrection, n’a tenté un tel choix depuis au moins un demi-siècle dans le monde. Et si l’insurrection ne devenait pas incontrôlable, elle risquait tout simplement de ne pas devenir insurrection, et là, non seulement le but était manqué, mais la responsabilité de ce déclenchement, facile à établir, aurait également coûté la carrière à ceux qui l’auraient assumé. Il est donc fortement improbable qu’une des fractions péronistes, qui n’avait pas seulement à craindre les piqueteros, l’UCR au pouvoir, les gueux et la rue et l’information dominante, mais aussi toutes les autres fractions péronistes concurrentes, ait pris un risque aussi démesuré que celui d’intensifier une vague de pillage qui était déjà bien commencée et n’avait nullement besoin d’un tel soutien.

Aujourd’hui encore, la plupart des acteurs mêmes des 19 et 20 décembre semblent convaincus de cet impossible complot. La raison en est la vieille morale de gauche, si profondément ancrée dans l’idéologie dominante du respect de la propriété privée : le pillage, c’est vol, viol, meurtre, et vol, viol, meurtre, c’est mal. Alors, si on pense que le pillage c’est mal, et qu’on soutient cette révolte, on préfère attribuer la faute du pillage, du mal, à l’autre camp. Et il n’y a pas que la bonne conscience de gauche qui préfère les fables et les complots, les manœuvres politiciennes des princes de la Renaissance aux réalités sociales du millénaire suivant.

La faim, de même, qui existe en Argentine, est revenue dans les discours, non comme cause des pillages, mais comme leur justification. Une telle explication, si platement économiste, si mécaniquement indexée sur le besoin alimentaire comme s’il était le besoin essentiel, pour lequel on se révolte par conséquent, est l’une des plus antinomiques avec une révolte moderne. Quand on a faim, on ne se révolte pas, on meurt. A notre connaissance, au moins depuis 1945, aucune grande famine n’a été ralentie ou accélérée par une révolte non encadrée ; et aucune révolte non encadrée n’a été accélérée ou ralentie par une famine, sauf lorsque le parti de la conservation a choisi délibérément d’affamer une révolte, comme à Haïti ou en Somalie, par exemple. Pour se révolter, il faut être en colère, déterminé et fort ; quand on a faim on est ralenti, hébété et faible. Depuis l’insurrection de 2001, du reste, la faim a plutôt augmenté en Argentine, l’Etat s’y est fortement affaibli et la thèse dominante avait montré qu’il était possible, sinon légitime de s’insurger quand on a faim ; mais, malgré ces conditions meilleures pour une révolte de la faim on ne signale aucune tentative de ce genre. Il est donc même à regretter que, dans le parti des pilleurs, le prétexte de la faim ait été utilisé, parce qu’il garantissait une sorte de compassion qui promettait une sorte d’impunité ; mais il valide alors l’hypothèse. Et l’information dominante peut, en toute logique, diviser ensuite les pilleurs comme le faisait Menem en 1989, entre affamés, délinquants et provocateurs, et jouer sur cette pseudo-division pour essayer d’affaiblir le mouvement.

D’autres tentatives de récupération et d’encadrement, moins significatives, ont eu lieu. Là où les organisations piqueteros contrôlaient leurs troupes, elles les ont mises au piquet sur la route, loin des joies ludiques du pillage, comme la CCC de La Matanza. Des manifestations de banlieusards auraient marché sur Buenos Aires, Capitale fédérale. En fait, un seul de ces cortèges peut être retracé et semble avoir effectivement détourné des gueux de leurs plaisirs anti-marchandise. Il est conduit par l’intendant de Moreno, qui, devant les jeux relevés de la madrugada, avait déclaré « l’état d’urgence social » et avait pensé que la meilleure façon de sauver ce qui restait de vitrines dans sa commune était d’emmener ces mille mécontents au loin, au centre de la Capitale fédérale, à la place de Mai. Cette manifestation pénètre à peine dans le territoire de Buenos Aires, Capitale fédérale, qu’elle est arrêtée par un barrage de police, et le demi-tour sans discussion montre que la fatigue et le procédé de l’intendant ont eu raison des goûts négatifs de sa troupe récupérée.

 

5. Il y a trois moyens de communication dominants. L’information dominante est au centre. Or, le 19 décembre, dans l’Interior et en conurbación, l’information voit la marchandise brûler, sur une aile, et elle ne voit pas l’Etat, qui n’est pas sur le terrain de bataille, et qui lui semble donc mal protéger l’aile marchande attaquée. L’information dominante va beaucoup reprocher ce dysfonctionnement à l’Etat par la suite. La police de la Province de Buenos Aires était au main des duhaldistes, ses hésitations et ses retards sur les lieux des pillages ont été interprétés comme preuve supplémentaire du complot péroniste. A Monte Grande, monsieur Coto et sa femme Gloria, nous raconte le journaliste Camarasa à l’appui de cette thèse, sont venus défendre en personne le plus grand supermarché de la chaîne qui porte leur nom. Ils ont armé leurs quatre cents employés qui tiennent tête à mille assiégeants jusqu’à l’arrivée de la gendarmerie, une heure plus tard. Il n’est pas content, monsieur Coto, il trouve que c’est une guerre des pauvres contre les pauvres, une guerre des sans-emploi contre les employés, comme les siens, qui sont obligés de défendre les magasins Coto, dit-il, sans quoi, du fait du pillage, ils perdraient leur emploi. Il est apparemment arrivé à convaincre ses pauvres employés qu’il sera obligé de les faire basculer dans la misère innommable des mille assaillants dont on voit les yeux étincelants de convoitise au-dessus des foulards qui couvrent le bas du visage s’ils ne leur tirent pas dessus. Et que fait l’Etat, qui ne vient qu’une heure après ? Il y a ici des emplois à défendre. Ainsi, au-delà de la thèse du complot, le journaliste Camarasa prête du même coup la main à une autre thèse qui a beaucoup couru, la thèse de la guerre des pauvres contre les pauvres, des sans-emploi contre les nantis qui ont un emploi, et qui recouvre pratiquement, en les opposant, les chasses gardées piqueteros et péronistes.

Mais l’information dominante est elle-même positionnée n’importe comment, et elle ne comprend visiblement rien à ce qui se passe. Non seulement elle est perdue dans ses fantasmes apocalyptiques de complots machiavéliques, d’affamés soulevés, de guerre des pauvres qui n’ont rien contre les autres pauvres qui possèdent si peu, mais en plus elle propage les images d’émeutes et de pillages les plus joyeuses (où l’on voit par exemple un pillard quadragénaire rigolard avec son butin de tampons hygiéniques ; et d’autres crient « nous avons faim » en se servant dans l’électroménager). Si, pour elle, ce sont là des accusations à peine voilées, pour les pauvres ce sont les plus belles incitations : ils savent maintenant que la jouissance de la destruction de l’échange est devenue possible, que ce dont nous rêvons tous est en cours, que la destruction de la marchandise va aujourd’hui au-delà de son sous-secteur alimentaire. Mais, plus grave dans un moment aussi périlleux pour ce qu’elle défend, l’information laisse se développer ce dont elle est en principe l’antithèse et le garde-fou : les rumeurs.

Il y a des rumeurs de pillages de maisons particulières, dans les banlieues, qui deviennent des hordes de Huns marchant sur la somnolente abondance marchande du centre de la capitale, que personne ne défend, au secours. Cette psychose, qui se développe à partir des images télévisées de la matinée, va jouer le rôle de déclencheur de la phase suivante. Car comme les caméras avaient fait passer le centre de gravité du pillage de l’Interior à la conurbación, ce sont les caméras qui vont à nouveau déplacer ce centre de gravité, le fantasme aidant, de la conurbación vers la Capitale fédérale.

Le troisième moyen de communication dominant, l’Etat, a la vue bouchée par l’information dominante. Alors que dans les guerres d’Etat et les émeutes l’information marche derrière les rangées de casques de l’Etat, à peine décalée sur le côté comme quand on penche la tête pour voir derrière le malabar qui vous dissimule la vue, lors des grands pillages l’information accourt avant l’Etat qui se trouve ainsi rejeté derrière elle, c’est-à-dire que ce que sait l’Etat, il ne le sait que par l’information dominante. Camarasa raconte comment au palais présidentiel tout le monde est devant les écrans de télévision. Ce sont donc des gueux rigolards qui pillent en criant qu’ils ont faim et les rumeurs de hordes de Huns qui sont la base sur laquelle l’Etat doit prendre ses décisions. Dans cette indécision nécessaire, c’est tout l’Etat fédéral qui s’émiette. On a vu la province de Tucumán négocier ; on a vu la conurbación péroniste osciller entre brutalité précipitée et attentisme hébété ; et on voit, pendant l’après-midi du 19, l’Etat fédéral recenser précipitamment les forces de répression dont il dispose dans une consultation chaotique des principaux commandements armés.

Mais déjà, le centre de gravité, qui avait quitté la province pour la conurbación après la madrugada, quitte la conurbación pour le centre-ville dans l’après-midi du 19. Et rappelons seulement à ceux qui souhaitaient des interventions plus fermes et plus vives des forces de l’ordre que, dans la seule conurbación, pour les 19 et 20 décembre, le bilan officiel, donc probablement en dessous de la vérité, s’élève à 9 morts (la police s’enorgueillit cependant de n’avoir pas tué : sept ont été victimes de commerçants, et deux d’émeutiers), environ 2 500 blessés, et 2 700 arrestations ; heureusement qu’il y avait là du laxisme intéressé !

 

 

La nuit du 19 au 20 décembre 2001 : le premier cacerolazo

1. C’est la rumeur des hordes de pillards qui a déplacé le centre de gravité de la banlieue, d’où ces hordes sont supposées partir, vers le centre de l’agglomération, où elles sont maintenant attendues avec effroi. A partir de l’après-midi, de nombreux commerces ont baissé les rideaux de fer. Comme la circulation est devenue difficile (une ligne de métro est fermée) et le danger imminent, de nombreuses entreprises ont libéré leurs salariés plus tôt dans l’après-midi. Et comme la circulation était difficile, ceux-ci ont marché, créant des apparences de manifestations, qui ont à leur tour alimenté la psychose. Dans le centre-ville comme en conurbación, il y a eu des rumeurs de distributions de paniers alimentaires, et ces rumeurs n’ont pas manqué de provoquer des attroupements devant les supermarchés fermés et gardés.

A 19 heures, le gouvernement, qui sent la vague se former dans la Capitale fédérale, qui n’a pas su comment faire cesser le sourd et ardent grondement des pillages de banlieue, et qui entend les rires et les cris de province comme des huées finales, décrète l’état de siège pour un mois. A l’heure de cet aveu de panique se tient la manifestation annoncée deux jours plus tôt à l’angle de Córdoba et Scalabrini Ortiz, embryon de manifestation, germe d’assemblée vécinale. A Liniers, les commerçants, de la même façon, occupent le carrefour Rivadavia et Carhué. Dans le barrio de Constitución, « des dizaines de personnes lapident deux supermarchés ». D’autres réunions prévues avaient lieu à ce moment-là, comme celle des motoqueros, ces coursiers à mobylette, dont dix des onze sociétés qui les emploient n’avaient pas versé les derniers salaires. Eux aussi resteront dans la rue.

L’état de siège a l’effet inverse de celui escompté par le gouvernement. Avec indignation, alors que la nuit tombe, toute la classe moyenne, comme on l’appelle, reste ou descend dans la rue. De petits groupes se forment aux carrefours, les manifestants tapent sur des casseroles et sur tout ce qui est métallique pour se donner du courage et pour ameuter les autres. Alors que les petites troupes de banlieue qui s’amusent si bien devant, puis dans, puis autour de ces ignobles hangars à marchandise qu’on appelle des supermarchés sont composées de pauvres qui se connaissent, les attroupements qui se forment dans les quartiers de la capitale sont essentiellement des gens qui se découvrent, des rencontres. Ces mobilisations sont extraordinaires : on ne sait pas encore ce qui meut, ensemble, des gens qui d’habitude sont séparés par la peur et la torpeur apathique de la résignation quotidienne. Les uns ont marché contre l’ordre de la propriété privée, ouvertement, en plein matin, avançant vers des rangées serrées d’hommes en uniforme et en armes dépêchés pour les empêcher ; les autres, après le travail, ont marché la nuit contre un état de siège, comme si cet interdit formel était une insolente provocation, armés de casseroles et d’indignation, souvent trop vertueuse, sans s’être concertés. Il y a des drapeaux argentins, des tenues estivales, shorts et sandales, il n’y a pas de banderoles, pas de consignes, pas de militants, et un seul slogan « que se vayan », qu’ils s’en aillent.

Comme pour montrer son incompréhension de ce qui se passe dans tous les barrios, le président De la Rúa, à 22 h 50, tient une ferme allocution sur les chaînes nationales. Après l’état de siège, c’est une seconde injure à tous ces gens qui se sentent au moins lésés par des incapables, au pire insultés par des valets arrogants et impuissants. La douceur de la nuit se transforme en une gigantesque marée. Les petits groupes glissent des places où ils se sont formés vers les grandes avenues où ils deviennent d’imposants cortèges qui convergent vers le centre, en bloquant tous les axes principaux de la demi-toile d’araignée porteño : de l’avenue del Libertador au nord, jusqu’à l’avenue Independéncia, en passant par les avenues Santa Fe, Córdoba, Corrientes, Rivadavia, Belgrano. S’il est impossible de chiffrer, en dizaines, plus pertinemment en centaines de milliers, cette bronca, ce premier grand cacerolazo argentin, cette estimation explique la faillite du gouvernement : « Je crois que 90 % de la société est sortie dans la rue », affirme l’économiste Jorge Schvarzer, puisque aux gueux pillards de banlieue (que la police aurait estimés à vingt mille, ce qui est donc probablement une fraction de ceux qui sont allés rôder autour des commerces) sont venus maintenant s’ajouter les employés et les cadres, les étudiants et les retraités, les petits possédants et les commerçants, les professions libérales et les ménagères de cinquante ans, dans une alliance qui aurait ravi ou fait frémir tous les stratèges de la lutte de classes d’un autre temps, déjà si éloigné.

Alors que le gros du cacerolazo dévale vers la place de Mai, que la télévision montre en train de se remplir – mais le plus grand nombre restera en route ou rebroussera chemin avant d’arriver, comme par exemple avenue Rivadavia, qui est une mer humaine –, de petits groupes se forment en des endroits particuliers : à Olivos, juste au nord-ouest des limites de la Capitale fédérale, cinq mille manifestants lancent des pierres et des pétards sur la résidence présidentielle ; sur l’avenue del Libertador, quatre mille autres assiègent en hurlant le domicile du ministre de l’Economie, Cavallo. A 1 heure du matin, première bonne nouvelle de la madrugada, celui-ci, à bout de nerfs devant ce premier « escrache » improvisé, est démissionné par un communiqué télévisé, grande clameur de joie, aucune démobilisation. A Esteban Echeverría et à La Boca, les pilleurs de la capitale rappellent qu’à leur opinion le fond du problème est plutôt marchand, jusqu’au centre de l’agglomération, et jusqu’à nouveau désordre – pertinent embryon de débat de gueux. Et, alors que les échos lointains des cacerolazos de Córdoba, Rosario, La Plata, Mar del Plata, Bahía Blanca parviennent à la vitesse de l’illumination cathodique, la police charge la place de Mai, à 2 h 30 du matin, en vertu de l’état de siège. La Guardia de Infantería tire à balles de caoutchouc sur de petits groupes alertes, qui cassent les vitrines. Qu’à cela ne tienne : les fêtards de cette longue nuit cèdent la place mais non la ville et déploient leur tintamarre de fer blanc, de chants et de huées devant le Congrès, où ils continuent leur siège de l’Etat.

 

2. Cette deuxième phase du mouvement est probablement la plus importante. Non pas en elle-même, non pas dans l’ampleur de sa propre action, ni dans l’outrance négative qu’elle manifestait, mais dans l’articulation qu’elle a donnée au mouvement, et dans la perspective qui s’y est ouverte, même si elle est loin d’avoir été remplie.

D’abord, cette deuxième phase est ce qui a manqué à la plupart des grands pillages connus (Jakarta, Kinshasa, Bamako, Los Angeles, Caracas – même s’il faut mettre ici à part l’Albanie) : un soutien dans les faits, à défaut d’être dans les consciences, du pillage, par ceux qui n’y ont pas participé ; un rejet sans condition de l’état de siège, violé massivement dès sa promulgation ; un refus du discours dominant, immédiatement affiché.

Chez l’ennemi, il s’est passé la chose suivante. Au pillage, l’information, dont les arguments ne suffisent alors plus pour assurer l’ordre marchand, s’était tournée vers l’Etat pour lui reprocher son incapacité. L’Etat, déliquescent, miné par les rivalités et les arrière-pensées des factieux, avait néanmoins pris ses responsabilités, était monté au front avec l’état de siège, se réfugiant dans son véritable métier, la police. Mais alors qu’implicitement cette mesure tendait à protéger la « classe moyenne », c’est justement ce petit peuple-là qui désavoue la mesure et la combat, pendant cette longue nuit qui commence par l’état de siège. C’est un véritable coup de théâtre, et tous les gestionnaires, marchands, flics, politiciens, journalistes en faction ont été complètement pris à revers. D’abord, si la vague de pillages s’était annoncée par quelques gouttes, comme une averse tropicale, les jours précédents, la soudaine colère du cacerolazo était totalement imprévue, dans un monde où on ne sait pas lire les signes annonciateurs des mouvements sociaux parce qu’ils sont à chaque fois si exceptionnels et si particuliers qu’ils échappent à la généralisation. Ensuite, on n’aurait pas pu penser que cette frange de la population ait ce courage, qui a été si rare, et qui s’approche assez de celui manifesté autour des supermarchés ; enfin, la virulente critique qu’on entend maintenant monter de la nuit est justement une critique de tout ce qui est censé protéger cette frange de pauvres qui survivent sans connaître la famine : police, gestion, justice, idéologie dominante, rumeurs.

Les économistes n’ont pas tort quand ils prétendent que cette partie décisive parce qu’inattendue de la révolte doit beaucoup au « corralito ». C’est bien dans les queues devant les banques, et à cause d’elles, que la confiance au gouvernement, et au régime, a commencé à être discutée. C’est bien parce que la mesure montrait la limite des illusions avec laquelle on gouverne en général la « classe moyenne » que celle-ci a compris, non seulement qu’elle risquait désormais de fondre dans l’abjecte gueuserie, mais surtout qu’on lui avait menti, qu’on l’avait trompée, et que c’en était assez.

Si les pauvres qui rôdent autour des supermarchés sont tenus en laisse, le reste du temps, par des organisations de classe, la « classe moyenne » est en principe encadrée par la seule idéologie dominante, dont elle est le cœur et le cul. Parmi les trois moyens de communication dominants, c’est l’information qui est censée la catéchiser, la guider, la brider, l’effrayer et l’enthousiasmer. Le cacerolazo du 19 décembre est, au même titre que les cacerolazos suivants, un désaveu flagrant de l’information dominante : même les rumeurs sur lesquelles l’Etat a pris ses décisions y sont méprisées ; toutes les manœuvres politiciennes des différentes cliques de présidentiables, dont les médias argentins se délectent avec effroi depuis le matin, sont rejetées en bloc par les cris et les chants qui accompagnent cet effrayant concert rythmique.

De ce moment date un phénomène unique dans l’histoire récente : le divorce feutré, ou plus exactement la séparation tacite (qui sera émaillée de malentendus), entre l’information dominante et la « classe moyenne », qui est non seulement sa cible privilégiée, mais aussi le milieu de tous ses collaborateurs. C’est pourquoi on sait très peu de choses sur ce cacerolazo lui-même : il a eu beaucoup moins de publicité que la vague de pillages, qui s’attaquait pourtant au tabou de l’échange. C’est que, si le pillage s’attaquait à l’échange même, ce cacerolazo du 19 décembre s’attaquait à l’idée de l’échange. Ce qui était mis en cause, implicitement et probablement par fragments plus explicites dans les rues sans publicité de cette nuit d’été, c’était l’ordre du monde, c’était le soutien à ce et à ceux qui garantissent la marchandise par leur bétail cru le plus fidèle, et c’était le discours dominant. Car, quand les gueux s’évadent des organisations de classe, ils s’attaquent à la marchandise et à l’Etat, et quand les autres pauvres, moins offensifs en actes s’évadent de l’information dominante, la déclarent de facto en faillite, ils prennent eux-mêmes la parole. Soudain et sans encore le savoir, le cacerolazo était devenu le concurrent direct de l’information dominante dans la propriété du discours. C’est pourquoi les médias se sont gardés même d’estimer quelle immensité humaine déferlait ce soir-là contre eux.

La dignité bruyante du cacerolazo n’est pas un acte très offensif en soi. Elle rappelle cependant les nuits de Téhéran en 1978 et 1979, rythmées par le grondement des gueux (les youyous des femmes) et les tirs désordonnés des soldats paniqués vers les terrasses d’où ils étaient conspués ; et on imagine assez l’effroi des défenseurs de l’état d’urgence argentin, lorsque cette foule innombrable est venue les braver dans le vacarme assourdissant des coups répétitifs du métal sur le métal, dans les chants d’irrespect, dans les cris de colère et dans les conciliabules animés. Il nous manque cependant sur cette première grande fête nocturne porteño les phases de fièvre et les approfondissements dialectiques, les rencontres avec les défenseurs de l’Etat et avec la marchandise (on trouvera dans ‘Clarín’, le 11 janvier 2002, après un autre cacerolazo reconnu violent, l’indication comme quoi les traces de destruction du cacerolazo de la journée du 19 et 20 décembre n’étaient pas encore effacées, seul signe, fort discutable, qu’il y en ait eu), tout est resté dans cette obscurité qui a eu un si incroyable écho dans les mois qui suivirent. Car cette première prise de parole, collective et particulière, dans la rue, du fait de son socle pilleur et de sa coupole émeutière, a été le creuset, indistinct, de la critique la plus avancée de la parole de notre temps, qui se transformera, dans les jours et les semaines à suivre dans le mouvement des assemblées.

 

 

La journée du 20 décembre 2001 : la bataille de la place de Mai

1. La troisième phase du mouvement est plutôt une résultante qu’une synthèse des deux premières. Si le pillage a été l’attaque contre la marchandise, si le cacerolazo a été l’attaque contre l’information dominante, la bataille de la place de Mai est l’attaque frontale contre l’Etat. Et les gueux qui combattaient là semblent avoir été une sélection choisie parmi les deux autres lignes de front, une sorte d’autosélection, en d’autres termes le plus beau ramassis du monde, que nous saluons : aussi bien des pilleurs de biens que des preneurs de parole. Et comme nous avons trouvé admirables et étonnants le courage des pilleurs et le courage des preneurs de parole, nous trouvons admirable et étonnant le courage constant qu’a montré pendant toute la bataille de la place de Mai ce mélange de jeunesse fougueuse et de détermination radicale, de fierté et de fièvre, d’honneur intrépide et d’élévation au jeu, qualités devenues si rares ensemble, dans les huit années qui ont précédé.

Le pillage, cependant, a continué pendant le cacerolazo, hors de lui et peut-être en son cours, et pendant la bataille de la place de Mai, hors d’elle et certainement en son cours ; la rupture feutrée avec l’information dominante dont le cacerolazo a été le moment privilégié a, en revanche, été en partie suspendue pendant la bataille de la place de Mai. Non que l’information se soit mise à expliquer et à analyser ce qu’elle rapportait, mais elle avait repris son activité semi-sensationnaliste qui, pendant les heures diurnes du 19, avait transporté la rumeur et l’attention de la conurbación à la Capitale fédérale. Les bribes que l’information a laissées de ce troisième grand acte de l’événement sont autant des aides que des obstacles à sa compréhension.

L’Etat, dépouillé de la séduction de la marchandise qui rajeunit ses sourires et dissimule ses lourdeurs maussades, et privé de l’insinuation de l’information dominante qui l’éloigne des débats et impose sa légitimité, s’est donc trouvé en première ligne. Mais lorsqu’une insurrection arrive à s’en prendre à l’Etat après avoir déblayé le respect de la marchandise et la crédulité dans l’information dominante, cet Etat est dans une décomposition qu’il n’a pas atteinte lorsqu’il est le premier moyen de communication attaqué, comme en Algérie par exemple. Pendant la bataille de la place de Mai, de nombreuses désertions et divisions avaient fait de ce qui restait de l’Etat une caricature policière de ce qu’il était encore quarante-huit heures plus tôt. L’un des moindres mérites des insurgés a été de penser, en conséquence, que sa chute était possible ; et l’une des principales faiblesses de ces combattants a été de s’arrêter à la chute du régime, qui n’est que le premier pas indispensable de la véritable chute de l’Etat.

La bataille elle-même a été un encerclement du siège même du chef de l’Etat, de son palais présidentiel. L’offensive, commencée en province et en banlieue, était remontée dans la Capitale fédérale à dos de rumeur et d’état de siège, s’est ensuite emparée de la nuit et de tous les quartiers du centre des villes, si bien que, au retour du soleil, l’Etat était encerclé dans le centre de sa capitale. La bataille va être une succession de contre-offensives de l’Etat pour dégager cet étau. Ainsi, curieusement, les gueux qui attaquaient l’ont vécu essentiellement sur la défensive, alors que les valets qui paraissaient sans arrêt à l’attaque, n’étaient que des assiégés désespérés.

 

2. Lorsque le soleil du 20 décembre se lève, la place de Mai, que la police avait reprise aux manifestants pendant la madrugada, est à nouveau occupée. Par petits groupes, des jeunes, des moins jeunes, des obstinés, des moins obstinés ont réinvesti le lieu aimanté de toutes les manifestations depuis l’indépendance. Cette grande place de trois cents mètres sur quatre cents est bordée à l’est par la Casa Rosada, le palais présidentiel, flanquée au sud par le ministère de l’Economie, et au nord par la Banque nationale d’Argentine et la cathédrale, et fermée en face du palais présidentiel, à l’ouest, par le « Cabildo », l’ancien siège du gouvernement, et la Maison de la culture, qui est l’ancienne Maison de la presse, et dont le dernier étage est le siège d’une télévision, qui filme en direct tout l’espace de ce square où cent mille personnes peuvent s’assembler sans peine. Vers 9 heures du matin, ce jeudi, lorsque Hebe de Bonafini, la star des Mères de la place de Mai, vient préparer son rituel manifestant de tous les jeudis après-midi depuis vingt-cinq ans, la place est coupée en deux en son milieu sur un axe nord-sud par des grillages, qui séparent la Casa Rosada, le ministère de l’Economie et la Banque nationale d’Argentine du reste de la place.

Alors que le pillage montait, l’Etat avait sacrifié le ministre de l’Economie, qui était plus puissant que tous les autres ministres réunis. Ce matin, ce qui n’a pas démissionné du gouvernement n’est plus qu’un torse policier, lui-même sérieusement miné par les défections. Apparemment, pendant l’après-midi du 19, dans l’heure qui précéda l’état de siège, les militaires avaient décliné l’offre de prendre en main la répression : cette mesure serait une prérogative du Congrès et non du président, les militaires n’auraient pas d’armement adapté à la répression d’une révolte et on aurait couru à un bain de sang dès que les manifestants auraient forcé la troupe à utiliser son armement disproportionné. Les gendarmes regimberaient aussi à participer à ce travail ingrat et périlleux : leurs chefs ne seraient pas très sûrs de leurs hommes, eux aussi mécontents des retards de solde ; 80 % des gendarmes étaient déjà déployés à travers le pays, mais seulement quatre-vingt-cinq dans la Capitale fédérale, parce que tous ces stratèges étaient persuadés qu’aucune révolte ne pouvait remonter si haut. Le gouvernement, qui n’arrivait pas à conquérir l’appui de l’opposition péroniste réunie en un conclave attentiste auprès du gouverneur de la province de San Luis, Rodríguez Saá, avait perdu aussi tout appui politique. Derrière De la Rúa, il ne restait plus que quelques exécutants qui avaient le pouvoir sur ce qui restait de polices loyales : le secrétaire général de la présidence, Gallo, le porte-parole, Baylac, le chef de cabinet, Colombo, le ministre de l’Intérieur, Mestre, le secrétaire d’Etat à la sécurité intérieure, Mathov, le chef de la police, Santos.

Ce n’était plus la gestion ou la justice, ce n’était plus le mensonge dominant et la corruption des consciences qui étaient en jeu. C’était maintenant la place de Mai, autrement dit le territoire, l’histoire, l’honneur, le lieu de rencontre et de parole, le terrain de jeu. Après avoir effleuré par la critique ce qui est abstrait, on revenait à la critique la plus concrète. A 9 h 30, la deuxième charge, après celle de la nuit, à cheval, expulsa les manifestants de la place (depuis la dictature, on n’avait plus vu des Madres chargées par la police). C’est le commencement de ce qui s’est appelé la bataille de la place de Mai et qui durera pendant près de neuf heures. En effet, les manifestants étaient peut-être plus surpris de cet assaut que les flics de la réoccupation de la place qui l’avait provoqué. Quelle insolence, cette canaille d’Etat ! Mais les dispositions d’esprit de ceux qui étaient là, et de ceux qui accouraient là, étaient telles qu’il n’était pas question de leur abandonner le pavé. La retraite se fit pied à pied, avec les bourres en train de charger âprement, pâté de maisons par pâté de maisons. Et l’on vit que les défenseurs de l’Etat n’avaient pas tout le ressort qu’on leur connaît quand il y a moins de résistance. Ils n’avaient pas non plus l’appui de ceux qu’ils prétendent protéger : lorsque, accablés par la chaleur estivale sous leurs lourdes armures, ils demandent de l’eau aux habitants de l’avenue de Mai, ils ne reçoivent que des insultes. Aussi ne purent-ils pas dissoudre la foule. Bien au contraire, celle-ci, dans sa retraite, s’en prenait aux vitrines, construisait des barricades, trouvait des projectiles, du moral, des forces, des envies.

Et puis, quand les flics se reposaient ou cavalaient colmater d’autres lignes d’accès à la place, les manifestants revenaient. C’est sur quatre fronts principaux que ces attaques-défenses se sont concentrées : à l’ouest de la place, sur l’avenue de Mai ; au nord-ouest sur la Diagonale Nord ; au nord, dans l’étroite rue San Martín, qui coupe tout le Microcentro ; et dans son prolongement, au sud de la place, la rue Bolívar, qui court vers San Telmo et Boca. Le kilomètre de l’avenue de Mai, qui relie la place au Congrès, et l’avenue Rivadavia, qui est sa première parallèle au nord, se couvraient de barricades et de brûlots, parce que les insurgés avaient vite compris qu’il fallait boucher les rues latérales par où les renforts pouvaient les attaquer par-derrière. Les deux avenues diagonales qui partent de la place et l’avenue du 9-Juillet, dont les habitants de Buenos Aires disent qu’elle est la plus large du monde, qui forme la base de leur triangle, étaient des champs de bataille. Tout le Microcentro, le centre de rues encaissées, comme à Manhattan, qui s’étend sur deux kilomètres au nord de la place de Mai, et qui est le centre des affaires de Buenos Aires, subissait les représailles des insurgés : au moins deux agences bancaires saccagées, une autre incendiée, un magasin de vêtements, une confiserie, un McDonald et un supermarché attaqués et pillés, alors que des carcasses de voiture, matière première des barricades, jonchent les rues. Et, parallèlement à l’axe sud-nord de la rue Bolívar, le Paseo Colón, qui sépare la place des quais de Puerto Madero, à l’est, subit à son tour affrontements et pillages.

On a appelé motoqueros les coursiers à mobylette, même si eux se disaient plutôt fleteros ou mensajeros : « Les motoqueros sont ceux qu’on voit sur les routes avec une blonde derrière », affirmaient-ils avec mépris. Ces acrobates – dont les plus remuants, après leur réunion de la veille, avaient accompagné le cacerolazo à titre individuel – ont commencé à jouer un rôle prépondérant, comme corps de troupe insurgé, pendant la matinée. En effet, ils connaissent mieux le terrain et l’ennemi, auxquels ils sont confrontés quotidiennement, que quiconque. Le 20 au matin, ils sont venus, puis restés sur leur lieu de travail fermé, le Microcentro, et ils ont été environ mille à participer au grand jeu de position, sac et ressac, nouvelle vague d’assaut, repli, contre-attaque. Ce sont là des silhouettes qui commencent à être familières dans le monde, depuis l’insurrection de Bangkok en 1992, et qu’on retrouve de plus en plus souvent, dans toutes les grandes révoltes de centres-villes. Rapides, insaisissables, jeunes, hardis et décidés, grisés parfois, à Buenos Aires ils se sont montrés à la fois individualistes et soudés. Comme pour les piqueteros lors du pillage, comme pour les salariés des grandes entreprises lors du cacerolazo, leur syndicat n’a appelé à rien : « La vérité est que, en principe, nous ne savons pas qui est dans la rue et qui n’y est pas », se défaussait le porte-parole de cette organisation, où 80 % de motoqueros seraient pourtant inscrits. Mais c’est entre eux, sur la rumeur fausse que l’un d’entre eux aurait été tué, qu’ils se sont mobilisés en grand nombre, éclaireurs des mouvements de l’ennemi, liens avec les bases arrière aussi bien pour le ravitaillement que pour les secours médicaux, commandos de choc en première ligne pour porter des coups aux flics trop lents, ils ont beaucoup effrayé et dérouté les forces de l’ordre, qui ne comprenaient pas, quand ils arrivaient sur un lieu d’affrontement par petites troupes pétaradantes de quarante, qui ils étaient, et ce qu’ils pouvaient faire.

La bataille est restée indécise toute la journée. A partir de l’après-midi, face aux barricades mieux structurées, aux motoqueros dont la « coordination spontanée » avait une vision tactique des déploiements, aux cordes tendues à travers les avenues pour empêcher les chevaux et les voltigeurs ennemis de passer, les défenseurs de l’état de siège ont durci les coups : c’est vers 15 h 30 que les premières balles réelles sont tirées, à partir des rangs de la police fédérale. Le premier mort tombe à l’angle des avenues de Mai et du 9-Juillet à 16 h 30. Il y en aura officiellement 6 au total de la bataille, tous tués par balles réelles, dont 2 motoqueros, et 150 blessés (mais ce bilan ne tient pas compte, par exemple, de 5 policiers « disparus »). 17 h 30 est le pic, un moment, probablement pas le seul, où les flics reculent sur l’avenue du 9-Juillet, ici sous une charge de motoqueros. Mais ce qui désamorce véritablement leurs ardeurs, c’est la reddition, à peu près à ce moment-là, du chef du parti où il y a des chefs, à la Casa Rosada : De la Rúa, qui n’a pu rallier aucun allié pendant toute la journée, malgré un dernier appel télévisé aux péronistes à 16 heures, et qui sait maintenant qu’il y a des morts à un pâté de maisons, démissionne. Les émeutiers saluent par des insultes son départ en hélicoptère de la Casa Rosada assiégée. Il semble y avoir encore eu des combats sporadiques à 18 heures, et même à 19 heures, comme l’affirme ‘Clarín’ un mois après.

 

3. La vision d’ensemble de cette bataille est brouillée. C’est, comme si souvent dans le feu d’un moment historique le détail, l’anecdote, qui permettent non de comprendre l’événement, mais son ambiance, son charme. Voici donc, tel qu’il est paru sur Indymedia le jour même, le témoignage d’un Nicolas, supporter du Racing Club de Avellaneda, qui montre comment on passe de la sphère du football à celle du combat de rue, et comment leur rapport réciproque est la passion :

Comrades,

I have made it back from the battle. I am way to tired to write a complete report, but I will do so tomorrow when I get up.

I will however say that these was far beyond anything I have seen before (way beyond Quebec, Goteborg, Genova, etc.). We tried to fight our way to the Plaza de Mayo (where the presidential palace is). Hardest fighting I've ever seen. As the OSL said, it was step by step, meter by meter. Rocks against an unholy amount of gas, rubber bullets, tanks, water hoses, you name it. The cops on occassion ran out.

We carried forward our barricades all we could, we got to the corner of the Plaza. I truly thought we would take the presidential palace, and thus fought like it was truly the last battle. Unfortunately, we did not make it. But we fought for 7 hours straight, back and forth. Unbelievable intensity. Amongst the people fighting there was all sorts, from a couple thousand leftists (from our march, which was attacked after only 1 block), to young people who were simply pissed, old workers (people in their 50s and 60s with bandannas and rocks), people in suits and ties straight from work, *everyone*

Banks and multinationals were completely destroyed, and very many were completely set alight. Barricades of fire quite literally everywhere (hundreds). As we advanced we blocked every single side street in order to not be attacked from behind. Eventually the looting began, and it was unlike anything Ive ever seen. At one point all sorts of fancy candy was flying through the air (I was sitting across the street and it quite literally rained on me).

I am exhausted (this is actually my second straight day of battle, the first was less glorious, as it was for tickets to my soccer teams last game. We can win the championship with only a tie, we havent won in 35 years. 24 hours before the tickets went on sale there was 1o blocks of people waiting.

In the morning all hell broke loose, the stadium fences were toppled and it was a total stampede. People fainting from the pressure of so many people piled together, women crying, hardcore fans giving up saying they didnt want to die for a ticket. I was in there for one hour, almost fainting, my friends gave up, I was pushed against the wall, couldnt breathe, almost vomited, got dizzy, but finally got them and collapsed as soon as I got out. We take our soccer quite seriously, and this game, which because of this has been pushed back a week, is actually why I am currently in Argentina), and still in awe. I have a lot of comments to make, as well as a full report of what I saw, but it will be tomorrow.

For the record, 4 people died during the battle. This makes the death toll of the last 3/4 days 20 people.

Also, the president has resigned, there was once again massive looting today.

There are about 1200 people arrested. Rumors of 2 dead cops (I myself saw somebody run off with two police shirts).

I had taken pictures but at one point, as I was backtracking I walked straight into a barricade of fire! Naturally, this quickly burned my legs very badly. I have a fair amount of blisters and cuts (I must have jumped about two meters in the air, I thought my clothes were on fire). But it was there that I lost my camera (I think.)

Nicolas

 

4. Comme les pillages de la conurbación avaient, la veille, éclipsé les pillages de l’Interior, comme le cacerolazo du 19 au soir avait éclipsé les pillages pendant toute la nuit du 19 au 20, la bataille de la place de Mai a éclipsé tout le reste de ce qui s’est passé dans cette journée décisive.

Dans la Capitale fédérale, c’est à midi, d’après le quotidien de gauche ‘Página 12’, qu’a retenti pour la première fois ce qui allait devenir l’hymne de la révolte : « Que se vayan todos / que no se quede uno solo », où tous les gestionnaires sont associés dans un même rejet définitif. Pour commencer à transformer cette belle parole en geste, de nombreux politiciens, après Cavallo la veille, ont subi les agressions directes d’insurgés furieux, ce jeudi 20 décembre : la porte d’entrée de l’ex-vice-président « Chacho » Alvarez est totalement détruite et les domiciles de Chrystian Colombo, de l’ex-fonctionnaire menémiste María Julia Alsogaray, et d’Aníbal Ibarra, chef du gouvernement porteño, ont été attaqués. Le siège de l’UCR, le parti de 1890 et de De la Rúa, est également attaqué.

Dans la conurbación, les gueux ont continué ce qu’ils avaient entrepris la veille : il y a plusieurs centaines d’attaques de commerces et des affrontements partout puisqu’il y a eu ce jour-là 4 des 9 morts, dans quatre banlieues différentes. Les principaux terrains de bataille ont été La Matanza, Almirante Brown, Merlo et Quilmes. Il y a donc une sorte de tournante, les émeutes gagnent les communes qui n’avaient pas fait partie de la vague de la veille ; mais ceux de la veille ne sont pas rentrés se coucher : à Ciudadela Norte, par exemple, qui est à Morón, c’est vers la principale avenue commerçante que se déplace la foule des sauterelles enragées ; et malgré une « chaîne » téléphonique des commerçants, il y a deux pillages sur ces commerces plus petits. Comme l’éclairage est sur la place de Mai, ce sont des événements moins bien connus encore que ceux de la veille, mais dont l’intensité et l’esprit sont dans la stricte continuité. Peut-être seulement un degré d’acharnement supplémentaire est venu diminuer la haute note de joie qui avait illuminé l’iconoclaste journée précédente, comme on le voit par exemple dans l’assaut que donne la Bonaerense à San Fernando au moment où la foule s’apprête à recevoir des paniers négociés.

Ce qui ralentit aussi cette offensive diffuse, ce sont les rumeurs de hordes de pilleurs qui font que des quartiers de gueux, parfois eux-mêmes pilleurs, s’arment dans l’éventualité d’agressions extérieures. ‘Página 12’ rapporte au crédit de ces rumeurs de guerre de pauvres contre les pauvres, et même de gueux contre les gueux, qu’à Villa Centenario deux tours du barrio Odisa auraient été pillées par des intrus venus de quartiers voisins ; de même à La Matanza, au kilomètre 26 de la célèbre route 3, si souvent coupée par les piqueteros (où la CCC maintient quelques chômeurs qu’elle contrôle à l’écart des festivités), des maisons particulières auraient été pillées ; enfin, à Almirante Brown, une demi-douzaine de « sections » auraient connu un épisode similaire de la razzia où les agresseurs sont confondus avec les agressés, mise en scène qui voudrait transformer en incompréhensible malheur ce qui est une révolte contre le monde. Car si ces offensives de gueux contre gueux ont eu lieu, la question à laquelle cette information de gauche se garde bien de donner des réponses, laissées dans l’implicite, c’est sur quelle justification de la part des pilleurs. Quand des gueux attaquent des gueux, il y a en principe débat, dispute, désaccord, parfois vengeance. Nous ne connaissons pas, hors des cauchemars de la middleclass, d’exemple de tels actes indistincts pour accumuler quelques marchandises, où la seule force au service d’une convoitise irrépressible, en profitant de l’absence de police, primerait sur tout autre intérêt. C’est l’image d’Epinal de l’anarchie : qu’on libère les liens sociaux, et l’homme devient une bête rapace, qui violerait de la marchandise sans la critiquer, et qui volerait son prochain au mépris de la civilisation.

‘Clarín’, le 19 janvier suivant, rapporte les chiffres de la Bonaerense sur les pillages : il y aurait eu 256 commerces pillés, dans la seule conurbación. Les communes qui viennent en tête sont Moreno avec 54 commerces pillés, La Matanza, 39, Tres de Febrero, 25, Quilmes et San Martín, 14. « … mais l’impression est qu’il y en a eu beaucoup plus », assure le journaliste qui fait état de communes où il a vu lui-même 20 commerces pillés et où la police en avoue 4. ‘Clarín’ essayera par ailleurs, dans une « enquête » de deux fois quatre pages, six mois après les faits, de bétonner son interprétation de pillages entièrement organisés par les nervis péronistes. Tout dans cette enquête apparaît discutable, depuis les confidences de Luis D’Elía, qui valent comme preuves, jusqu’au fait que les émeutiers étaient armés, ce qui est fort possible mais ne signifie en aucun cas qu’il y ait préméditation des pillages, en passant par l’affirmation que les pillages n’auraient duré que huit à neuf heures pendant la seule journée du 19. Cette investigation prétend d’ailleurs que toutes les rumeurs de hordes de pillards attaquant les quartiers voisins ont été fausses, toutes montées par la Bonaerense péroniste pour mobiliser défensivement les gueux (qui n’étaient donc pas si bien contrôlés) et les empêcher de continuer les pillages ; de l’attaque des tours du barrio Odisa de Villa Centenario il n’est pas seulement question alors que le concurrent ‘Página 12’, qui a rapporté ces faits, est en partie contrôlé par le groupe Clarín. Il est remarquable ici de constater que lorsque l’information perd la maîtrise sur la rumeur, elle la reproche à la police, oubliant même dans ce dépit jaloux de se féliciter de son efficacité.

Même si les chiffres officiels, dont la fiabilité est faible, affirment que le grand pillage de Buenos Aires a fait environ dix fois moins de dégâts que le grand pillage de Jakarta, deux villes à peu près aussi peuplées, ces deux événements sont tout à fait comparables, ne serait-ce que par la version du complot, qui s’apparente par l’immédiateté de son apparition et par les similitudes de ses détails dans les deux capitales à un réflexe d’horreur, sueur aigre et puante de morale, de peur, de volonté de détournement, et d’incompréhension complète. Comme dans la capitale indonésienne, ce sont des camionnettes pleines de gens inconnus dans le quartier qui seraient venus provoquer les gueux démunis et casser les premières vitrines. Ici et là, on a vu ces casseurs utiliser des portables, faire circuler des rumeurs. Sur les deux continents, c’est le pouvoir politique dans un Etat séparé, où des catégories plus respectables de la population sont aussi dans la rue, qui serait le but de toute cette destruction. C’est à lui qu’on reproche tout de suite d’avoir fait circuler la rumeur des pillages, comme si les pauvres eux-mêmes n’étaient pas capables de cet acte de conspiration. L’extension présumée crapuleuse a varié dans la forme, mais pas dans le fond, qui est d’épouvanter l’honnête citoyen middleclass : viols massifs à Jakarta, hordes de gueux qui pillent même des quartiers gueux à Buenos Aires. Mais les deux machiavélismes d’Etat similaires, aux motivations archi-tortueuses, à trois ans d’intervalle, n’ont jamais été formellement prouvés. Et les journalistes, qui ont dénoncé ces « complots », n’ont pas non plus été poursuivis pour calomnie. La thèse est là, non vérifiée, non contredite, pour qu’il n’y en ait pas d’autre. Le scandale du complot couvre ainsi le scandale bien plus grand de la haine de la marchandise et du plaisir de sa destruction. Comme à Jakarta, mais de manière moins spectaculaire, le goût de la destruction a semblé dépasser la nécessité et le goût du vol.

Reste l’Interior, avec un cocktail encore plus indistinct et tumultueux de pillages et de manifestations. Ce 20, il y a en effet eu des pillages dans toutes les villes principales, en particulier à Córdoba, Rosario, Mendoza, Santa Fe, Neuquén. A Jujuy, comme à La Matanza, après la démission de De la Rúa, la CCC fait se dissoudre le piquet de la route 34. Et comme, pendant la bataille de la place de Mai, la conurbación était dans l’ombre de la Capitale fédérale, l’Interior est dans l’ombre de la conurbación, l’ombre de l’ombre.

Le bilan total officiel (donc probablement partiel) des morts pour ces deux jours, dans toute l’Argentine, s’élèvera à 29 tués. Il n’existe pas d’estimation en dollars de l’ampleur des dégâts.

 

 

La nuit du 20 au 21 décembre 2001 : le deuxième cacerolazo

La soirée et la nuit ne sont pas perdues quand revient le silence des armes : c’est un nouveau cacerolazo qui célèbre la fuite du président. C’est un cacerolazo qu’on peut encore plus facilement qualifier de fantôme que le précédent, parce que l’information dominante le mentionne seulement, mais tait tout de son contenu. La seule chose certaine est que, après la madrugada, les carrefours sont toujours occupés par des grappes de manifestants qui parlent, qui discutent, qui approfondissent ce qu’ils avaient déjà commencé dans les queues devant les banques depuis le corralito, dans les manifestations de vecinos, comme celle à laquelle avaient appelé ceux de l’intersection Córdoba-Scalabrini Ortiz, et dans le cacerolazo de la veille.

Malheureusement, ce n’est pas de l’Indonésie en 1998 qu’on parle, parce que cette insurrection asiatique, encore fumante, est inconnue de celle qui se déploie dans la nuit de Buenos Aires. Sinon, les Porteños auraient peut-être voulu que leur pillage atteigne l’intensité de celui de Jakarta, hombre ! Mais ils auraient aussi remarqué quelques progrès par rapport à cette précédente grande insurrection dans le monde : cette fois-ci, la fuite du président est forcée, non plus indirectement, mais directement par la rue ; et cette insurrection-ci continue là où, à Jakarta, les étudiants, en corps et sans être rejoints, avaient d’abord attendu que les gueux furieux abandonnent le centre de la ville. A Buenos Aires, c’est sans doute cette « classe moyenne » qui a été le noyau des immenses vacarmes qui ont suivi le pillage et l’émeute ; mais les gueux sont là aussi, moins séparés qu’à Jakarta il y a trois ans, et moins séparés qu’à Buenos Aires par la suite. Là donc où les torchons et les serviettes indonésiens se sont séparés, les Argentins sont restés torsadés pour frapper. Et c’est cette union sans chefs, sans bannières, sans visibilité médiatique qui a permis au pillage de trouver un dépassement, à défaut de trouver le dépassement. Au silence de la stupeur du grand pillage de Jakarta succède le bruit encore informe de l’insurrection de Buenos Aires. Le pillage est l’inspiration. Dans la nuit du 20 décembre, l’expiration commence à se peupler de sons, de chocs, de cris, de chants, de mots. C’est un moment historique que Jakarta n’avait pas atteint : dans le cours du mouvement, la destruction s’aliène en langage.

Ce deuxième cacerolazo confirme aussi la séparation antagonique entre l’information dominante et la « classe moyenne ». C’est comme si cette foule anonyme, bruyante, loquace avait confisqué la parole à l’information, qui en a confisqué l’écho et tente d’en écraser la mémoire. Cette journée, commencée un soir d’impatience et terminée deux jours et trois nuits plus tard dans l’épuisement jubilatoire, a changé le possible du discours des pauvres. Il est remarquable que cette quatrième et dernière phase de l’événement est la répétition et la confirmation de la deuxième phase ; le premier cacerolazo avait fait basculer le rapport de force, l’approfondissement de ce silence médiatique si étonnant ; le deuxième cacerolazo est comme la récompense de toute la journée, la réaffirmation puissante et obstinée du fait le plus obscur et le plus étrange de toute l’insurrection et la présentation de l’ouverture vers l’avenir : la parole est revenue dans la rue ; les travaux préalables à l’assemblée générale ont commencé.

 

 

Fin décembre et le cacerolazo du 28 décembre 2001

1. La plupart des grandes révoltes continuent parce que les gestionnaires sont décalés par la rapidité des faits. Ils adaptent leurs priorités et leurs actes à des analyses qui sont déjà dépassées, et quand ils réajustent leur position, ils ont à nouveau un temps de retard. En Argentine, où, comme ailleurs, les analyses dépendent essentiellement de l’information qui non seulement est la référence incontournable pour les faits, mais aussi pour les conclusions qu’il faut en tirer, tant elle a la capacité d’influer sur ceux qui les font, ce décalage s’est vérifié à partir du moment où l’information était restée en retrait par rapport aux faits, incapable de mesurer l’ubiquité en surface et l’intensité en profondeur du soulèvement, incapable d’articuler la féroce trinité pillage, cacerolazo, émeute. Incrédule, perfide et maladroite lors des phases diurnes de l’insurrection, absente et occultant les phases nocturnes, l’information dominante a tellement minimisé le mouvement que tous ceux qui n’agissaient pas – gestionnaires de tous les pays, spectateurs de tous les pays – en ont tiré des conclusions fausses, et c’est là que l’ennemi qui devait réagir a pris un retard qui va creuser toute la largeur de la brèche, dans le dernier tiers du mois de décembre.

Cette faiblesse structurelle de la société actuelle ne se manifeste nulle part mieux que dans l’information hors d’Argentine, incapable de mettre en cause, et même en doute, la véracité de l’information argentine. Ce sont donc des digests de ce que disent les quotidiens porteños qui sont présentés, non seulement au public mais aux décideurs, d’abord dans la centrale d’information qu’est le vieux monde libéral d’où ces rapports modifiés selon les talents journalistiques sont redispatchés vers le reste du monde. On y voit l’insurrection en raccourci, dégradée en vague soulèvement populaire ou en simple émeute, disparaître soudainement au moment où De la Rúa démissionne ; des insurgés on transforme la richesse d’esprit en misère économiste : la débauche de parole soutenue par le bruit sourd des cacerolazos devient une tragédie, mix de famine absurde et de dégringolade du niveau de vie de la classe moyenne argentine ; et le reste, qui devient l’essentiel dans cette information, se partage entre spéculations politiques et spéculations économistes. On retient même l’impression que l’insurrection, rabaissée à quelques exaspérations regrettables mais inévitables, n’est qu’une péripétie logique dans le grand drame de la gestion.

Une telle cécité, une telle confiance dans l’information argentine, dont les dires sont gobés tout crus sans la sacro-sainte vérification journalistique, est désormais une bonne mesure de la faiblesse de nos ennemis. Il ne s’agit même plus ici de tromper sciemment les pauvres du reste du monde, qui pourraient devenir solidaires, il s’agit ici de croyances d’informateurs érigées en vérités pour tous. Le vieux travail de propagandiste qui consiste à faire croire aux pauvres qu’ils ne peuvent pas être les acteurs de l’histoire est devenu une profonde croyance des propagandistes. On voit cette ingénuité dans le fait que les premières dupes sont les gestionnaires argentins eux-mêmes. Alors que le matin du 21 le président du Sénat, Ramon Porta, est désigné président par intérim, les barons du péronisme cherchent fébrilement un autre président par intérim pour les conduire jusqu’aux élections prévues en mars. C’est finalement le gouverneur d’une des plus petites provinces, Rodríguez Saá, qui est désigné en fin de soirée, parce qu’il semble un trait d’union entre les différentes tendances péronistes, faible entre les forts. Ce panier de crabes en est là : manœuvrer pour la présidence ! Eux-mêmes croient, comme ‘Clarín’, que la parole, que le négatif et la critique, que le monde ne sont qu’une péripétie dans la course perpétuelle à la présidence de la République argentine ! Et la seule concession faite à l’extraordinaire qui vient de se passer est la défense faite aux responsables d’hier matin de quitter le pays : un juge interdit à De la Rúa de franchir les frontières ; Mestre, Mathov, Santos, Cavallo subiront la même sanction.

Mais les vainqueurs de la veille sont restés sur le terrain. Dans l’imaginaire de l’information, puisque le président est tombé, les gueux sont rentrés lire le journal. Le peu qu’on connaît des rues d’Argentine pour le 21 même indique le contraire. On y voit par exemple le syndicat des motoqueros travailler dur à brider le mouvement, lorsque dans la soirée ce Simeca organise une manifestation commémorative (les manifestations commémoratives, surtout pour se recueillir devant la mort, comme là, sous l’obélisque de l’avenue du 9-Juillet, sont toujours destinées à casser les révoltes dans le recueillement, le silence, la résignation) ; et on le voit encore mieux lors du seul incident de cette manifestation, lorsqu’une voiture heurte des motoqueros et que ceux-ci rattrapent le chauffard et, au lieu de le baffer comme il le mérite, le livrent à la police, l’ennemi d’hier rétabli concrètement dans son autorité : voilà donc pacifié, rentré dans la légalité, le fer de lance de la bataille d’hier. Depuis, les motoqueros n’ont plus donné aucune impulsion à ce mouvement.

Ailleurs, le prolongement des deux jours précédents se montre moins conciliant : la plus forte trace de la suite du pillage est à Rosario, où il y a des affrontements lorsqu’une foule de deux cents personnes vient recevoir des paniers et repart avec 1 mort.

Et c’est sur la place de Mai que la nuit du cacerolazo fantôme trouve son véritable prolongement, l’embryon du discours nouveau de toute l’époque qui commence : il n’y a que cent personnes, mais le goût de la parole montre que celle-ci est possible, et que le discours va ici et maintenant changer de camp : « Se hizo una asamblea spontanea », rapportée par l’« Agencia AyC » :

« Diversos grupos sectoriales llamaron a concentrarse frente al Congreso de la Nación Argentina para el dia sabado 22 de Diciembre. Un grupo de personas que se indicaban como autoconvocados, resolvieron luego de una asamblea frente a la Pirámide de Mayo, realizar un cacerolazo en la esquina de las Av. De Mayo y Callao, el sabado 22 a partir de las 19. La reunión propuso también, hacer extensiva a la misma hora la protesta en toda la Capital Federal, por parte de vecinos de distintos barrios; realizar un abrazo simbólico al Congreso; solicitar a todos los que se acerquen, lo hagan munidos de un documento de identidad a fin de tratar de asistir en algun momento a la sesión legislativa; solicitar el cambio de todos los miembros de la Suprema Corte de Justicia; pedir el no pago de la deuda externa y la remosión del Jefe de la Policía Federal Ruben Santos. (…) »

C’est la première mention d’une assemblée autoconvoquée à Buenos Aires. Sans doute des assemblées étaient déjà nées en de nombreux endroits pendant le long accroissement du refus de la décennie précédente, qui culmine dans la récupération piquetero. Et on avait vu les organisations piqueteros être justement la tentative réussie de confisquer ce désir de parole, de l’enfermer dans une idéologie importée, et de la transformer en bloc rigide et en plans de travail. Mais les assemblées des piquets de route, parfois nées d’une protestation locale, s’étaient dissoutes dans le piquet de route, auxquelles elles appelaient ; et parfois nées du piquet de route, elles n’avaient alors eu qu’une fonction de décision momentanée, dans une situation d’exception. L’assemblée de la place de Mai du 21 décembre 2001 est d’abord née d’une insurrection, mais hors de cette insurrection. Peut-être ses participants voulaient nier la fin de cette insurrection, en personne, en venant s’assembler sur la place qui était le nœud stratégique et symbolique de cette insurrection ; peut-être voulaient-ils, au contraire, marquer nettement le dépassement de cette insurrection. Toujours est-il que c’est après ce moment qu’ils se sont réunis, appliquant pour la première fois à ce type de manifestation le curieux vocable « autoconvoquée », qui signale si bien le bannissement de toute organisation, de toute mainmise extérieure. Et ils appellent à la suite. Ce sont là les termes mesurés de la classe moyenne, ce sont là les hardiesses des pauvres les moins hardis, c’est là l’esprit festif compassé, dans la dignité froissée de ceux qui ignorent la fête et qu’on humilie sans même qu’ils le sachent, ce sont là les colères étonnées d’elles-mêmes du cacerolazo qui demandent à se poursuivre.

Et ce sont là les conditions minimum d’une assemblée générale des humains : s’engouffrer dans la brèche ouverte par l’acte négatif, s’autoconvoquer, poursuivre le rejet des formes dominantes de régulation de la parole par la parole.

 

2. Comme les fêtards nocturnes du cacerolazo n’ont pas voulu quitter la rue, et ont tenté de s’approprier son carrefour emblématique, les gueux insurgés le jour n’ont pas non plus cédé le terrain. Sans doute, les rumeurs de hordes de pillards ont ramené en défensive quelques-uns de ceux qui étaient à l’attaque ; mais ensemble, derrière des barricades et des feux, ils gardent la rue. Pillards et preneurs de parole ne veulent pas admettre aussi facilement que l’insurrection est terminée. Si l’information minimise plutôt ces mobilisations qui rechignent à se dissoudre, ceux qui ont pris la rue démentent, en actes, le fétichisme politicien célébré comme un retour à la normale par l’information dominante. Ils retiennent leur respiration, mais sans quitter l’air du dernier fait d’armes. A travers ce face-à-face, la contradiction entre la rue qui reste occupée, dans un silence étonné et réparateur, et l’information qui a quitté la rue, dans les froufrous de ses propres frivolités trop vite retrouvées, le différentiel d’intensité du vécu, si symptomatique du souffle de l’histoire, continue.

Du 22 au 27, c’est d’abord une sorte de trêve qui s’installe. Les défenseurs de la misère quotidienne ne pensent même pas qu’il y a trêve, sauf celle des confiseurs, parce que pour eux c’est fini, puisque le président est tombé. L’antagonisme se lit aussi sur le front de la marchandise, à travers ces deux images extrêmes : d’un côté, l’information se délecte d’une nouvelle ruée sur les commerces, mais pour acheter et pour que soit rattrapé, dit-elle, pendant les trois jours qui mènent au réveillon, le temps de fermeture pour pillage ; de l’autre, c’est l’image des supermarchés murés, hors d’usage, hors de valeur, où les frénésies et arrogances marchandes sont ravalées dans la brique. La perte de contrôle de l’information est encore visible dans tous les démentis qu’elle doit maintenant opposer aux multiples rumeurs de pillages de maisons particulières. Et le 23 décembre, dans ce caquetage, on dénombre 250 fausses alertes de pillage : l’information n’a pas encore récupéré la maîtrise de la rumeur.

Ce sont les bouleversements de l’Etat qui continuent d’accaparer cette scène qui voudrait supprimer son décor à force de le cacher. Le 22, d’abord, l’état de siège est maintenu pour dix jours dans les provinces de Buenos Aires, San Juan, Entre Ríos. Le 23, un Rodríguez Saá rayonnant est nommé président par l’Assemblée législative. Ce fusible momentané va immédiatement tenter de s’installer durablement au pinacle des rêves carriéristes de tout politicien argentin. Il va soudain prendre des mesures inattendues : suspension du remboursement de la dette extérieure de l’Argentine, création d’une nouvelle monnaie, l’argentino, qui devra unifier dollar, peso, patacón et autre lecop, levée de l’état de siège dans la Province de Buenos Aires le 24. Et après avoir laissé passer le jour de Noël, ce démagogue pressé se réunit avec les chefs des syndicats, Moyano et Daer, eux aussi pressés, le 26, et leur promet un million de plans Trabajar, cent seize mille emplois à 200 lecops ou patacones et la suppression de la baisse de 13 % des retraites, décidée par le gouvernement précédent.

De quoi, de quoi ? Voilà un second couteau qui se la joue populiste, qui fait son Perón mais en cravate et bronzé, et qui dépasse un peu son mandat de fusible, qu’il tient de la table ronde des barons du péronisme, ne l’oublions pas. Ne serait-il pas en train de doubler tous ces carriéristes beaucoup plus laborieux, qui ont manœuvré avec brutalité et adresse pendant des décennies et qui n’ont pas l’intention de laisser griller leurs savantes approches par un pantin soudainement boosté d’un éphémère pétard dans le cul ? Aussi, dès le 27 décembre, Rodríguez Saá n’a plus d’avenir : le Parti justicialiste, le sien, conteste sa politique. Personne ne le soutiendra plus. Le même jour, le gouvernement de Tucumán, celui-là même qui avait estimé à cent mille paniers alimentaires le prix pour éviter les pillages, se déclare en cessation de paiement. Et la Bourse se rend compte que ce qui se passe est une réalité antimarchande : moins 7 %.

 

3. Dès le 28 décembre se vérifie que c’est seulement le silence des médias qui a fait paraître la rue vide. Si la vague de pillages s’est amplifiée et propagée pendant les 19 et 20 décembre par la rumeur qui échappait déjà à l’information dominante au point que celle-ci dut invoquer un peu probable complot, le cacerolazo de ce 28 décembre 2001 s’est constitué malgré le silence obstiné des médias. C’est, à côté des mobilisations spontanées (cette chaleur de l’été qui fait se frôler dans les carrefours, cette nostalgie de la semaine précédente, cette volonté d’en finir), l’Internet qui pour la première fois a été la caisse de résonance du rappel, et toutes les liaisons informelles qui se nouent dans un monde où les pauvres roulent en voiture, se parlent par téléphones portables, dans la « flexibilité » grandissante de la toile d’araignée du travail et de la dispersion à travers les « loisirs ».

Le 26, déjà, il y a eu des appels à un cacerolazo pour le 27. Les cheminots se sont mis en grève, ont occupé les billetteries à Retiro et instauré la gratuité des transports. Le 27, il n’y a pas encore eu de cacerolazo, mais trois cents vecinos se sont installés en piquet de route à Villa 15. Et quand l’après-midi du 28 arrive, dans la gare de Once, qui est un quartier populaire et commerçant, les usagers furieux ont incendié 11 wagons ; en amont, en effet, les cheminots bloquaient les voies, mais ce ne sont pas ces grévistes que ces employés qui ne peuvent pas rentrer dans leurs banlieues critiquaient dans leur colère impunie, mais l’Etat, jugé responsable des retards, des voies et des cheminots, comme il l’est en effet.

A partir de 16 heures, mille manifestants déjà, selon l’information la plus minimaliste, tapent sur des casseroles devant la Cour suprême. Cette Cour suprême vient de se distinguer par trois mesures particulièrement éhontées : le 20 décembre, elle a innocenté rétrospectivement l’ex-président Menem, qui vient de purger une peine de cinq mois dans une affaire de corruption, ce même Menem qui avait, pendant sa présidence, fait augmenter le nombre des juges de cette cour afin de s’y assurer d’une majorité ; elle vient de casser un jugement qui confirmait qu’un petit possédant (ahorrista) pouvait, en dépit du corralito, toucher l’ensemble de ses avoirs retenus par les banques ; et elle vient de confirmer la légalité du corralito, en opposition très claire aux manifestations des 19 et 20 décembre. La manifestation est « civique », sans partis, sans mots d’ordre autres que le « que se vayan todos » et « corruptos, corruptos ». En fin de journée, elle est rejointe par les employés de justice. Puis, dans la soirée, le vacarme du métal entrechoqué recommence dans les quartiers qui, comme les 19 et 20, se disputeront l’honneur invérifié d’avoir été les premiers à se soulever : Belgrano, Palermo, Boedo, Caballito, Barrio Norte, Barracas. Comme le 19, et comme probablement le 20, de longues séquences de bruit, de chants, de fureur joyeuse se forment sur les grandes avenues qui glissent vers le centre.

Le second lieu d’assaut de la journée est le Parlement, ce Congrès dont tous les députés sont répudiés en bloc et en détail : « Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul. » Là, les manifestants détruisent le portail du Palais législatif et commencent à incendier et à détruire le mobilier des bureaucrates, avant que la police, dans une action énergique, reprenne difficilement ce lieu sacré de la démocratie sans révocation.

Le troisième lieu de regroupement des manifestants est bien sûr la place de Mai. L’information évaluera le nombre de présents à trente mille, mais comme l’information se tient, depuis le 19 décembre, aux chiffres de la police, une évaluation relative des effectifs en donne une indication meilleure : « Moins que le 19, plus que le 20. » Il faut supposer, en effet, qu’il y avait à nouveau plus de cent mille personnes dans les rues de la Capitale fédérale ce vendredi de bronca.

Cette journée insurrectionnelle a ceci d’unique que ce sont donc les trois pouvoirs tels qu’ils sont définis par les Constitutions des gestionnaires depuis que la bourgeoisie a pris le pouvoir qui ont été attaqués spécifiquement et simultanément : l’exécutif place de Mai, les députés dans le Congrès et la justice à travers la Cour suprême. Mais à ce rejet en détail et en entier de l’Etat s’est aussi ajoutée l’attaque contre la gestion et la marchandise, qu’on prend goût à voir détruite, et pas seulement loin de là où se cultive son abondance : une demi-douzaine d’agences bancaires sont démolies, et de nombreux commerces sur les avenues Corrientes, Callao, et sur l’avenue de Mai sont éventrés. Au cœur du dispositif ennemi, seule l’information, dont la discrétion exagérée est encore dissimulée derrière ses reportages en live qui favorisent la mobilisation, ne sera pas attaquée directement cette nuit-là.

Rodríguez Saá, qui avait tant poussé la manœuvre démagogique, croit n’avoir pas été bien entendu. Il en rajoute dans la précipitation : les banques resteront ouvertes pendant le pont du 31 décembre ; et le corralito va passer à 1 000 pesos par semaine. Les caciques péronistes, qui commencent à le traiter de « populiste » et les banques sont d’accord : il est fou, puisqu’il promet ce sur quoi il n’a aucun pouvoir. Et la rue ne l’entend pas. Ce qu’elle reproche à cet arrivisme qui se croit plus habile qu’il n’est, ce sont ses nominations – ce grand plaisir des gestionnaires arrivés en haut de la pyramide –, dont la plus représentative est ce Grosso, notoirement corrompu, revenu au gouvernement dans la fonction de chef des assesseurs, en prétendant « Je n’ai pas été choisi pour mon casier judiciaire, mais pour mon intelligence ». Cette insolence lui vaudra d’être une cible principale des cris et des casseroles, et, par conséquent, d’être contraint de démissionner pendant la nuit.

La nuit devenant la madrugada, il faut se rendre à l’évidence : c’est de nouveau la Casa Rosada que les manifestants veulent prendre. C’est donc une nouvelle bataille qui s’engage au pied du palais de la présidence. Et elle est également indécise, comme le montrent les caméras de la télévision lorsqu’elles rapportent les réjouissantes images de deux flics qui tentent de se réfugier dans le Cabildo, à l’ouest de la place, et qui y sont battus et dépouillés de leurs armes. Au lever du soleil du 29 décembre, plusieurs milliers de manifestants-combattants tiennent encore ce pavé, une fois de plus décisif.

Un double épilogue masque presque entièrement cette nuit encore trop mal connue. Le premier est un fait divers. Dans le quartier de Floresta, dans la nuit, quatre jeunes entrent dans un bar. La télévision y montre justement les flics se prendre une rouste. Les adolescents s’en réjouissent joyeusement. Un flic à la retraite, vigile de station-service, est dans le bar, sort son arme, et abat trois des quatre jeunes gens. Le miracle paraît que ce vieux ait survécu au lynchage après que les vecinos de Floresta ont assiégé et attaqué le commissariat dans la nuit.

L’autre épilogue est déjà rodé : c’est le président qui saute. Rodríguez Saá survit encore à cette journée du 29, mais le 30 au matin tout son gouvernement démissionne. Comme son prédécesseur De la Ruá, il tente de rameuter les barons du péronisme ; et comme avec De la Ruá, ceux-ci refusent d’honorer la convocation. Il démissionne après une semaine de présidence et Eduardo Camaño assure un nouvel intérim. Le 31 décembre, au Congrès peu rassuré, Eduardo Duhalde est élu par l’assemblée avec 262 voix pour, 21 contre et 18 abstentions. Comme il lui suffisait de 160 voix, Duhalde sera ensuite moqué comme le président qui tiendra sa légitimité de représentant suprême de tout le peuple argentin de 160 électeurs.

 

4. Par rapport aux journées du 19 et du 20, la journée du 28 en elle-même est un pic moins haut. Mais elle affirme que le double volcan du 19-20 est le début d’une chaîne de montagne, que même les intervalles entre les sommets sont de hauts plateaux. Et personne ne sait, à ce moment-là, si les points culminants ne sont pas à venir. La journée du 28 a installé le mouvement, a prouvé, d’abord à ce mouvement lui-même, qui doit inventer la circulation de ses informations et en tirer ses propres conclusions, qu’il a du coffre, de la profondeur de champ, du possible, beaucoup de possible. Et quand on avance dans ces projections sans repères, quand la rumeur se substitue à l’information, on se trompe aussi, on surestime et on pavoise. Le 28 décembre, s’il a véritablement donné confiance à ce mouvement qui ne pouvait pas encore complètement se croire jusque-là, a aussi installé une sorte de fatuité, qu’on aurait volontiers qualifiée de petite-bourgeoise au siècle précédent.

Les pauvres d’Argentine ont cru qu’ils exerçaient un pouvoir de dernière instance sur leurs dirigeants suprêmes. L’information flattait cette naïve crédulité en s’extasiant qu’il ait pu y avoir cinq présidents en deux semaines, alors que, en regardant les faits, le mouvement de rue n’en avait fait tomber que deux, et ces deux-là ne seraient probablement pas tombés sans les divisions des principaux gestionnaires : Rodríguez Saá n’est pas tombé dans l’émeute qui parachevait le cacerolazo, désaveu qui reste la principale cause de sa chute, mais plus de vingt-quatre heures après sa fin. Mais les pauvres, et même certains gestionnaires, crurent que la rue avait désormais le pouvoir de renverser tout gouvernement puisqu’elle avait, sans discrimination, renvoyé coup sur coup un président de chacun des deux grands partis. Que le 28 décembre donne de la suite aux 19 et 20 eut aussi pour effet de glorifier les 19 et 20, c’est-à-dire de les éloigner dans une représentation, et d’oublier d’analyser en quoi le 28 avait été en retrait et ce que cela signifiait : il n’y avait pas eu la vague de pillage massif de la semaine précédente et il y avait donc peu de gueux de la conurbación et de l’Interior (malgré deux cacerolazos : l’un à Rosario avec deux mille manifestants, l’autre avec cinq cents manifestants à Paraná) ; il n’y avait pas eu non plus, malgré la féroce madrugada du 29, une bataille aussi ample et aussi désespérée pour la Casa Rosada que ce qui, le 20 décembre, avait été appelé la bataille de la place de Mai : les motoqueros étaient là sans doute, mais encadrés par leur syndicat ; les morts de cette journée ont été ceux du bar de Floresta, on n’a pas de chiffre pour les blessés, et il y aurait eu seulement 33 arrestations, ce qui indique une nette décrue dans l’intensité même des événements.

Pourtant, l’avenir commence à se dessiner lors de cette nouvelle journée insurrectionnelle qui a fini par si bien disparaître derrière les tours jumelles des 19 et 20 décembre. Car, ce jour-là, on a entendu pour la première fois se manifester deux assemblées de vecinos, autoconvoquées comme celle qui avait, le 21 décembre, prolongé les festivités de la veille sur la place de Mai. Une assemblée populaire de Almagro a appelé, sur le site Internet appelé Indymedia Argentine, à une coupure de route à 21 heures au carrefour Corrientes et Gallardo, puis à 1 h 48 du matin, à une assemblée extraordinaire treize heures plus tard, le 29 à 15 heures, au même endroit, exprimant là l’intensité, la gravité et l’urgence de toute cette nuit ; et une assemblée de San Cristóbal, forte de quatre-vingts personnes, publie les dates de ses deux prochaines séances, le 30 et le 1er janvier. Enfin, dans les heures qui ont suivi le cacerolazo, sur ce même forum Internet, commencent les appels à faire du 2 janvier une journée des assemblées.

Et puis, le « qu’ils s’en aillent tous » trouve maintenant une expression pratique : l’escrache. L’escrache est une agression contre une personne – et parfois une institution –, qui est alors baffée, insultée, et bombardée de sarcasmes et d’œufs pourris ou d’autres ordures. Sans doute des politiciens avaient été molestés (notamment De la Ruá, le 19 décembre au matin, à la sortie d’une réunion, au moment de monter dans sa voiture, et Cavallo, assiégé chez lui le 19 décembre), mais ces manifestations contre les gestionnaires méprisés et haïs avaient cours dans le cadre des journées insurrectionnelles. Voici donc le premier « escrache spontané », qui contraste si fortement avec le respect éternel de la politique propagée par l’information dominante, tel que l’a subi l’ex-ministre Barra, le 30 décembre, alors qu’il pensait pouvoir encore prendre tranquillement le thé dans un lieu public.

El ex ministro tomaba el té con su familia en el Paseo Alcorta cuando lo reconoció una persona.

–¿Qué dijiste? –le preguntó el amigo.
–Que por culpa de éstos estamos como estamos –murmuró el hombre.
–¿De quién? –quiso saber el amigo, pero ya no lo escuchaban.
–Ladrones –dijo el hombre, ya en voz alta.
La gente sentada en las mesas cercanas lo miró, curiosa. El hombre señaló a un señor bajito y elegantemente vestido, que se obstinaba en no mirarlo.
–Sí, de vos estoy hablando, no te hagás el boludo, ladrón ¿Qué hacés acá en medio de gente decente? Ladrón, ¡hijo de puta! –repitió.
El hombre estaba sentado con su amigo en una mesa del Café Valentino, en el último piso del shopping Paseo Alcorta, en Salguero y Alcorta, y fue el primero en reparar en la presencia del ex ministro de Justicia del menemismo, Rodolfo Barra.
Sentado junto a su mujer y su hijo, Barra sorbía su taza de té y, mientras pudo, se hacía el que no pasaba nada. Pero su descubridor, cada vez más indignado, se acercó a la mesa del ex funcionario.
Se paró a diez centímetros de su cara y le escupió:
–Por culpa de personajes como Menem y como vos estamos así. Andate de acá.
De a poco iba llegando gente.
–Che, parece que están puteando a alguien –dijo una señora, mientras subía la escalera mecánica.
Se habían juntado muchos, que llegaban al shopping para comprar regalos de fin de año y que sintonizaban con el espíritu antipolítico que se plasmó en los últimos cacerolazos.
Inmune a todo, Barra seguía sentado.
–No, soy libre de circular por donde quiera –le contestó a la segura sugerencia de su familia.
La gente le exigía que se fuera. “Chorro”, “ladrón”, “hijo de puta”, le decían. Algunos golpeaban las mesas del café. Otros se paraban y aplaudían.
Los empleados de seguridad que habían subido corriendo se miraban desconcertados, sin saber qué hacer. El hombre que lo descubrió estaba a punto de molerlo a trompadas. Le llevaba al menos veinte centímetros. Su amigo lo agarraba con fuerza.
–Andate, hijo de puta –repetía.
Seguían llegando personas, que subían curiosas y se unían al resto después de averiguar de qué se trataba.
–Que se vaya, que se vaya –cantaba el coro de señores vestidos de fin de semana y señoras cargadas de bolsas.
El escrache, un día después del primer cacerolazo del Gobierno de Adolfo Rodríguez Saá, fue totalmente espontáneo. Se desarrolló sin que nadie lo planeara y en un shopping, un lugar poco habitual para este tipo de cuestiones. El dato, lejos de ser casual, demuestra que la indignación popular que comenzó hace sólo dos semanas con saqueos en Rosario y el conurbano, se ha ido expandiendo a toda la sociedad.
La situación era cada vez más tensa. Al final, los guardias recibieron una instrucción a través de walkie talkie. Uno de ellos se acercó a Barra y le susurró algo al oído: el gesto desafiante que el ex ministro exhibía al principio había dejado espacio a una mueca de preocupación.
Despacio, como quien no quiere la cosa, Barra se levantó de la mesa. Se fue caminando, acompañado por los guardias que lo escoltaron hasta el estacionamiento, mientras algunos lo seguían gritándole “hijo de puta”.

 

A suivre.

(Texte de 2004.)

 


Editions Belles Emotions
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