Les téléologues sur le debord of directors
1998-2001

Carte :
Traversée du debord of directors

 

 

A – Le théâtre des opérations

1. La seconde avancée dans le besoin de discussion est la plus difficile à raconter. En effet, il s’agit ici non de ce qu’ont fait les autres mais de ce que nous avons fait nous-mêmes, et le recul qui donne la lucidité, l’impartialité qui permet d’opposer les camps, la hauteur et la distance d’où les passions s’observent avec profit, en bref l’opération d’abstraire d’un événement pour le replacer dans un contexte plus large est ici en défaut malgré le temps que nous avons laissé écouler pour rendre compte de cette intense expérience.

La caractéristique principale de cette introduction multiforme au débat est le caractère profondément négatif avec lequel nous l’avons mené. Cette volonté d’être en contradiction, de chercher la contradiction, de provoquer la contradiction, a été notre parti pris. Nous n’imaginions pas qu’un débat, s’il devait avoir lieu, se fasse sans négativité profonde ; ou alors, ce serait sans nous. Nous savions que nous portions en nous ce négatif, et il nous venait de loin. Nous n’avons pas utilisé le négatif exactement comme la célèbre force de frappe de Vaneigem, mais on trouvera ce négatif comme la lumière noire qui est le fil directeur de cette partie du discours de notre temps, dont nous avons été, et sommes encore les dépositaires. Nous avions la volonté du négatif, mais le négatif était aussi la teinture de notre volonté elle-même, que nous le voulions ou non. La haine de ce monde, une colère qui s’est refroidie sans se dilapider, mais qui a foré profond, un élan hostile, et une intransigeance qui paraît hautaine, mais qui est plutôt poussée par l’urgence, nous avaient mis dans ces dispositions. De la dialectique, nous avions appris qu’il fallait chercher les contradictions pour les dépasser, et que là où la contradiction était posée, il fallait aller jusqu’à ce qu’elle éclate.

L’usage du négatif, en tant que mode de débat, doit être ici différencié de son principal appendice, la polémique, qui le masque presque entièrement. Les nombreux éclats et excès, intéressant les uns jusqu’à la curiosité maladive de cette profession en disparition qu’on appelait les concierges, et dégoûtant les autres qui savent qu’ici la forme peut leur dissimuler le fond, se sont entrelacés, jusqu’à les confondre, avec un fond pourtant plus riche qu’il n’y paraît, même si cette richesse a été elle aussi déniée – de façon polémique. L’apport négatif dont il est ici question est la présentation d’une théorie, qui est la négation du monde tel qu’il est construit aujourd’hui ; mais ce qui nous occupe autant ici est la façon dont cette présentation a eu lieu, en tant qu’expérience de la parole. Le récit de ce fait devra donc distinguer entre ce dont il s’agit, la téléologie moderne, et les disputes qui ont entouré sa mise en public.

Mais la difficulté la plus grande est d’expliquer comment une série de dialogues dans un lieu aussi étroit, en une langue principale – le français – qui tend à devenir obsolète dans le monde, avec un nombre aussi restreint de participants – une cinquantaine – pourrait intéresser le monde, auquel elle était immédiatement accessible. Comment éviter de sombrer dans la vanité, en parlant de nous-mêmes, quand on prétend qu’il y avait là un discours universel ? Il faut peut-être rétorquer, d’emblée, qu’à moins d’un discours qui fût universel, et qu’en dessous d’une parole nouvelle dans le monde, nous n’aurions pas pris la peine de nous mettre en avant ; et qu’en ce principe qui nous paraît la moindre des choses, nous sommes fort différents de la plupart de ceux qui parlent et fort proches d’une petite minorité de ceux qui se taisent.

 

2. L’Internet, dans son ensemble, s’est révélé jusqu’à présent comme l’exutoire de la misère de la parole et de la pensée. L’Internet n’est pas différent de la société où il est né, et ne modifie pas fondamentalement la société où il est né. Les hypertrophies comportementales et les modifications de l’environnement spirituel que produisent les innovations techniques ne sont toujours que la confirmation d’un état de fait latent : l’électricité, la voiture, la télévision n’ont pas changé le monde, mais l’ont confirmé ; grâce à l’électricité, la voiture ou la télévision le monde se révèle ce qu’il était devenu, mais ne change pas. La technique manifeste seulement ce qui est là, et à moins de considérer que c’est là un changement, il n’y en a pas. C’est pourquoi l’Internet est surtout le support universel où se grave la misère universelle, le disque mou de l’époque ; c’est pourquoi on y trouve aussi gravée une trace de la critique de cette misère, en dur.

La misère est essentiellement misère du contenu, misère du but. C’est dans la pauvreté de leurs buts que se situe essentiellement la pauvreté des humains. Généralement, les petits hommes ont pour buts les plus lointains leur bien-être, leur fortune, la gloire personnelle, leur carrière, et tout cela pour leurs enfants, quelquefois pour leur Eglise ou leur Etat, aujourd’hui même pour leur « entreprise » ; mais le plus souvent les buts des individus du grand genre humain sont encore plus courts : le plaisir immédiat, la satisfaction alimentaire, sexuelle, la participation la plus active à la communication, c’est-à-dire à la consommation marchande ; et tout cela sans leurs enfants, de préférence, quelquefois contre leur Eglise et leur Etat, souvent contre leur « entreprise ». C’est dans cette pauvreté des buts qu’on a vu la pauvreté de l’Internet : des gens qui travaillent en train de s’envoyer les commandements et les résultats de leur travail, dans lequel l’Internet devient maintenant une nouvelle nécessité ; du loisir, du sexe, de l’information, des connaissances, là aussi l’Internet devient rapidement une nécessité ; des policiers qui tentent de policer ; des marchands qui tentent de vendre. Le tout à très grande vitesse, dans une cacophonie qui exonère d’entendre et qui oblige à écouter. C’est un support sur lequel tout le monde peut déposer sa parole, mais le support ne suffit pas pour parler. Sur l’Internet on constate même surtout le contraire : les maigres élucubrations désordonnées des pauvres sont glorifiées avant même que ne soit révélé leur contenu. Fort heureusement : il n’y en a guère.

Mais l’Internet a porté, dans un premier temps, entre 1992 et 2000, une importante partie de la classe moyenne, ou plus exactement sa mutation middleclass, à l’écrit. Il s’est découvert là, dans les balbutiements étranges de cette époque pauvre en révolte, de nombreux borborygmes de pauvres, qui permettaient bien de deviner que les pauvres n’avaient dans la tête que des borborygmes, et non des révoltes. La mise en commun de l’écrit a eu, cependant, plusieurs effets : le premier est une hausse quantitative de la réflexion par écrit et son corollaire est une baisse qualitative de l’écrit par la réflexion. Si l’écrit était encore revêtu, jusque dans les milieux postsitus et universitaires d’avant la vague de révolte de 1988, d’une certaine noblesse, ce moyen d’expression s’est trouvé là ouvert à toute la plèbe. Et la plèbe ne sait pas écrire : son jet est court, son style est l’interjection, elle fait des fautes de langue, elle n’explique pas, elle n’écoute pas. Ce peuple insolent et lent, soudain admis au discours public écrit, écrit comme il crie, pataud et grossier, pressé et superficiel, sans grâce ni logique ni exigence de fond. La middleclass confond toujours les accents graves et les accents aigus. Elle ne sait pas distinguer entre les strates inverses et encastrées du rire et du sérieux. On l’a vue, on la voit juger le monde à son image : ignorante en se cultivant, mais s’ignorant inculte, sotte et frivole quand elle croit peser ses avis, et en débandade accélérée dès qu’on la frôle le sourcil un peu haut. Mais on entendait alors ses avis, qui ne sont pas ceux qu’on trouvait dans les bouts infestés de noblesse décadente de l’écrit littéraire ou universitaire, ou même de la théorie pseudo-révolutionnaire. Et toute débile et contradictoire qu’elle est, elle exprimait là un besoin de parler, une frustration de la dure censure à laquelle elle est soumise, en se croyant libre. Les « adultes » de cette partie de la société retrouvent alors les tons et les poses qu’ils avaient abandonnés la dernière fois qu’ils ont osé parler, quand ils étaient adolescents ou enfants, l’assurance, l’allant en moins, le tout emballé dans une fausse sincérité qui a atteint son but : convaincre les parleurs eux-mêmes, car pour presque tous les pauvres, quand ils commencent à parler, le plus dur est de ne pas céder au simple plaisir de s’écouter.

C’est dans cet élargissement du support de l’onomatopée et de l’étranglement vocal, par écrit, qu’est apparu un imperceptible moment de flottement dans le contrôle dominant. L’Internet n’a pas mérité les louanges et l’enthousiasme de la middleclass en surf. Comme toujours lorsque la domination met en place des techniques nouvelles, c’est dans ce qu’il y a de bancal dans la précipitation concurrentielle de leur installation que, par quelque interstice, on peut parfois capter une réflexion inattendue, un éclat de cuisse, un moment qui ne se reproduira plus, un lieu tampon, interlope, malsain qui est un no man’s land entre des zones encore mal délimitées. Sur l’Internet, le forum appelé « debord of directors » avait toutes les caractéristiques d’un tel déséquilibre malencontreux et provisoire, une sorte de bistrot sans alcool ni nourriture ni luxure, où les pauvres s’oublient en tentant de raisonner, ce en quoi ils sont généralement interrompus par la police, ou par l’information dominante. Mais là, la police était en vacances, et on l’a bien compris : on n’a jamais entendu autant de bègues, de cris de cour de récréation, de pleurs maquillés en rires, de gros mots éructés publiquement parce qu’on avait ce droit qui est d’ordinaire limité aux stades, de couinements et de gémissements, de novlangues et de néologismes.

 

3. Depuis la fin de la Bibliothèque des Emeutes, en 1995, les rescapés de cette aventure n’avaient pas d’autres projets que de faire connaître l’époque commencée en 1988, qui venait de s’étrangler dans son incapacité muette à se faire connaître. L’analyse des faits montrait que dans la perspective qui dit que l’histoire est l’aventure humaine du négatif, il venait d’y avoir trois grandes vagues de révolte, qu’on pouvait dater ainsi : 1967-1969 avait été l’introduction, 1978-1982 avait été le zénith, 1988-1993 avait été la dernière vague d’assaut. Le fait même que cette catégorisation de l’histoire ne soit pas même discutée, parce qu’elle était absolument ignorée, était encore plus honteux que surprenant.

Le rapport sur ces faits montrait que cette ignorance participait de ces faits. L’information dominante, qui était garante de cette ignorance, était donc devenue, entre l’Etat et la marchandise, le moyen de communication qui coordonnait les autres (c’est ainsi que la middleclass, dont l’information dominante est l’épicentre, a assis sa domination sur la bureaucratie et la bourgeoisie, qui se sont middlereclassées peu à peu). Entre la gauche et la droite traditionnelles existait maintenant un parti de la communication infinie, l’information dominante, qui s’était unifié. Ce qui distingue jusqu’à la rendre magique cette information dominante, c’est qu’elle ressemble à l’aliénation au point d’en paraître une sorte de décalcomanie : monotone quoique pressée, infinie en puissance quoique butant partout et tout le temps sur la réalité en actes, unanime et pourtant somme de consciences distinctes, de perceptions du tout et du rien, de rapports précis sur les faits, mais tout ceci au milieu d’une objectivité apparente qui n’est qu’une autre forme de subjectivité qui s’ignore ; et cela sans but et sans projet, comme si but et projet étaient implicites, une absence de sens qui prétend à une « pluralité » de sens, une multiplicité de commencements sans suite ; et la décalcomanie de cette décalcomanie était l’Internet, ce vent de l’aliénation, la représentation concrète du vide habité de la pensée dont l’essence est transformée. Du point de vue de la révolte moderne, cette information occupait toutes les lignes de communication, empêchait tout contact direct entre les émeutiers et insurgés d’Etats lointains, et parfois même de banlieues voisines, filtre à critique, tambour à résignation ininterrompu. Mais le travail, plus inconscient que voulu, de cette information empêchait aussi l’approfondissement de ce qu’étaient ces révoltes, leurs discours, la capacité de leurs auteurs à les prendre pour leur objet. L’information dominante n’occupait que les carrefours, mais paralysait et parasitait les consciences.

Faire connaître les faits devait, par conséquent, se faire en dehors de l’information dominante, et clairement contre elle. Un tel parti pris rendait impossible l’usage de la presse, de la radio, de la télévision, et les circuits de distribution de l’« art moderne », toujours friands des nouveautés les plus radicales. Même l’édition était un terrain ambigu : confier une mise en page ou une correction à un éditeur équivalait à les confier à un manipulateur potentiel, par intérêt ou inconscience ; devenir éditeur nécessitait cependant de se plier à la distribution – notamment à l’arrogance honteuse du petit commerçant qu’est généralement le libraire – et aux contrôles exigés par le dépôt légal : l’expérience avait montré, en effet, que la gratuité dévaluait le contenu d’un livre auprès de la plupart des lecteurs, qui se comportent, au moins avant de lire, en consommateurs et qui agissent avec un livre gratuit comme s’il ne valait rien, parce que depuis longtemps le pauvre devenu consommateur se fie davantage au prix qu’au contenu d’une marchandise pour en fixer la valeur.

Même s’il n’était pas pour autant question de renoncer à faire connaître l’époque et ses conclusions par le livre, les rescapés de la Bibliothèque des Emeutes commençaient à s’interroger sur la possibilité d’utiliser l’Internet.

B – De l’automne 1998 à l’été 1999 : premières escarmouches

Nous sommes donc venus nous exprimer sur l’Internet, en 1998. Il s’agissait essentiellement de lancer un site, où nos textes seraient disponibles. Ce site – l’observatoire de téléologie – a vu le jour en novembre 1998. C’est, conformément à notre conception de la lecture, un site sans fioritures et sans tapage, qui ne cherche pas à attirer le regard, ni à le détourner par des artifices visuels ou racoleurs. La qualité de la lecture y est privilégiée uniquement, sobrement. Cet ensemble paraît sans doute un peu austère au milieu des débauches d’effets que déploie l’écrasante majorité des pages Internet aujourd’hui. C’est un site fort proche de l’écrit, du livre, et où la vedette, si l’on veut qu’il y en ait une, ne sont ni les images ni les auteurs, mais les contenus. Il n’y a là aucune publicité autre que celle pour nos textes, aucuns de ces « bandeaux » ou « fenêtres » qui engorgent la plupart des sites ; il n’y a pas de liens externes sinon vers un forum où il nous arrive de nous exprimer (nous n’avons pas de sites « amis ») et il n’y a pas de raccourcis sur le sens, sous forme de digests ou de FAQ. Depuis sa création, la fréquentation de ce site double d’année en année, sans que nous sachions encore si c’est simplement un reflet de la croissance de fréquentation sur l’Internet en général ou l’indicateur d’un intérêt pour la téléologie, qui s’installe peu à peu ; nous tendons à croire qu’il s’agit d’un peu des deux.

Parallèlement à cette démarche de fond, nous sommes également venus sur des forums de discussion, et en particulier sur le debord of directors. C’était un site créé en 1995 et apparemment déserté par son fondateur, un certain Gregor Markowitz, qui n’y avait jamais posté qu’un seul message annonçant la création du forum. Du fait de l’absence permanente de son fondateur, c’est l’un des uniques forums qui est resté sans censure et sans police du début jusqu’à la fin (en mars 2001, cependant, quelque sept cents messages recouvrant la période de novembre 1997 à septembre 1999 ont été supprimés sans justification par quelqu’un qui avait donc les ciseaux). Le nom du site, à l’honneur de Debord, attira assez lentement une faune postsitue, plutôt anglophone. A partir du début de 1997, Jean-Pierre Voyer, qui avait été le seul postsitu à tenter de critiquer Debord, s’exprima là à son tour. C’est en 1998 que nous avons appris que ce Voyer, qui paradait là en obscur homme de lettres, avait grossièrement falsifié une correspondance qu’il avait eue en 1991-1992 avec Adreba Solneman – signature collective que certains d’entre nous s’étaient donnée alors pour la publication d’un ouvrage (‘Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979’). Adreba Solneman y critiquait de fond en comble la théorie de Voyer, et Voyer avait publié une partie de cette correspondance en omettant soigneusement cette critique qui portait sur de nombreux détails et sur l’ensemble de ce qu’il avait dit, à l’époque où il disait encore quelque chose. C’est donc pour dénoncer cette falsification que, après mûre réflexion, nous avons décidé d’intervenir vigoureusement là où s’exprimait cet ex-théoricien, par ailleurs petite personne fort satisfaite d’elle-même qui n’en était plus qu’à se construire le personnage qu’elle croyait pouvoir faire illusion à la postérité.

Avant que nous ne connaissions l’existence de ce lieu paisible, les premières hostilités y avaient été déclenchées par l’individu qui nous avertit de la tranquille péroraison du vieux truqueur. Le ton était parvenu très vite à l’insulte la plus élémentaire, et nous avons renchéri par deux textes tout aussi fermes un mois avant la naissance de l’observatoire de téléologie. En février 1999, nous n’avions encore publié qu’une demi-douzaine de messages sur ce forum de vieux un peu lents, où il ne se passait alors absolument rien, dont un pour faire la publicité de notre site enfin accessible. A la fin de cet hiver-là ont eu lieu quelques disputes légères : l’une où nous réfutions un certain Le Manach et sa conception du centre du monde : nous ne sommes pas opposés à ce terme en tant que tel, mais nous pensons que le centre du monde est nécessairement le lieu de rencontre du négatif avec son objet, et non, comme le pouvoir voudrait le faire accroire, l’épicentre du pouvoir ; une polémique contre un bouffon appelé Bueno, qui se prenait pour l’intervenant le plus éminent du forum et qui, face à notre venue qu’il sentait menaçante pour son ridicule personnage, avait tenté une grossière calomnie pour se remettre sous les projecteurs ; et une autre contre l’éditeur de Voyer, qui prétendait nous donner tort en s’appuyant sur des citations d’Adreba Solneman dont il était facile de montrer qu’il les avait falsifiées, sur la lettre et sur l’esprit. Peut-être n’y a-t-il pas de meilleur condensé de la dégénérescence accélérée des mœurs de notre temps que la réponse que nous fit ce fion démasqué : il aurait commis cette nouvelle falsification intentionnellement, pour pouvoir se moquer de notre inévitable indignation ! Un éditeur qui falsifie publiquement et sciemment pour s’amuser ! Et qui s’en vante !

Nous avons alors publié notre première analyse de l’Internet, qui était en même temps une analyse de notre présence sur ces lieux. Il s’agissait d’abord de montrer que nous n’étions là qu’en passants hostiles, et que nous n’attendions rien du média lui-même, qu’il fallait traiter comme entièrement aux mains de nos ennemis. Et nous faisions ensuite le premier constat de la pauvreté de l’expression sur ce réseau. Il faut remarquer, à la grande honte du cercle où nous nous sommes exprimés, que nous avons été rigoureusement les seuls à analyser, périodiquement, ce qui se passait là. L’une des grandes faiblesses des pauvres modernes est leur incapacité à analyser sur place et sur-le-champ ; et ceci les différencie notablement de leurs ennemis, qui savent souvent, quoique pas toujours, l’importance d’un regard périphérique qui donne le recul sur ce dans quoi on est engagé. Il ne s’agit pas même ici de la qualité des analyses, mais de la capacité à analyser.

Jusqu’à l’été 1999, nous avons seulement commencé à faire connaître certains textes (sur l’insurrection en Albanie notamment, ainsi qu’un des textes les plus importants de la téléologie moderne intitulé ‘Croire’ – qui contient la forme la plus aboutie de la critique de la religion –, et une publicité pour l’ouvrage d’Adreba Solneman paru en 1991, ‘Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979’, dont l’objet est la phase montante du zénith de la révolution iranienne), tout en continuant d’insulter Voyer et son éditeur, quand ils osaient s’exprimer. Personne ne répondait à nos interventions de fond, pourtant hors norme, autant par la longueur, par la qualité de présentation, que par la force du contenu.

Cette supériorité que nous avions dans le contenu des textes ne nous étonnait pas : nous avions une vision du monde dont nous ne connaissions rien d’approchant autour de nous. La téléologie, que nous avons d’abord appelée moderne pour la différencier de la téléologie classique, est une proposition sur l’humanité et une façon de voir le monde qui provient principalement des faits négatifs qui s’y sont joués depuis une génération, et qui est la tentative de leur approfondissement. C’est du dernier grand mouvement de révolution dans le monde, qui a eu les années 1978-1982 et l’Iran, l’Amérique centrale, la Pologne et les banlieues anglaises comme épicentre, que nous avons appris. Toute notre réflexion a son origine dans ce vaste mouvement, multiforme et pourtant relativement occulté dans la conscience véhiculée et installée par l’information dominante ; et notre réflexion est vaste en proportion exacte de ce mouvement dont elle a restitué, jusqu’aux fondements, la colère et l’enthousiasme. Nous savions que dans le négatif de ce débat-là était le levier du monde ; nous avions constaté que la faiblesse de ce mouvement avait été sa faiblesse à se comprendre ; et la téléologie moderne était essentiellement une proposition à partir de la profondeur spirituelle de cet enchaînement d’événements, profondeur qui était autant ignorée par ses survivants que par ceux qui avaient dormi suffisamment pendant cette époque pour ne pas la voir. La téléologie est essentiellement la tentative de donner son sens, qui a tant manqué à ce mouvement, à cette explosion historique des plus belles émotions. On peut d’ailleurs dire que ce résultat arrivait en retard ; mais on peut aussi dire qu’il lui faut ce temps pour naître et apparaître au monde. L’avenir nous dira d’ailleurs si le sens que cette révolution s’est donné à travers la conscience que nous en avions est le seul ou seulement le premier, le plus rapide, celui qui, justement, a de l’avance sur son temps. Nous craignons que ce ne soit le seul. Mais il est plus probable que ce ne soit que la première manifestation de pensée construite à partir d’un mouvement si long et si complexe, qui avait de telles lacunes dans l’expression intelligible, et dont la nôtre est aussi le reflet, qu’il faudra peut-être encore plusieurs décennies avant que ce sommet de l’histoire ne soit exprimé d’une manière plus adéquate, sans doute alors avec des conclusions contraires à nos récit, analyse et proposition qui en sont issus sous la forme provisoire de téléologie moderne.

Nos sources théoriciennes, à côté de cette connaissance de la révolte, étaient fort réduites, c’est-à-dire au niveau de ce qu’elles sont en général dans la middleclass : quelques connaissances approfondies, beaucoup de connaissances superficielles et encore plus de lacunes. Des situationnistes, que nous avions pris plus au sérieux qu’eux-mêmes, nous tenions notre mode de fonctionnement basé sur la rupture et la prédominance du négatif, ainsi que l’essentiel de nos directions de lecture ; avec Hegel, nous avions saisi les différences entre pensée, conscience et esprit, les débuts de l’aliénation moderne dans le monde, la dialectique et ses limites, et nous avions compris que le monde est pensée, et non matière, comme il est communément admis depuis Marx ; de Marx nous avions appris à analyser les événements négatifs dans le monde et comment leur donner l’extension qu’ils contiennent, et nous avions appris à soutenir que l’humanité est divisée ; Voyer, avant qu’il ne devienne falsificateur et sec en tout, nous avait fait comprendre que Hegel pouvait être retourné contre ceux qui s’étaient retournés contre lui, que l’économie n’était pas la réalité du monde, et que la communication pouvait être le principe du monde. Mais tous ceux-là et quelques autres ne nous paraissaient toujours que des outils, plus ou moins adaptés, selon les périodes et les goûts, à la compréhension des événements de notre temps. Ces événements, en effet, étaient en désaccord avec tous les théoriciens. Et nous qui étions en accord avec ceux qui faisaient ces événements nous nous sommes donc trouvés, à la recherche du sens de ces événements, en théorie, en désaccord avec toutes les théories.

Nous étions nous-mêmes de la contradiction, et nous n’attendions donc rien d’autre que de la contradiction. En effet, notre isolement, en partie volontaire, en partie subi, était prodigieux ; et même si nous ne pensons jamais notre ignorance aussi profonde qu’elle l’est, nous nous doutions bien que les limites de nos connaissances particulières devraient être crûment mises à nu dans le débat public. Que l’on nous contredise, que l’on nous montre nos lacunes, que nous puissions apprendre, soit pour fortifier la téléologie naissante, soit pour la casser et la jeter, si nos conclusions et hypothèses ne suffisaient pas, d’une part pour rendre compte du fondement de la révolte de ce dernier siècle, d’autre part pour construire le projet qui rendait compte de l’insatisfaction non réduite de la défaite de ce même mouvement, c’était là le sens aigu de notre démarche ambitieuse, tout à son projet. Nous tenions cependant de notre apprentissage par l’émeute qu’au moment où l’on veut en avoir le cœur net, il faut s’engager en entier. Ceci s’applique aussi aux autres jeux sociaux, aux guerres, aux amours, aux théories. Si on n’est pas prêt à les mettre en jeu, en entier, elles n’annoncent plus que l’imbécillité ébahie des suivistes et la poussière des archives. Clausewitz montrait qu’en stratégie il faut toujours tout engager, et que les réserves ne servent à rien sur le théâtre des opérations ; alors que dans la bataille c’est celui qui a le plus de réserves qui finit par l’emporter. Eh bien, quand on engage une théorie, il faut puiser au fond des réserves, et risquer tout le parti dont elle est le discours ; une fois enfoncée dans la pensée ennemie, il faut bien la maintenir et la soutenir, mais il faut aussi risquer de la casser en la trempant complètement. La qualité de cette théorie se vérifie dans ce tout ou rien, dans cette mise en cause : soit elle vole en éclats, et tant mieux, soit elle se renforce, et tant pis, il faudra faire avec un bagage plus lourd. Nous avions exactement cette conception de la téléologie, et de l’usage qui devait en être fait, dès sa mise en perspective. C’est par le négatif des actes de révoltés dans le monde que cette théorie s’était cristallisée, c’est par le négatif de la provocation et de la volonté de l’éprouver qu’elle allait se faire connaître. Née dans une guerre, cette théorie était la continuation par d’autres moyens de cette même guerre contre le même ennemi. Aussi, c’est avec l’assurance d’être les porte-parole de la nouveauté du monde, mais aussi avec l’humilité des vaincus qui ne veulent plus se cacher leurs innombrables et transparentes limites, les raisons de leurs défaites, que nous sommes venus chercher la bagarre.

Nous ne doutions pas de la nouveauté de nos positions, de la difficulté pour des tiers de se les approprier, et nous pensions que ceux qui s’exprimaient sur le debord of directors étaient, sans exception, incapables d’y répondre avec le niveau critique que nous attendions et dont nous avions besoin. Cette opinion a toujours paru comme une incroyable vantardise, mais c’était simplement un constat : même un Voyer n’était plus en mesure de comprendre ce que nous disions, nous le pensions alors et nous l’avons vérifié depuis. Il fallait un souffle, un engagement, un désir, une vitalité qui n’étaient pas là avant nous sur ce forum, non seulement pour s’exprimer, mais aussi pour entendre et comprendre ce que nous y disions. C’est de l’histoire que nous tenions ces qualités que le monde de la communication a voulu réduire en les privatisant, en les individualisant. De sorte que notre supériorité était évidente pour nous, mais pas de manière absolue, uniquement parmi ceux qui s’exprimaient là et pour l’instant. Nous cherchions, de manière inquiète, cette combinaison de détermination, d’honnêteté, de densité, d’intelligence qui n’est qu’une forme maîtrisée de l’insatisfaction, et il suffisait de balayer rapidement ce forum pour constater qu’elle n’y était pas parmi ces quelques lourds oisifs aux traits d’esprit convenus. Nous savions qu’à moins on ne pourrait pas répondre à nos coups de boutoir, et nous ne nous sommes pas trompés sur ce point.

C – D’août à la fin de l’année 1999 : la première bataille

1. Au début d’août 1999, nous avions constaté que Voyer passait des messages publicitaires pour lui-même sur d’autres sites. Nous sommes donc venus dans ces culs de sac, qui parlaient encore philosophie sans roter et littérature sans péter, faire savoir qu’il était un falsificateur et un enculé, en particulier sur l’un d’entre eux appelé Agora Philo. Cette Agora Philo était le site officiel de la réflexion pour justifier que la réflexion est inoffensive, de l’acné qui se croit bonbon et des « cafés philo », qui étaient eux-mêmes une tentative lamentable de retrouver la parole académique relookée aujourd’hui dans le bruyant monde taciturne de l’information dominante, où des amuseurs publics comme un certain Berroyer avaient obtenu des rubriques de vulgarisation philosophique sur la chaîne télévisée du moment, entre fromage et météo. Non seulement la mort de la philosophie y était inconnue, mais le loisir qu’on avait substitué habilement au cadavre de la connaissance par la raison y devenait une sorte de jogging mental typiquement middleclass auquel, l’espace de deux ou trois ans où ce courant pseudo-philosophique banda mou, se rallièrent quelques carriéristes, quelques intellectuels ratés et désœuvrés, et de nombreux lycéens qui cherchaient là des raccourcis pour escamoter leurs devoirs de classe dans la matière appelée philosophie. Telle était aussi la typologie du site, arrière-salle de cette association de cafés philo qui, passés de mode, végètent peut-être encore.

Notre attitude virulente contre le falsificateur inconnu, et notre signature singulière, y attirèrent la curiosité. Nous répondîmes aux questions qui nous étaient posées. Pour expliquer et introduire la téléologie moderne, nous avons alors proposé une question préalable : tout a une fin ? ou non ? Et nous n’avons pas laissé libres de dire n’importe quoi, ou même de se retirer, ceux qui s’étaient imprudemment engagés dans des réponses, souvent bien trop hâtives. C’est que la drague était la raison de ce site, même si le but sexuel de la drague était fortement refoulé : c’était surtout une petite gloriole personnelle que cherchaient les intervenants de l’Agora Philo, et en cela ils avaient exactement les mêmes buts que les Voyer et Bueno du debord of directors, où fut posée la même question en même temps, le 22 août 1999 : tout a une fin ? ou non ? Comme nous étions rigoureux et déterminés dans notre démarche, face à des écervelés, des ignorants et des gens qui ne connaissaient pas aussi bien notre background que nous connaissions le leur, et comme ces gens nous jugeaient par ce qu’ils étaient eux-mêmes, les deux ou trois principaux intervenants de l’Agora Philo furent vite dans le rouge. C’est-à-dire que ce petit peuple mi-étudiant, mi-frimeur à la petite semaine se mit à bouder, à maugréer, à crier, à jurer, puis à tricher, à falsifier et à essayer d’étouffer nos interventions sous divers procédés, tous plus indignes les uns que les autres. Mais comme nous étions décidés à ne pas céder un pouce de terrain, le webmaster du site finit par intervenir, un certain Pascal Hardy qui ne s’avéra hardi que dans la malhonnêteté profonde des censeurs, le 9 septembre, en supprimant à la fois les falsifications les plus criantes et nos textes les plus accablants. Puis six mois de ce site furent supprimés d’un coup. Nos philosophes de café installèrent alors une police sur le champ de ruines restant, et tous les messages qui n’étaient pas dans la ligne stricte de ce sous-stalinisme de bistrot furent supprimés sans discussion ; après moins d’un an d’Internet, il s’avéra ainsi que la philosophie de café ne pouvait se protéger et se justifier que par la censure la plus tatillonne. Personne aujourd’hui ne sera surpris de cette mesure, puisqu’elle est devenue la règle des forums, où les webmasters ont pris l’habitude de bannir sans explication tout ce qui paraît inconvenant à leurs petites personnes, et c’est à peu près toute opinion qui n’est pas la leur. Et tous ceux que nous avons connus depuis, à part le debord of directors et son successeur le Debord(el) of, ont tous été policés avec une intransigeance bornée et pinailleuse, qui aurait fait hésiter un censeur salarié par une dictature, comme sur l’Agora Philo, ou avec des ronds de jambe hypocrites comme on l’a vu plus tard chez certains apprentis de la libre parole issus du debord of directors, comme les néoflics voyéristes Jules G et YBM sur un site appelé AEAMH ou comme le tartuffe Bueno sur son forum poubelle qui s’appelait sans rire Absoluto, où ce webmaster-là fit lui aussi acte de police et est allé jusqu’à falsifier en personne.

Après avoir montré qu’il était impossible de parler librement, c’est-à-dire de parler de téléologie sur l’Agora Philo, nous sommes revenus sur le debord of directors. C’était la rentrée des vacances scolaires. Et nous avions maintenant face à nous tout un petit peuple que nous avions provoqué sans retenue. Mais ce qui démarra la discussion autour de la téléologie moderne fut la publication d’un texte sur la place prépondérante qu’avait prise l’information dominante dans les sciences dites positives : ‘Deux Découvertes’ fut posté le 15 octobre 1999. Ce texte, assez mal écrit au demeurant, montre comment le but de ces « sciences » est de plus en plus de plaire aux informateurs, qui deviennent les commanditaires indirects mais obligatoires des « découvertes », de plus en plus fréquentes, de plus en plus spectaculaires, et de plus en plus éphémères dans les mémoires, tout à fait comme les « unes » de l’information. Pendant les deux mois qui suivirent, nous fûmes pris à partie par de nouveaux intervenants. Le mode d’intervention de tous ces frustrés était très curieux. Tous nous prenaient de très haut. De très haut, ils essayèrent de réfuter que tout a une fin. Nous montrâmes facilement l’insuffisance de leurs argumentations, mélange de trivialités auxquelles nous avions forcément déjà pensé et de sottises consternantes. Ils se retrouvèrent rapidement dans le rouge. C’est-à-dire qu’ils se mirent à maugréer, à jurer, à nous insulter, à rire, puis à tricher, à se dérober, enfin à falsifier. Cette meute désordonnée aboyait avec une rage toute canine contre des arguments, des constructions de pensée seulement habillés parfois de retours cinglants et agacés.

Nous étions extrêmement surpris, non par la violence verbale, qui nous paraissait un juste retour de la nôtre, mais par la faiblesse des argumentations qu’elle soutenait. Nous avions lancé une discussion sur le devenir de l’humanité, sur le sens de l’histoire, sur l’aliénation que produisait encore la révolution qui venait de s’achever, et nous trouvions face à nous un petit peuple qui éructait violemment sa phobie de la mort, sa croyance religieuse en l’infini, et son ignorance complète de l’époque. Les répliques que nous recevions venaient d’un mauvais vaudeville, avec un dialoguiste sans verve, où une galerie de pauvres prétendait jouer les savants, les connaisseurs, les théoriciens, et toujours en ayant mieux à faire ailleurs, et toujours en prenant tout le monde de haut, et déjà en trichant pendant les fréquentes glissades dans les cordes du ring. A la fin de l’année, par conséquent, toute cette première salve antitéléologue était vaincue, rien n’était laissé sans réponse, et les Aristote, Terrien, Weltfaust, F, Bueno, von Nichts, « … », Judge Dread, YBM, Ben Aziz, Voitures qui brûlent, étaient retournés à leurs chères études (certains de nos contradicteurs utilisaient plusieurs de ces signatures, toujours pour tromper), déboutés sur le fond, pas fiers sur la forme et profondément irrités et vexés.

 

2. Au cours de cette première période, nous avions donc posé la question tout a une fin, mais en soulignant en quoi elle était une question essentielle pour le monde, nous avons réfuté l’infini qualitatif et par conséquent l’infini quantitatif, nous avons affirmé le lien indissoluble de ces deux infinis artificiellement séparés, nous avons expliqué que la téléologie était un projet de vie et non un projet de mort, mais un projet de vie qui prend en compte la fin de la vie, la mort, nous avons soutenu que la téléologie est la question de la réalisation de l’humanité, de la différence entre existence et réalité, la question du sujet, nous avons expliqué qu’une fin implique une vérification pratique, que « tout a une fin » implique le ici et maintenant, et nous avons constaté que nos contradicteurs ne comprenaient pas la fin de tout comme une proposition sur la totalité. Ils étaient incapables d’entendre une proposition sur la totalité, parce qu’ils avaient résigné sur leur propre petitesse, leur propre séparation, leur propre misère qui les plaçaient aux antipodes de la totalité, dont ils ne pouvaient pas concevoir qu’on revendique l’accomplissement, comme un accomplissement de soi.

Deux positions étaient venues, à ce début, s’opposer à notre exposé. La première est la moins importante, parce qu’elle relève seulement d’une infirmité psychique face au tabou de la mort : certains de nos contradicteurs aggloméraient fin de tout à mort, massacre, rêve morbide ; dès qu’ils avaient fait l’équation fin de tout = mort, ils s’exonéraient même de l’écoute de toute autre perspective de la téléologie. La seconde attitude méprisait l’idée de tout a une fin, parce que, jusque-là, c’était une idée périphérique pour ceux qui la rencontraient, sans aucune importance, et ils étaient tout à fait inaptes à entrer dans la grandeur qualitative de l’idée, c’est-à-dire à la replacer au centre de leur propre façon de voir les choses, refusant qu’elle puisse même affecter quelque chose d’essentiel ; de sorte qu’ils voyaient dans notre démarche un arrivisme qui s’appuie sur un détail, renversé contre le tout, et non une proposition sur la vie et le monde, et ils ne voyaient pas davantage la construction de vie et de pensées qui sous-tendaient cette construction, et dont elle provenait.

Une autre objection, tout à fait courante mais parfaitement erronée, est finalement restée en suspens, à ce moment-là, parce que nous pensions y avoir suffisamment répondu, ce qui n’était pas le cas : c’est l’idée que la fin serait quelque chose qui procède d’un constat. Il était pour nous implicite dans la différence capitale que nous avions affirmée entre vérification pratique, qui est la fin qui ne nécessite pas de constat, et la vérification théorique, qui est le constat nécessaire de la fin d’une chose, pour la conscience, que la fin comme constat n’est pas la réalité de la fin. La réalité de la fin, c’est l’expérience du ici et maintenant, dont le constat trahit l’expérience et dont il manque, encore aujourd’hui, le discours théorique qui déflorerait son secret, sa magie, si terrifiante notamment dans l’expérience de la mort, tant que la mort sera taboue.

Entre octobre et décembre 1999, nous avions donc abordé presque toute l’étendue de la téléologie, mais vite, trop vite, en effleurant seulement, avec trop peu de développement approfondi pour donner une idée de la consistance, un aperçu de la richesse et de la portée de la perspective. Nos contradicteurs ne comprirent pas la profondeur de cette construction qui leur était présentée à leur corps défendant, et c’est évidemment à nous principalement qu’en revient la faute, parce que notre explication était trop en pointillé et que nous avions forcé tous ces gens à se recroqueviller sur leurs préjugés. On peut cependant s’étonner que ce public n’ait même pas senti la grandeur de ce que nous proposions de mettre en jeu.

 

3. Aujourd’hui, avec le recul, nous comprenons mieux pourquoi ceux qui disposent d’une autorité intellectuelle refusent de se mêler aux controverses avec un petit peuple aussi méprisable que celui que nous découvrions à l’automne 1999. Mais nous ne les approuvons pas davantage de cette hautaine retenue, qui nous semble être aussi une peur de s’engager. D’abord, nous avons la témérité de croire que la téléologie est accessible à tout le monde, et pas seulement à travers la formule choc « tout a une fin ? ou non ? ». Ensuite, même si nous pensons que nos ennemis potentiels sont sans doute plutôt parmi ceux qui savent se servir du silence comme d’une censure, nous sommes convaincus que ceux qui feront la différence, en ennemis convaincus ou en alliés convaincus, se trouvent parmi ces pauvres dont la fraction middleclass du debord of directors n’était qu’un éphémère arrière-goût. Ce sont eux qui ont manqué de théorie lors des dernières révoltes, ce sont eux qui en feront quelque chose, que ce soit en la combattant ou en la critiquant. Comme dans les assemblées d’Athènes, c’est cette plèbe qui est le souverain des débats de l’avenir. C’est donc à elle d’abord et en dernière analyse qu’il faut soumettre ce qui la met en cause. Et il faut accepter qu’elle ne comprenne rien, il faut résister à tenter de l’influencer quand on voit comment elle se laisse influencer par des démagogues, il faut admettre qu’elle ne fasse pas la différence entre le niveau de la réflexion à laquelle elle est conviée et celui qui est le sien, il faut supporter ses trivialités et ses faiblesses, ses découragements et ses vanités, surtout si on ne répugne pas à s’abaisser à lui répondre sur son ton, sur son terrain.

Même après tous les dégoûts et toutes les désillusions que nous avons essuyés avec ce petit peuple goguenard, ignare et peu courageux, nous conseillons à tous ceux qui auraient à informer sur un sujet d’importance de suivre ces quelques préceptes pêle-mêle : choisir un terrain public non médiatisé par l’ennemi ; présenter la nouveauté sous sa forme scandaleuse, en mettant essentiellement en avant ce en quoi elle nie ce qui est là ; ne pas hésiter à la soutenir contre tous les arguments, y compris ceux qui viennent de la mauvaise foi et de la bêtise, et ensuite seulement signaler qu’on ne répondra plus à la mauvaise foi et à la bêtise ; refuser de discuter de manière non contradictoire, non conflictuelle ; ne jamais perdre de vue le souverain, qu’il importe d’informer, et lui garder le respect, même si les individus qui en émanent sont profondément méprisables ; ne pas hésiter à descendre dans l’arène ; proposer publiquement des analyses de la dispute dans laquelle on est engagé subjectivement ; savoir écouter les lazzis comme les incompréhensions dans la perspective de renforcer l’idée ou de l’amender ; avoir toujours à l’esprit de bien différencier entre le fond et la forme de la dispute ; renverser, à l’occasion, le trop de sérieux en humour et l’humour en sérieux ; être plus exigeant avec soi-même que l’adversaire ; rappeler qu’on n’est pas admirable et en quoi, pour décourager les suivistes ; ne pas chercher d’alliés, parce que, si l’idée est bonne, elle doit se soutenir contre tous, et les alliés lui viendront sans qu’il soit nécessaire de les rechercher, alors que les alliés recherchés l’affaiblissent et l’affadissent ; ne pas laisser libres du silence ceux qui ont commencé à s’exprimer en adversaires ou en soutien ; s’employer sans réserve ; même pour un soupçon d’argument, vouloir toujours en avoir le cœur net, ne pas laisser de différend en suspens, pousser la controverse ; vérifier toujours que la dispute est contenue dans la portée du discours.

D – De janvier à mai 2000 : la bataille décisive

1. La première moitié de l’an 2000 a été pour nous l’apogée de cette démarche, qui était la présentation de la téléologie moderne par le négatif, parce que c’est là, seulement, que le fond a été approfondi.

Nos adversaires étaient les adversaires de la téléologie, non à cause de la téléologie elle-même, mais à cause de nos manières, dont ils déduisaient que notre discours n’était pas acceptable. La vraie marque de la pauvreté de cette contradiction a été qu’à aucun moment ses tenants n’ont réussi à clairement scinder le fond de notre discours et la polémique. Cette infirmité est équivalente à celle déjà montrée, de l’analyse. Ce sont nos personnes, par ailleurs absolument inconnues et prodigieusement fantasmées par ces gens-là, et nos intentions, elles aussi inventées et extrapolées en calomnies délirantes, qui ont fortement cristallisé une haine ou une animosité qui nous rassuraient bien sûr.

Deux choses ont choqué ce petit peuple habitué à d’autres mœurs : c’est d’abord nos insultes face à Voyer ; en effet, le site initialement ouvert en l’honneur de Debord était devenu majoritairement voyériste, ce qui pour nous était un signe très net de la déchéance de Voyer, qui permettait cela, en arriviste flatté : depuis sa correspondance avec Adreba Solneman comprise, ce personnage, en effet, ne défendait plus sa théorie, mais sa carrière de théoricien éternel. Et c’est ensuite notre mépris cassant pour toute la mauvaise foi qui s’accumulait là contre nous, faute de mieux.

Le fait d’insulter Voyer, pour falsification, était pour nous une chose fort distincte de la présentation de la téléologie moderne. C’est à peine si nous avions signalé le lien entre cette falsification et de multiples faiblesses contenues dans la théorie de Voyer, lien pourtant tout à fait justifié. Nous avions seulement esquissé que Voyer était obligé de falsifier parce qu’il n’avait plus rien de nouveau à dire, et parce qu’il ne pouvait plus protéger le personnage dont il rêvait pour la postérité en mettant en jeu sa théorie face à notre critique. Son calcul de se taire par rapport à nous nous a toujours paru fort mauvais, né de l’instant puis devenu pose, mais intenable à la longue : nous sommes plus jeunes que lui, et si sa théorie survivait, elle ne pourrait pas faire l’économie de la critique que nous lui avons adressée d’autant qu’à ce jour il n’y en a pas d’autre ; et comme nous avons profité du silence de ce vieux has been pour l’insulter à volonté, ces insultes non relevées lui plomberont le cul, s’il reste quelque chose de lui. La thèse du mépris de Voyer à notre égard s’est lézardée au fil du temps, devant quelques réactions épidermiques que le vieillard n’a pas pris soin de réprimer. Mais ceci n’a pas empêché son plus verbeux défenseur de nous accuser formellement d’avoir inventé la falsification de Voyer dans l’unique but de faire parler de nous, parce que la téléologie en elle-même n’y suffirait pas. Le haut ridicule, non dénué d’infamie, de cette façon de blanchir Voyer a eu pour principal effet que les tenants de cette hypothèse n’ont pas réussi à comprendre ce que nous avons dit sur le fond, sur la téléologie. Déduire le contenu de la téléologie du fantasme qu’on a des téléologues n’est pas très important en soi, mais c’est une intéressante façon de manquer un contenu parce qu’on reste prisonnier d’une apparence.

En 2003, le même Voyer a fini par penser pouvoir s’acquitter de son incapacité à nous répondre. Nous avons immédiatement contré et mis en lumière cette tentative tardive de se justifier. Comme c’est bardé de préjugés, d’ignorance et de vanité qu’il a cru pouvoir se sortir de l’embarras, de quelques réponses bien senties nous l’y avons enfoncé davantage. La falsification et la malhonnêteté intellectuelle de Voyer sont l’effet d’une résignation complète et d’une impuissance honteuse sur le fond. Et tant qu’il ne sera pas capable de répondre sur le fond, où nous l’avons toujours attendu de pied ferme, cet indigne falsificateur restera aussi vaincu qu’un Brunswick à Valmy.

Sur notre ton et nos manières, d’un style situationniste presque caricatural (le style situationniste consiste seulement à parler haut, à soutenir ce qu’on affirme, et à tirer les conclusions des réponses sans hésiter), nos adversaires débordés ont réagi comme les situationnistes espéraient que leurs adversaires réagiraient : en étant scandalisés. Mais le scandale était aussi que nous étions inconnus du petit milieu postsitu où tout le monde se connaît, qu’on ne pouvait pas tracer nos curriculum vitae, que la profusion de nos références si précises ne se concevait pas sans ces copinages qui sont toute l’existence de ces gens-là, et que ce carbone 14 de leur misère quotidienne ne permettait même pas de reconstituer nos âges. Et le scandale était encore dans le fait que nous dépossédions ces fiers héritiers de l’IS du même ton, et de la même posture, d’une manière simplement plus conséquente, plus intense, plus engagée, plus décisive, appuyée sur un discours qui leur était absolument hermétique et contraire. L’incapacité de ces intervenants furieux à répondre sur le fond, ou simplement leur propension à glisser dans les potins, les a fait nous attaquer sur nos personnes, mais à tâtons, sans jamais pouvoir nous toucher, parce qu’ils nous faisaient à leur image, ou plus exactement à l’image de leurs propres hypertrophies, comme si nous avions les mêmes défauts qu’eux, mais qui chez nous auraient pris le dessus ; aussi, leurs diatribes rageuses, censées nous dépeindre, ne sont que le propre portrait de ce qu’ils avaient toujours caché sur eux-mêmes. Leur peu d’ambitions n’a pas permis à un seul de ces pauvres ratatinés de comprendre les nôtres, qui ne sont pas dans quelque chose d’aussi superficiel que la réussite en théorie. Ils avaient la soif de reconnaissance des boutiquiers décrits par toute la littérature du XIXe siècle. Ainsi, parce que le mystère de nos personnages perdura (ils ne surent jamais combien ni qui nous étions), ils nous traitèrent de secte, ce qui était un miroir imparfait de leurs propres regroupements ; alors qu’ils toléraient des admirateurs de bolcheviques entre eux, ils nous traitèrent de bolcheviques ; alors qu’ils étaient tous postsitus, ils crurent nous atteindre en nous traitant de prositus ; alors que leur grossière hypocrisie n’était teintée que de la naïveté de l’inconscience, ils nous appelèrent jésuites, et même flics, pour ceux qui, apparemment, pouvaient avoir été délateurs, fût-ce par inadvertance. Ils firent de nous généralement tout ce qui leur déplaisait profondément, qui était souvent ce pour quoi ils craignaient eux-mêmes de passer. Jamais, au cours de ces calomnies intenses et fantasmagoriques, ces alliés de fortune – car le debord of directors était devenu essentiellement un forum en deux camps : les téléologues contre tous les autres – n’essayèrent de modérer les insultes et les calomnies à notre égard, ce qui nous a toujours semblé les desservir davantage en dénonçant une réaction épidermique incontrôlée jusque dans l’ubuesque, aux antipodes de la prudente modération qu’aurait recommandée leur ignorance profonde de ce que nous disions là, de ce que nous faisions là.

 

2. L’opposition de fond fut courte et cinglante. A la fin de 1999, nos adversaires commençaient seulement, avec des niveaux de compréhension très différents, à digérer ce dont nous avions fait le premier nœud de la téléologie : qu’on puisse imaginer que tout a une fin, depuis les nombres entiers jusqu’au concept, en passant par la poésie, le temps, la dialectique et l’humanité entière et divisée. Après un mois de trêve, un deuxième tour eut alors lieu. La première et principale difficulté pour nos contradicteurs était d’admettre qu’une vision des choses contre tout infini, dans notre monde, était fondamentalement contraire à toutes les visions, à toutes les théories présentes, une façon neuve de concevoir le temps à l’époque du big bang et l’espace à l’époque où l’Univers est communément en cours d’expansion à l’infini. Ce qui les gênait avant tout était qu’on s’attaque à leurs propres visions, qu’ils ne mettaient plus en place ou en cause généralement depuis leur adolescence prolongée. Le fait que nous revendiquions une nouveauté était tout à fait insupportable : c’est ce qu’ils rêvaient eux-mêmes de faire, depuis leur adolescence prolongée. Là encore, nous avons découvert avec stupeur que ce qui déterminait de nombreuses réactions épidermiques était d’abord cette vanité de ne pas tolérer qu’au milieu d’eux apparaisse une nouveauté qui ne venait pas d’eux ou d’une autorité reconnue ; ensuite, dans l’examen de cette nouveauté, qu’il faudrait modifier de nombreuses croyances qui n’étaient plus modifiables sans mettre en cause leur conception entière du monde, ce qui était vécu comme une intolérable imposition que nous leur infligions : il fallait en effet réviser les conceptions courantes sur la matière et la pensée, sur la révolte moderne, sur le fait de faire des enfants, sur ce que sont la religion, la poésie, la musique, la communication et l’économie, le jeu, la conscience et l’esprit ; puis sur ce qu’est le temps, l’histoire, le monde, la pensée, l’humanité, le sens, et la réalité ; et c’est ensuite seulement, mais à travers des filtres aussi épais et déformants, qu’ils en venaient à considérer notre proposition elle-même.

Lors de ce deuxième round, décisif, qui acheva la dispute de fond, nous eûmes d’abord la surprise de n’être confrontés qu’aux mêmes critiques que celles que nous avions déjà réfutées à la fin de 1999, sans pour autant que nos contradicteurs nous renvoient à ces réfutations, ou à leurs insuffisances. Il fallut donc en conclure qu’ils n’avaient pas entendu ces réfutations et ces explications.

C’était d’abord et surtout la question de l’infini qui revenait au cœur de la dispute. Nos adversaires, séparément mais d’accord entre eux, nous concédèrent alors que l’infini quantitatif était faux, mais pas l’infini qualitatif, auquel nous n’entendrions rien, ayant là aussi occulté que nous avions aussi réfuté explicitement cet infini qualitatif.

Assez singulièrement, cette dichotomie entre infinis quantitatif et qualitatif révélait deux façons de vivre l’infini d’ailleurs compatibles entre elles, mais incompatibles surtout avec l’opposition que nous avions rencontrée à l’automne, qui ne faisait pas encore bon marché de l’infini quantitatif. La première est simplement manichéenne : il y a le bon infini, qui est qualitatif, et le mauvais, qui est quantitatif. C’est comme si ‘la Science de la logique’, où Hegel avait statué sur ces questions, en utilisant ces termes, était un traité moral. Le mauvais infini, c’est l’infini angoissant et monotone qu’on associe à tout ce qui est mauvais et dont on ne voit pas la fin ; le bon infini, au contraire, n’a que les vertus d’une sorte de complétude inachevée qui nous ressemble tant, et dans lesquels se mirent les rêves d’excellence absolue, de perfection. Et dans le monde réellement renversé, selon l’expression consacrée, le mauvais infini essayerait donc de se faire passer pour le bon. Nous, téléologues, en attendant, étions accusés d’« enfoncer des portes ouvertes », comme si nous voulions prouver que le mauvais infini seulement n’avait pas de réalité, ce que les manichéens de l’infini prétendaient un fait établi depuis longtemps, et comme si nous étions par ailleurs incapables de nous élever à un infini qualitatif.

Le second malaise que cette division des infinis faisait ressortir était que l’infini n’est donc pas une chose aussi secondaire que tous nos adversaires l’avaient voulu, seulement parce que pour eux les questions à propos de l’infini étaient réglées. En effet, l’infini qualitatif est l’en et pour soi ! On ne peut pas dire de l’en et pour soi que c’est une chose triviale ou secondaire ! Il y avait là un singulier paradoxe entre l’affirmation que l’infini n’avait pas d’importance, que la téléologie prenait les choses par un détail, et cette autre affirmation qui disait que nous ne connaissions pas l’infini qui a de l’importance, l’infini qualitatif.

Il fallut donc d’abord rappeler que chez Hegel, dont ce petit peuple qui le connaissait si mal se réclamait, l’infini qualitatif et l’infini quantitatif ne sont pas séparés. Bien au contraire, l’un procède de l’autre. On ne peut pas sacrifier l’infini quantitatif au profit de l’infini qualitatif, ni l’inverse d’ailleurs, en tout cas pas en se prétendant en accord avec Hegel. Avec le texte ‘Réfutations de quelques infinis’ nous avons poussé plus loin la vérification théorique de la question de l’infini chez Hegel. C’est un tissu de fautes de logique inadmissibles, depuis un préjugé enthousiaste en faveur de l’infini, qui détermine tout le mouvement, jusqu’à une dialectique complètement défaillante justement pour sortir de la dualité entre infinis qualitatif et quantitatif. Cette critique de l’infini chez Hegel nous amena à notre premier acte offensif, en théorie, à partir de la prise de parole sur le debord of directors, qui consistait à appeler, à envisager et à entreprendre une critique de Hegel, parce que ce monde est construit sur une conception hégélienne, renforcée par celle de Marx. En passant, nous avons proposé, pour commencer, le terme de mauvais fini, comme étant celui qui s’oppose en apparence à l’infini, ou comme celui qui finit avant l’accomplissement, par accident, résignation, épuisement du désir, celui qui n’arrive pas à la réalisation du projet ; et dégagé ce qui pourrait être un bon fini (« bon » et « mauvais » pris ici en tant que termes dérivés de la critique de Hegel, non moraux), à savoir celui qui s’oppose au non-fini. Cette brève réfutation des quelques infinis qui nous avaient été opposés n’a pas eu de réplique, jusqu’à aujourd’hui.

Un certain Hate Company fut le représentant malgré lui de la position dichotomique sur l’infini. Ce voyériste concevait la bonne communication comme le bon infini, et l’aliénation comme le mauvais infini. Cette reconstitution en noir et blanc était arrivée à la question que ce manichéisme infini pose effectivement : que faire ? Comme la plupart des voyéristes, celui-là avait probablement l’habitude d’avoir une tête d’avance avec ses contradicteurs, lorsqu’ils ne connaissaient pas Voyer. Il pensa sans doute que nous étions dans ce cas, parce que nous n’adhérions pas aux lieux communs qu’il en avait conclus, comme le fait que la communication est toute chose (qui, dans l’acception conséquente du terme de communication est au mieux son contenu) ou encore que l’aliénation est toujours et seulement mauvaise, comme l’ânonnent même les maîtres d’école. Peu à peu, il fut contraint de s’apercevoir que là où nous étions en contradiction avec lui, c’était là où nous estimions que la théorie de Voyer avait été insuffisante. Et, à travers ce filtre bien imprécis, nous avons pu remontrer un certain nombre de désaccords profonds que nous avions avec Voyer. Nous n’avons lâché Hate Company sur aucun point et, devant la foule des contradictions de son discours étalées publiquement, il se tut abruptement et disparut.

Un autre, beaucoup moins intéressant, signait Le petit voyériste. Celui-là se contentait de signaler aux uns (avec amitié) et à nous (avec une hostilité qui finit par éclater avec une aigreur ridicule) que ceux qui parlaient de Voyer ne respectaient pas la lettre de Voyer, somme de détails hors de propos qu’il argumentait avec précision. Ceci n’avait pas pour but de faire avancer un débat, ou de régler des questions, mais plutôt de les ensabler, d’empêcher un débat. Ces rappels à l’ordre étaient aussi la pose de quelqu’un qui se place en intermédiaire savant d’un penseur hors de portée et de grouillots qui ne sauraient pas de quoi ils parlent. Mais le personnage fut vite pris en flagrant délit d’ignorance et de mauvaise foi, notamment sur le concept de religion, et sur sa connaissance de Hegel, qui n’était toujours que de seconde main. Nous lui avions concédé que Voyer n’avait pas affirmé que l’économie était une religion malgré quelques fortes apparences contraires (en 2003, Voyer se raccroche à cette discussion et tente de montrer, avec l’appui de quelques trucages et falsifications, mais sans aucun argument, que d’avoir soutenu que l’économie est une religion sur ces apparences, entre autres, est la preuve que nous ne l’aurions jamais compris en rien). Le petit voyériste, cependant, ignorait ce qu’est une religion. Il fallut se rendre à l’évidence que soit ce personnage n’était qu’un exégète maladroit de Voyer, soit Voyer non plus ne savait effectivement pas ce qu’était la religion ; et que, contrairement à ce dont nous avions crédité cet auteur, il n’avait même pas été capable de dire que l’économie est une religion. Le petit voyériste dut donc aussi se taire, ou tout au moins changer de signature.

Un troisième contradicteur, véritable moulin à insultes antitéléologues, signait Weltfaust (prononcez Weltfaux). C’était l’archétype du conservateur de l’infini qualitatif expurgé de l’infini quantitatif. Il s’était réclamé à grand bruit de Hegel et même de René Guénon, dont la conception de l’infini est parfaitement contradictoire avec celle de Hegel, comme nous l’avons montré. Il faut dire que les ambitions théoriques de Weltfaux nécessitaient absolument l’en et pour soi, l’infini magnifié et grandiose, le sujet qui se pose lui-même et se prend lui-même pour son propre objet infini. Débouté à chacune de ses sorties, incapable de soutenir aucune de ses prétentions, pseudo-critiques et même positions théoriciennes, ce personnage aura donc eu pour principal mérite de rappeler que nous n’avions pas encore fait de critique de la téléologie classique, ce qui est au moins une erreur. Son incompréhension de notre discours, profonde et haineuse, truffée d’amalgames pour diffamer, en vint même jusqu’à présenter la téléologie moderne comme un relookage de la téléologie classique, dont elle n’est qu’un homonyme.

A travers ces opposants, il est vrai assez démunis, nous avons compris qu’eux-mêmes, défenseurs de l’infini qualitatif, ne voyaient dans « tout a une fin » que l’infini quantitatif. Ils sont passés à côté de la qualité qu’il y a dans « tout a une fin », et qui est dans la proposition qui en découle : quelle fin ? Prisonniers de leur façon triviale de voir la fin, la mauvaise fin, ils nous ont contraints à exposer la fin dans sa qualité, son contenu, celui de l’accomplissement (totalité), du jugement (rupture), du choix (liberté), de l’inconnu (histoire). Comme pour les prisonniers du tabou de la mort, qui pensent que dès qu’on parle de mort on se propose en vérité de les assassiner, ils ont séparé la fin de son processus, de son mouvement, comme si la fin était un à-plat, opposé au contenu, merci Hegel, qui a largement contribué à cette vision bornée de la fin. Entendre dans « tout a une fin » le lieu commun chaque chose a une fin, comme ces adversaires si dépourvus dans le maniement des idées le comprenaient le plus souvent, c’est en réalité ne pas comprendre la qualité de la fin, la totalité de la qualité, la fin de la totalité.

Au même moment, le postsitu attardé et calomniateur impénitent Bueno, petit provocateur démuni qui avait posé en matamore, fut escraché dans la rue par un téléologue, et sauvé par la police d’une correction plus complète. Il a, depuis, toujours essayé de corriger par la calomnie et le mensonge cette défaite, où il s’était montré indigne au point de vouloir arranger le coup autour d’un café, juste avant de dérouiller de manière si bénigne. Une certaine Obertopp, qui semblerait être la progéniture du bouffon Bueno, mérite d’être citée non pas pour ses arguments eux-mêmes, pauvre fille, mais parce que ses calomnies maladroites et bornées nous ont permis, à la fin de ce printemps, de faire une critique en règle du modedevitisme, cette idéologie de la vie selon Debord, qui était devenue le fantasme de but de tous les postsitus.

Voyer enfin, par la bande, a essayé de glisser des raisons de ne pas répondre à « tout a une fin » : on ne peut pas prédire l’avenir (là, il confond prédiction et projet) et les questions pour lesquelles il faut répondre par oui ou par non, c’est comme pile ou face, une chance sur deux. Nous avons négligé de le renvoyer à ses toiles d’araignée : l’économie existe ? ou non ?

Tout a une fin ? ou non ? n’est que l’entrée dans la téléologie, un préalable. Elle est très difficile à admettre, parce qu’elle remet en cause des choses crues depuis l’enfance : l’infini n’est plus discuté en tant que tel, aujourd’hui. Et recevoir l’idée selon laquelle l’infini n’est qu’un croire, et que ce croire en l’infini est le sine qua non de la religion, est tout à fait inadmissible pour la plupart des adultes qui se croient sincèrement hostiles à la religion, et qui ont toujours partagé une croyance profonde en l’infini. Mais la proposition tout a une fin n’est qu’un début. La téléologie est au fond une réflexion sur le monde comme pensée. Nous ne sommes jamais arrivés, sur le debord of directors, à débattre avec ce recul-là de cette matière-là, pourtant si évidente et maintes fois affirmée, quoique complètement en opposition avec le monde matérialiste ambiant auquel adhéraient aveuglément tous ceux qui nous contredisaient. C’est aussi de ne pas voir que la question de la fin n’est qu’en surface qui a rendu nos adversaires si faciles à dérouter : ils étaient partis de l’idée que nous avancions la fin de tout comme un gadget théorique, né d’une inspiration non vérifiée et ultima ratio de notre différenciation ; mais cette proposition-là était une conséquence, le résultat d’une conception, elle-même née dans les centaines de combats de rue d’une période déjà lointaine, synthèse d’une révolution et portail de la perspective qui en découle. La contradiction n’a donc pas su gratter au-delà de cette apparence, à la fois ultime conclusion et avant-propos.

 

3. Ces gens superficiels qui venaient s’égosiller sur l’Internet, et qui retombaient sans cesse dans la polémique et le ragot, étaient le petit peuple middleclass qui se répand. Le besoin de parler y était très grand, signe indubitable de la frustration du discours dans la vie privée, dans le travail, et dans la vie publique. Ces pauvres avaient besoin de faire connaître leurs opinions, comme nous. Mais comme leurs opinions sont plus informes ou plus triviales, elles s’évaporent aussi vite qu’elles apparaissent. Le mode d’expression de ce besoin était fruste à un point qui nous choquait parfois : l’écrasante majorité des messages duraient moins de trois lignes, souvent pleines de fautes ; c’était un discours plus près du langage parlé, de l’interjection, que du langage écrit. Nous écrivions des textes destinés à être lus comme des livres, c’est-à-dire bien après que ce contexte fut brouillé, et nous ne recevions presque que des réponses destinées à être oubliées trois heures plus tard lorsque les progrès de l’arborescence du forum les auraient avalées. Mais la plus grande faiblesse dans le dialogue, chez ces interlocuteurs turbulents, était l’écoute. Trop pressés de hurler ce qui leur passait par la tête, ils ne savaient pas faire face, écouter. Ils ne savaient pas encaisser une rebuffade : leur premier soin était de recouvrir par un nouveau message tout message qui s’en prenait à eux, pour qu’on croie qu’ils avaient le dernier mot, en espérant par là effacer critique, reproche ou rebuffade, et leur réponse était presque toujours inepte, destinée non pas à l’interlocuteur à qui elle répondait, mais à la galerie, souvent fantasmée. Pour la plupart des textes un peu consistants que nous avons publiés, on peut admirer en réponse de véritables nuées de ces interjections écrites, n’ayant qu’un rapport accidentel avec le discours proposé, qui n’est pas compris dans la précipitation de le dénigrer.

Tout ce petit peuple par ailleurs avait deux grandes motivations pour être là. La première n’était pas avouable : l’ennui. Ils étaient là par curiosité, évadés de leur travail et de leur foyer, par clavier interposé, révélateurs vivants de l’absence de vie. Aucun enthousiasme, aucun feu, aucun désir puissant, aucune intelligence pénétrante n’imprégnaient leurs sautillements maladroits et satisfaits. La deuxième raison d’être là n’était pas davantage avouable : c’était l’ambition mystique de devenir le Grand Théoricien du début du millénaire. C’est là un excellent ersatz du prophète, du stratège, du père, mais plus véritablement, ici, du cadre. Il y a une carrière rêvée dans la culture, et c’est parce qu’il a réussi à en construire le personnage romantique que Debord a fasciné tous ces gens-là : quoi ! un théoricien qui méprise la théorie : y a-t-il un plus beau parti à prendre dans ce monde ? Tous ces internautes postsitus en étaient et en sont là, en particulier ceux qui dénigrent aujourd’hui Debord. « La théorie » paraissait là une source de richesse facile et sans danger puisque, pour devenir admirable on devait même faire mine de la bâcler, en passant. Par « la théorie », si secondaire en apparence, on laissait entendre à quel point on était admirable dans tout le reste, qui devait cependant rester plus ou moins secret, on comprend pourquoi.

Autant l’étudiant décrit par les situationnistes dans la ‘Misère en milieu étudiant’ s’est résigné dans une apathie et un conformisme qui ne feint même plus la révolte, autant le cadre critiqué dans ‘la Véritable Scission…’ s’est mis à grogner doucement. C’est l’ancien étudiant qui se réveille prudemment. Mais il n’est plus, comme il y a encore trente ans, une petite minorité intermédiaire. Il est souvent au bas de l’échelle. Il est maltraité mais il le sait. Il est devenu « flexible », au-delà de ce que son corps rigide et son intelligence laborieuse peuvent tolérer, car sa flexibilité et sa mobilité lui sont imposées, et il est devenu souvent, non sans une fierté qui s’est transformée en amertume sous la surcharge des humiliations, « indépendant », « libéral », « free-lance », « consultant ». Il a toutes les satisfactions qui lui avaient été promises, et qui ont justifié sa carrière, mais il fait l’expérience qu’elles n’ont aucune saveur. L’ennui le sauve du stress et le stress le sauve de l’ennui. Le travail le sauve de la famille et la famille le sauve du travail. La hiérarchie s’estompe, remplacée par l’indifférence et le mépris, la marchandise qui l’étouffe le pollue, et il recherche des sensations, des expériences nouvelles, plutôt d’ailleurs par devoir, pour pouvoir le raconter, que par goût. Partout, pourtant, où il croit tenir un exploit de sport extrême, de rencontre fortuite, de succès de carrière, il est en retard, quelqu’un est déjà passé avant lui, l’extrémité elle-même n’est pas extrême, il, ou elle, est encore grugé. La désillusion alors le fait retomber dans la source de ses illusions : l’intensité de son travail. Mais même cette intensité n’est pas communicable, paraît dérisoire hors de l’étroit milieu professionnel où elle est la norme imposée sinon tu sautes. Il n’a que le mot plaisir à la bouche, c’est sa défausse, un mot respiratoire et entendu qui signifie une pause entre les temps, beaucoup plus fréquents, de vide, de souffrance, de stress et d’ennui.

Cet ex-ambitieux qui rouille vite sans le savoir – sa supériorité personnelle est postulée – commence à comprendre que son horizon est derrière lui. Il commence alors, parfois, à fouiller dans ce qui lui a été interdit par axiome, le négatif. Là encore, pour l’instant, dans sa chute lente vers le bas de la société middleclass, il s’arrête aux apparences, en partie parce qu’il espère toujours séduire, lui-même ne sait plus trop qui, depuis que ses propres enfants, aussi perfides que lui, lui font des enfants dans le dos ou, de dégoût, lui crachent au museau. Il ne sait pas encore qu’il est petit et qu’il le restera d’autant plus qu’on a réussi à le convaincre du contraire. Même si son agitation est encore dérisoire, comme celle d’un cafard déjà touché par une giclée d’insecticide, il s’agite ; et ce n’était pas encore le cas il y a trente ans.

L’ancien étudiant devenu cadre, l’ancien ouvrier devenu employé, l’ancien cadre devenu consultant, l’ancien chômeur devenu webmaster, l’ancien postsitu devenu futur Grand Théoricien sont des exemples personnifiés de la middleclass. La middleclass, qui désigne d’abord un magma mou aux contours flous, un mode de vie où la mode a éclipsé la vie, n’est pas une classe sociale au sens économiste du terme. La middleclass est l’apparition de la décompression de l’antagonisme bourgeoisie-prolétariat, et une forme de l’effondrement de la conception économiste de la division des humains. La middleclass est un rapport à la communication comme principe du monde ; c’est pourquoi, dans la middleclass, on croise aussi bien des bourgeois, des ouvriers, des petits-bourgeois et des lumpen-prolétaires de l’ancienne division économiste. La middleclass apparaît d’abord comme l’alliance de toutes ces anciennes classes sociales décompressées. Son noyau est d’ailleurs l’ancienne petite bourgeoisie qui, par l’étudiant et le cadre, mais surtout par la collaboration active à l’information dominante a largement débordé de son lit et inondé toutes les autres ex-classes sociales de la société. Et le gueux, qui est le pauvre à l’offensive, est le pauvre qui critique la middleclass c’est-à-dire qui a pour but de la supprimer.

Ce qui différencie principalement le pauvre middleclass du pauvre qui n’a pas cet épithète infamant, c’est la visibilité, c’est la participation active ou passive, mais toujours non critique, dans la communication, c’est son approbation et son soutien à une communication dont le contenu – le projet de la fin de la communication – est nié. La middleclass est d’abord l’agglomération (il ne faut pas penser ce magma en terme de volonté consciente d’organisation) des pauvres dans la visibilité de cette société. Ce n’est donc pas, au contraire des anciennes classes sociales, une somme d’individus, mais les individus y entrent et en sortent, en fonction de leur capacité à s’agglomérer dans la visibilité ; la middleclass n’additionne pas des individus, elle les divise en eux-mêmes, elle est une forme de présence de l’absence, une perte de cohérence dans la conscience, justifiée pratiquement dans et par l’information dominante, une juxtaposition d’attitudes qui, lorsqu’elles sont contraires, restent sans complémentarité. Si la majorité des pauvres de la planète n’entrent jamais dans la middleclass, les pauvres de la middleclass y sont par intermittence : la middleclass apparaît comme une manifestation sociale sans conscience, justement parce qu’elle est une forme de conscience intermittente transcendée et suspendue par un esprit collectif qui aspire à la permanence. Ce mouvement entre la conscience intermittente et l’esprit collectif qui aspire à la permanence alterne par intermittence dans l’apparence. Dans l’information dominante, le rapport entre la représentation de l’individu et la représentation du genre fonctionne selon ce mouvement réciproque.

La première caractéristique de la middleclass, c’est l’intermittence. Dans la période historique actuelle, depuis 1967, elle n’est jamais entièrement présente, elle n’est jamais entièrement absente. Elle occupe un carrefour incontournable de la société et pourtant on peut traverser ce carrefour sans se mêler à elle. Elle est poreuse, elle est fluctuante. Son action a pour but la passivité, et sa passivité agitée contamine toutes les actions qui ont lieu dans la société, tant qu’elle en est l’épicentre incontesté. Elle se présente ainsi comme un mouvement infini en elle-même qui a pour but et conséquence l’absence de mouvement dans l’histoire, qui est justement sa mise en cause. La middleclass est fondamentalement infinitiste.

La middleclass est un résultat opératoire, pratique, d’un mouvement de l’esprit qui permet, notamment, la justification pratique et théorique de la séparation de l’individu en lui-même. Elle permet de séparer les rôles de l’individu, de les justifier, et par là de les pérenniser. Dans la middleclass, le rôle d’acteur n’est plus contradictoire avec la passivité, la contradiction devient pluralité, le compartimentage est accepté et instrumentalisé comme outil de refoulement et de dissimulation de la misère. La première critique de la middleclass est la critique de la satisfaction, car la satisfaction n’est que l’acceptation de cette forme d’aliénation apparemment limitée. La middleclass en effet est la gestion de la séparation ; la critique de la middleclass n’est pas le retour à l’unité antérieure à la séparation, mais au contraire la mise en cause de la séparation à travers la libération de l’aliénation.

L’intermittence de la middleclass est donc à la fois une intermittence de la middleclass comme tout et de la middleclass en elle-même. Ce clignotement, cette intermittence permanents sont le discours dominant tel qu’il apparaît dans l’information dominante de la période historique actuelle. L’information est le but, le miroir et le mode d’emploi de la middleclass : l’information théorise, valide et applique ce clignotement arythmique, cette intermittence perpétuelle. Jusque dans les propres divisions internes de son discours, l’information dominante reproduit cette absence de la présence qui fuit dans la présence de l’absence : depuis les traditionnelles rubriques des journaux (politique, monde, local, économie, loisirs, sports, culture, faits divers, télévision, petites annonces, etc.) en passant par la prétendue division entre vie professionnelle et vie privée, les nouveaux concepts marketing de la perte de densité individuelle que sont la « flexibilité » et la « mobilité », ou les variations d’effet entre faits et émotion telles que les a modélisées en particulier la télévision, jusqu’à la déstructuration du discours de l’Internet pris dans son ensemble, l’information dominante est la vérification pratique et théorique de ce clignotement, de la middleclass.

La middleclass est donc fondamentalement un rapport des pauvres à l’information dominante. Ce rapport est d’abord dans la participation à cette information, que ce soit positivement, en tant que journaliste par exemple, ou de manière pseudo-critique, dans l’opposition d’une partie de cette information à une autre. Dans l’information dominante, l’individu pauvre moderne trouve d’abord l’absolution de ses propres contradictions internes ; en échange, il les pérennise. Et il y trouve ensuite un incroyable raccourci pour se profiler, pour faire carrière, pour être reconnu, même s’il ne connaît pas les différentes médiations qui permettent les succès rapides et les notoriétés même momentanées ; il le paie en abdiquant alors sa négativité. L’Internet, et pour ce qui nous occupe ici, le debord of directors, a été une extension fabuleuse de cette accession à l’information dominante et à la middleclass. C’est par dizaines de millions que les pauvres deviennent collaborateurs intermittents, deviennent middleclass, abdiquent leur capacité critique au moment où ils pensent parfois même l’exercer sur ce média facile d’accès, et dont le sens, le but et la négativité ont toujours échappé dans le rôle séparé suivant.

Mais la middleclass n’est pas seulement ce rapport intermittent de pauvres à l’information et le rêve, parfois en partie rétrocédé par cette information à titre de récompense, de célébrité, de reconnaissance ou de gloire. La middleclass est également, à travers l’information dominante, l’imposition des valeurs de cette attitude à l’ensemble des pauvres (dans lesquels, du point de vue de la communication, il faut compter les anciens bourgeois). Le premier résultat de ce rapport réciproque des pauvres à l’information dominante est l’établissement d’une nouvelle morale, et l’installation d’une légitimité middleclass dans le monde (on voit d’ailleurs les anciens bourgeois se vanter aujourd’hui de valeurs petites-bourgeoises, lorsqu’ils viennent prêter allégeance à la télévision, dans la presse et bientôt sur l’Internet). Sur le fond lui-même mouvant de cette morale se construit une idéologie, qui stipule aussi bien une effectivité politique qu’un mode de gestion, le fonctionnement des Etats et la construction ou l’hypothèque de l’avenir du genre humain. Si bien que, en tant qu’ensemble sans limite précise – dans l’état actuel de la connaissance de l’aliénation –, la middleclass statue néanmoins ensemble et, tout au moins, en caricaturant une attitude de sujet de l’histoire. Dans l’histoire, la middleclass identifiée comme l’information dominante de notre époque est au contraire l’absence de sujet, et même la tentative d’empêcher toute manifestation d’un sujet de l’histoire, l’opposition sous forme d’obstacle aggloméré, poreux et intermittent, à l’assemblée générale des humains. Forme incarnée de l’information dominante dans sa permanence qui se prétend éternelle, et dans son intermittence qui se prétend liberté, la middleclass middleclasse ce qui l’entoure (elle est en expansion, dans sa phase colonialiste).

Ainsi, même la révolte moderne, l’émeute, voient de plus en plus des intermittents de la révolte se jeter dans ce qui peut devenir un loisir qui peut clore le travail, ou devenir un tremplin de carrière ou simplement de renommée personnelle pour les plus démunis si l’attention de l’information dominante peut y être attirée. Dans cette aliénation de la révolte, la middleclass est la tentative, inconsciente, de l’installation de ses valeurs, en particulier la négation de l’histoire : là où la révolte et l’émeute sont devenues des parties séparées et répétitives de l’activité sans but, elles ne sont plus qu’un appendice inessentiel de la survie de la middleclass, elles sont cette intermittence ramenée dans le négatif, qui perd, du coup, sa qualité, sa détermination. Ainsi la révolte elle-même, infestée par la middleclass, est-elle attaquée et divisée dans sa négativité simple. C’est là une importante manifestation du changement d’époque : la longue pénurie de discours, qui a depuis longtemps rendu si courte l’émeute, a laissé la middleclass gangrener l’écho et même la pratique de ce négatif simple. C’est pourquoi le besoin de discours est devenu si pressant chez les pauvres. Paradoxalement, alors qu’elle s’est installée comme le parasite de la parole, la middleclass provoque, en négatif, la nécessité de discours des pauvres, au moment où ils échappent à son emprise intermittente.

La middleclass, pour en terminer provisoirement avec elle, est donc un ensemble d’activités intermittentes qui apparaissent dans l’information, et elle est en même temps la constitution massive d’un système de valeurs et de croyances indexées sur cette intermittence. C’est l’idée et l’image du réseau, telles qu’elles sont en fantasme par rapport à l’Internet : une libre association d’intermittents et d’activités intermittentes, dont la circulation en circuit n’est jamais visible en entier d’aucun point d’observation, et se définit, par conséquent, comme indéfinie, comme infinie. C’est l’ensemble qui échappe à tous, qui contrôle tout, et la liberté, ici, est simplement dans le changement intermittent du point d’observation, mais avec une observation qui n’a pas d’autre sens et d’autre repère que son ancrage intermittent dans l’information dominante.

C’était là le public du debord of directors. C’était devant ces gens petits et pauvres que nous nous sommes expliqués, leur parlant comme s’ils étaient des chiens, mais les traitant comme s’ils étaient la lignée la plus noble de philosophes et de guerriers depuis la nuit des temps. Nous leur avons donné ce que nous sommes : une parole. Ils ont répondu en populace, les uns y voyaient un arrivisme, une concurrence, les autres une arrogance, et la plupart une bêtise parce que, lorsque les pauvres ne sentent pas la contrainte là où ils ne sont pas révoltés, ils deviennent présomptueux et insupportables, ils imitent les maîtres qu’ils se représentent mais avec grossièreté et servilité, et ils jugent alors méprisant ce qui les dépasse et stupide ce qu’ils ne comprennent pas. Ce qu’avaient en commun les petits carriéristes étroits comme Voyer, Weltfaux, Obertopp, Ben Aziz et les consommateurs de chatrooms qui dissimulaient leur fadeur derrière des désinvoltures, qui signaient Aristote, Jules G, Weber, Eric K., FC, Bueno, Anarstrige ou Saloth Sar, était le jugement hâtif et outré de la bonne conscience outragée qui s’indignait, sans pouvoir justifier cette indignation, de la démarche et de la proposition de la téléologie moderne. Trop courte en tout, toute cette petitesse assemblée nous a permis de décoder ce sur quoi butait la présentation initiale de la téléologie ; comment, dans un monde aussi mesquin que celui de la middleclass de l’an 2000, une théorie qui contient la suppression de la middleclass et de toutes ses théories était reçue. Devant un tel manque de capacité illustrant autant de réactivité épidermique, nous nous prenions parfois, à l’examen de ces piaillements informes, pour ce Jean Rostand qui avait passé sa vie à disséquer des grenouilles.

E – Du printemps 2000 au printemps 2001 : pousser l’avantage

1. C’est en février et mars 2000 que nous avons donc eu les deux ou trois principales escarmouches sur le fond. Hate Company a lâché prise d’un coup, au même moment Weltfaux s’est retrouvé à l’infirmerie pour un séjour prolongé après lequel il ne se hasarda plus à revenir sur le terrain de la théorie, où la fuite de ce prétendu critique de Voyer avait été des plus comiques dès que nous l’avons attaqué sur les termes mêmes de cette prétendue critique, et le matamore Bueno commença à mentir et à redoubler de calomnies pour sauver son image de héros révolutionnaire de gauche après les deux gifles qu’il avait reçues en public, dans la plus généreuse tradition situationniste. Ensuite, la falsification, qui devint massive en avril et mai 2000, prit le relais des tentatives si infructueuses de nous donner tort par l’argumentation : il y eut plus de soixante-dix messages portant notre signature mais qui n’étaient pas de nous, signes d’une impuissance et d’une fascination sans égale, qui nous gêna sans doute, mais moins que si elle avait été tournée en admiration positive : nous avions, provisoirement, résolu le problème du suivisme, cet écueil qui avait si bien contribué à couler l’Internationale situationniste, en faisant en sorte qu’il se manifeste toujours ouvertement contre nous. Et le compte brut de ces dizaines de falsifications ne contient pas les autres actes de dépit et de misère infantile à notre égard, comme les messages signés obtologie de téléservatoire, où l’auteur pratiquait une sorte de pastiche illisible de nos textes dans le but de montrer qu’il n’y avait là que de l’illisible, là aussi relevant d’une incapacité crispée et répétitive à comprendre et à discuter, ou bien les multiples messages tardifs signés d’un « téléologue » quelque chose par des non-téléologues, ou encore cet intervenant qui soulignait chacune de nos interventions avec des messages sans texte et dont le titre étaient des lignes entières de « blabla », dont la hargne contredisait de manière évidente l’intention de mépris ostentatoire, litanie qui pouvait aussi bien se lire comme une incapacité à répondre autrement que les moutons dans ‘la Ferme des animaux’, qui tentent d’interrompre chaque discussion en criant en cœur « quatre pattes oui, deux pattes non ». Il y eut même la mise en photo et l’adresse de l’immeuble qui était supposé être notre quartier général pour nos adversaires, symptomatique tentative de délation d’insultés trop lâches pour régler leurs comptes eux-mêmes, et qui espéraient que d’autres s’en chargeraient à leur place.

La guerre était gagnée avant même d’entrer dans le territoire de la téléologie. Jamais le faible petit peuple présent ne sut passer le goulet d’étranglement du « tout a une fin ? ou non ? ». Jamais aucun individu de cette plèbe si démunie en tout ne sut se projeter dans les causes historiques d’une telle question, dans le rapport entre la question posée et l’époque, dans le point de convergence entre le déferlement négatif qui avait son épicentre en Iran et ces conclusions, passées au tamis de plusieurs abstractions conscientes, au milieu d’une tempête d’aliénation. Jamais aucun de ces semi-lettrés qui se rêvaient seigneurs ne sut entrevoir les perspectives immenses que cette proposition de débat ouvrait sur le monde : de l’urgence de l’indépassable, de la critique de l’ensemble de la philosophie défunte à la critique de l’ensemble des sciences positives, du véritable contenu de la vie à la forme nécessaire de la prochaine insurrection. Nous étions restés maîtres d’un pavé où gisaient des cadavres qui bougeaient encore, comme les batraciens après que Rostand les avait décapités : il y avait encore de ces gestes qu’on appelle conditionnés, mais toute la réflexion, toute la substance de ce petit troupeau étaient déjà épuisées ; et l’occasion même de remplir leurs carrières avait été sabotée dans cette brève rencontre, où tant de mauvaises volontés avaient été transpercées avant même que nos lames aient quitté leur fourreau.

Ce qui suivit dans la dispute ne fut plus qu’un long débat sur l’éthique. La falsification patente, en particulier du petit clan qui s’était aggloméré autour de Voyer, fut même dénoncée avec mépris par des debordistes à l’ancienne qui n’avaient aucune sympathie pour nous et qui ne s’exprimaient que sporadiquement sur un forum qui leur était majoritairement hostile. Mais les voyéristes falsifiaient même ceux qui ne s’exprimaient pas directement et clairement contre nous, preuve d’une inconscience qui frôlait la panique, et qui avait comme justification de prouver par l’inflation des falsifications que ces falsifications n’en étaient pas véritablement et que ces procédés devaient désormais être considérés comme une règle.

Comprenant bien que ceux qui s’exprimaient étaient une petite minorité de ceux qui venaient regarder le match téléos-reste du monde, nous avons cependant continué à publier nos textes sur ce forum où nous savions pourtant que la dispute sur le fond était close. Dans les tout derniers mois du site, qui s’acheva en avril 2001, quelques individus épars nous donnèrent raison, sur l’examen de l’ensemble de notre démarche, contre la rage aveugle et la mauvaise foi si visible de ce que nous avons appelé la voyérisation : la falsification à l’appui de l’impuissance théoricienne.

 

2. Comme dans une guerre, il ne faut pas ici confondre la durée d’une opération avec son importance. Le vrai tournant, le zénith du débat que nous étions venus initier sur le debord of directors n’a duré que quelques semaines, sur les deux ans et demi pendant lesquels nous nous sommes exprimés là. La dispute sur la téléologie a été peu marquée par l’argumentation elle-même, mais par le fait que la contradiction de nos adversaires s’est arrêtée après notre réponse à leur deuxième éjaculation, faute de munitions. La dispute sur la falsification, qui était déjà sous-jacente dès le départ, a été la matière quasi unique de toute la dernière année. C’est une dispute secondaire, par rapport au contenu du débat que nous avons proposé, mais c’est une dispute importante, en regard de la forme du débat en général, qui est l’un des objets des troubles de la parole.

Il ne faut pas confondre la falsification de Voyer par rapport à Adreba Solneman et quelques années plus tôt celle de Lebovici par rapport à Voyer, qui sont des falsifications pour faire croire qu’il n’y a pas eu de critique là où il y en a eu une, avec les falsifications massives des voyérisateurs dans la dernière année du debord of directors, qui sont des falsifications pour simuler une critique là où il y a faillite de la critique, ou plutôt pour prétendre dissimuler cette faillite de la critique, sous une forme pseudo-négative. Dans le premier cas, il y a un calcul : faire disparaître une contradiction gênante ; dans le second cas, il y a une tentative plus épidermique, et donc relativement moins crapuleuse : feindre une contradiction réfléchie, alors qu’elle n’est plus qu’émotionnelle. Dans le premier cas, antérieur au debord of directors, le but de la manœuvre est que la critique ne se voit pas. Dans le second cas, au contraire, c’est dans l’ostentation que la manœuvre prend son sens. Mais comme les falsifications du debord of directors étaient naïves, pour ne pas dire puériles – tout en restant de véritables falsifications, profondément malhonnêtes, crapuleuses, destinées à tromper –, leurs motivations et les calculs qu’elles recouvrent sont plus éclatants. Cette généralisation de la falsification est, en effet, d’abord un aveu de faiblesse, une capitulation dont les auteurs cherchent désespérément à renverser l’image. Elles sont un aveu de pauvreté, d’incapacité profonde, de misère intellectuelle et, pour ceux qui s’étaient mis le plus en avant, de faillite dans la vie. Ce sont aussi des appels au secours. Et par là des tentatives d’impressionner les autres, de renverser la cuisante défaite dans le domaine de l’idée, en modifiant les règles du jeu : si la falsification – et en particulier l’usurpation de signature qui a été la falsification la plus pratiquée – est permise, alors on ne peut plus discuter en profondeur, parce qu’on peut toujours faire dire à l’adversaire la caricature, voire le contraire de ce qu’il pense ; alors le but même du lieu de débat change : d’une violente proposition sur le monde on passe au divertissement, de la question du sens de l’histoire on dérive dans les questions de personnes, de la gravité on glisse dans le ricanement, et de l’usage nécessaire de rigueur et de précision on bascule dans la glorification de l’à-peu-près et du relâchement, tels qu’ils sont communément pratiqués dans les loisirs.

 

3. Mais quand la falsification était devenue le dernier sujet de controverse, parce que les vaincus de la dispute sur la téléologie n’avaient plus d’autre issue que de falsifier pour espérer garder la face, nous, sur la téléologie, n’en sommes pas restés là. Sans plus être contredits, mais en contredisant, nous avons poussé l’avantage de notre victoire dans la bataille décisive. Alors que l’automne 1999 avait été une rapide mise en place, ressemblant à une série de barricades construites en plein territoire ennemi, et que le printemps 2000 avait été la défense de cette position offensive, tenue sur tous les points, devant l’abandon de la capacité à disputer sur le fond nous avons poursuivi l’ennemi dans sa débandade.

Nous avons en effet continué à ne pas laisser Voyer libre de son expression sur ce site, car ce falsificateur pensait qu’il pouvait s’exprimer en étant le seul à ne jamais s’exprimer sur nous. Nous savions que nous pouvions répondre à toutes ses interventions devenues si faibles, et que lui n’osait ni ne pouvait en soutenir aucune contre nous.

Il y avait d’abord eu une critique du spectacle de Debord que Voyer avait pris en haine, parce qu’il avait pris Debord en haine. Nous avions montré que le spectacle de Debord était une allégorie, assez artistique au demeurant, une sorte d’image instantanée de l’aliénation, mais rien de plus. L’aliénation, en effet, n’est pas une image, même si elle a des qualités d’instantanéité. Là encore, le spectacle n’est pas rien, mais fort peu de chose, et rien, en tout cas, qui mérite l’admiration des postsitus et la haine de leur fraction la plus moderniste, les voyéristes.

Voyer essayait par ailleurs d’imposer son dada : l’inexistence de l’économie. Pour prouver cette absurdité, il scinda d’ailleurs l’économie en deux parties (un peu de la manière dont ses suivistes avaient scindé l’infini en infini qualitatif et en infini quantitatif), selon les termes mêmes des économistes : economy et economics. Nous avons aussitôt affirmé et montré que cette séparation était purement fictive et ne servait qu’à la marotte frelatée du vieillard. L’économie est une façon de voir le monde, un système de pensée, une religion et non pas une superstition, même si, comme toutes les religions, elle véhicule des superstitions. La part de réalité qu’on prête à l’économie est inhérente à cette façon de voir le monde, procède, ou non, de cette religion, et non l’inverse. Ce n’est pas la croyance en la réalité de l’économie qui fonde la religion, c’est la religion qui fonde la croyance en la réalité de l’économie ; et la religion peut très bien se passer de cette croyance, alors que l’inverse n’est pas vrai. L’obstination autiste de Voyer à soutenir l’inexistence de l’économie, tout en admettant l’existence séparée de l’économie (politique) – qu’il avait d’ailleurs reproché à Marx de ne pas critiquer, et qu’il n’a pas davantage critiquée –, nous a permis de développer ce qui était déjà contenu dans le syllogisme d’Adreba Solneman en 1992 : toute pensée existe, l’économie est une pensée, l’économie existe. L’inadéquation de la formule « l’économie n’existe pas », en effet, n’est pas dans tout ce qu’on peut appeler l’économie, mais dans ce qu’on appelle l’existence : dans cette question, l’économie, bien qu’elle soit la religion dominante, n’est que le doigt, et l’existence est la lune, parce que c’est dans la conception de l’existence et de la réalité que se situe le fondement de cette religion. Nous avons alors commencé à distinguer de manière beaucoup plus précise et construite entre existence et réalité. Il est intéressant de constater que c’est l’acharnement de Voyer à expurger toute réalité de son discours qui nous a amenés, sur ce point particulier, à rendre inflammable une critique de Hegel à laquelle la critique de ses infinis avait allumé la mèche. L’existence est le domaine du possible. La réalité est seulement et justement ce qui finit. La réalité est si difficile à cerner parce qu’elle n’est pas toujours constatée, elle n’est pas toujours l’objet d’un constat, et c’est là qu’il manque aujourd’hui encore une théorie approfondie du constat qui sera forcément un constat approfondi de la théorie. La réalité, elle, est si difficile à cerner parce qu’elle échappe à la conscience, au constat, et fondamentalement aujourd’hui encore à la théorie : en constatant la réalité, on la nie.

La poursuite de Voyer nous avait donc permis de poser la question de la réalité. Et dans ‘Existence et réalité (pour commencer)’ nous avons commencé à pousser l’avantage sans le debord of directors, qui ne suivait plus depuis longtemps, et ne comprenait pas là notre proposition sur la pensée. La réalité est la fin de la pensée dans un monde où tout est pensée. C’était le viseur qui nous a permis d’entreprendre la démarche suivante, capitale, et que personne n’a encore relevée : la critique du concept chez Hegel, qui est la critique du monde pour lequel la réalité est l’infini et l’infini – l’en et pour soi – la réalité. De cette vaste offensive contre la partie non critiquée de la dualité dominante (l’autre est la pensée comme quoi la réalité est un donné, une matière, quelque chose d’absolument séparé et au-delà de la pensée, et où existence et réalité deviennent une et même chose), il est encore beaucoup trop tôt pour attendre qu’elle soit comprise à la hauteur de son possible ; et donc, de ce qu’elle signifie, en réalité.

Un détail sur lequel notre avis a changé dès le début de la fréquentation de ce site concerne la place de la téléologie comme théorie dans le monde. Inconsciemment, nous partagions cet avis qui fait ressembler les théories à une lignée absolutiste, qui stipule qu’une seule « théorie » règne à la fois, et que lorsqu’une théorie est renversée, la théorie qui la renverse prend le trône en entier, et devient seule référence sur absolument toutes les questions. Cette vision d’Ancien Régime s’était peu à peu installée à partir de la philosophie allemande et à travers toute la théorie « révolutionnaire ». Ce qui nous a très vite permis de comprendre qu’il s’agissait d’une étrange hypertrophie de l’idéologie qui se nie elle-même, c’est qu’une bonne partie de nos adversaires, nommément Voyer, Weltfaux, Ben Aziz, Obertopp, étaient atteints de cet arrivisme que nous nommons l’arrivisme du Grand Théoricien, et qui ne tient sa grandeur que de l’absolutisme prêté implicitement à la théorie du moment.

D’une part, cette finalité de la théorie – à savoir procurer ce type de reconnaissance à son auteur – est vraiment trop en dessous de ce que promet la téléologie moderne pour pouvoir nous tenter, d’autre part, un regard à peine désabusé sur l’aliénation montrait clairement que la figure du Grand Théoricien est née d’une société de un milliard d’ignares, dirigés par un million de lettrés, dont chacun connaît à peu près les découvertes les plus récentes des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres ; mais que ce paradigme ne fonctionne pas dans une société de six milliards d’ignares, dont un milliard de semi-lettrés, dont chacun ignore ce que pensent les autres, et ne l’entend pas. Nous étions frappés par la volonté et le besoin de penser, dans son coin, qui remontaient par le debord of directors, et dont nous n’étions, après tout, qu’une forme. Aussi sommes-nous persuadés que d’autres pensées que la nôtre rejoignent ou recoupent ce que nous pensons. En tout cas nous sommes convaincus que la « théorie » n’est une fin en soi que pour quelques fétichistes ou nostalgiques, en mal de reconnaissance. Dans un petit texte sur la théorie, nous avons également rendu compte de cette conception. Ce texte, comme tous ceux que nous avons continué à publier sur ce forum, resta sans réplique.

 

4. Le debord of directors était un lieu de débat qui demeurera peut-être unique assez longtemps : en même temps chacun pouvait dire absolument ce qu’il voulait, et de la manière dont il voulait, sans que personne n’ait le contrôle, ou une position hiérarchique face aux règles du débat, ou une possibilité de coercition, puisque le webmaster semblait même avoir oublié l’existence du forum. Même si cette absence constatée ne restait qu’hypothétique, l’égalité de tous et la liberté de chacun de dire ce qui lui plaît, sans pouvoir manipuler ou menacer les autres par un moyen technique, ouvraient très grand le possible. Cette situation fortuite avait donc pour particularité qu’il n’y avait pas de règles du jeu au-delà de la mécanique assez simple du site. De même, tous les participants découvraient en même temps les attitudes à adopter, les possibilités, et les impossibilités. La particularité de la situation se découvrait à l’usage. Il y eut de nombreuses transpositions virtuelles des disputes, comme si le forum était physique, et que les gens étaient face à face, par exemple lors de fréquents appels à ce que l’autre s’en aille (dégage ! casse-toi !), comme s’il ne débattait pas de chez lui, ou comme s’il y avait un endroit ailleurs où il pourrait aller. On s’aperçut ainsi qu’on ne pouvait pas exclure quelqu’un quoi qu’il dise ou quoi qu’il fasse. Si on ne voyait jamais les autres, on s’en faisait des représentations physiques, et on aboutissait à l’impression de mieux connaître chacun des intervenants habituels que de nombreuses personnes dont on connaît le nom, le visage, le corps ou l’essentiel de la survie. Les autres étaient en même temps très proches, presque palpables, et totalement abstraits, sans conséquence concrète possible. En giflant le vantard Bueno, nous avions d’ailleurs voulu rappeler que la dispute que nous portions n’était pas virtuelle, et que parler plus haut que ce qu’on peut met au moins en jeu l’amour-propre et la dignité.

Les règles du jeu furent donc constamment débattues, mais pas dans une discussion de juristes ou de créateurs de jeu, plutôt par le fait accompli. La falsification fut la plus importante de ces propositions implicites sur les règles du débat. La falsification était une porte de sortie pour tous ces vantards de la middleclass, quand ils étaient battus sur le fond. Ils contestèrent beaucoup que l’usurpation de signature, par exemple, était une falsification. Ils prétendirent qu’il s’agissait d’une sorte de plaisanterie. Mais l’on vit bien ce qu’il en était, lorsque l’un d’entre eux usurpa la signature de Voyer et que celui-ci hurla assez comiquement, justement sans plaisanter, au fascisme et à la provocation. Lui qui avait toléré, peut-être même en y prenant part, des dizaines de gestes similaires contre nous n’en tolérait aucun contre lui. Et il avait raison : son adversaire, à court d’argument, avait eu recours à ce type de procédé pour essayer de revenir à la charge. L’extension par laquelle la malhonnêteté devient plaisanterie reflète bien l’état de relâchement et l’incapacité au sérieux, la corruption des mœurs de la middleclass. Il n’était pas bien difficile de constater que les falsificateurs étaient justement les plus prétentieux et les plus incapables de la rigueur nécessaire dans la dispute argumentée. Et, par conséquent, ils prétendaient à une extension des règles du jeu, qui contienne et admette leur propre incapacité à la rigueur. Nous seuls savions que la falsification, même transparente, était toujours au détriment de la justesse du fond déjà parce qu’elle mettait en cause un principe de fond, et c’est pourquoi nous avons même fini par trouver suspectes certaines approches dont s’étaient déjà glorifiés les situationnistes, comme le détournement, qui peut tout à fait devenir une forme de trucage du fond par incapacité à le critiquer frontalement. Ainsi, le sens de la falsification était bien : nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas approfondir au-delà d’un certain point ; nous sommes obligés de ramener le discours de l’autre à notre niveau, sinon nous perdons la face. Dans ce type de proposition de règle, il y a un choix important : soit on admet qu’il faut que tout le monde garde la face, y compris ceux qui se sont trop avancés, et sont incapables d’assumer leurs frimes, et on renonce à l’approfondissement du débat au profit de la sauvegarde de la communauté ; soit on met tout de suite en danger tous ceux qui ne sont pas là pour le contenu, en montrant impitoyablement que, n’en ayant rien compris, ils y sont un obstacle ; et alors l’opprobre et l’exclusion possible hors du simple contexte de l’Internet de ceux qui manquent de rigueur divisent la communauté. Soit on admet le plus grand nombre, mais en conservant l’échange au niveau du plus désinvesti ou du plus incapable (que ce soit en respectant sa parole ou en tolérant ses interjections), soit on recherche la qualité, et on tient pour responsables tous ceux qui ont cherché à tromper les autres, que ce soit « plaisanterie » ou non. Par le négatif, et la critique ad hominem, mais aussi par la construction d’une perspective qui dépassait l’entendement de ceux qui étaient là, nous avions commencé à poser aussi ce débat sur la forme du débat. Nous n’avons posé la question sur ce qui est tolérable ou pas que d’une manière indirecte et théorique. Ce qu’on doit faire d’un menteur, ou d’un manipulateur, ou d’un falsificateur, quand il est pris la main dans le sac, par exemple, est un vrai problème dans les troubles de la parole. Il en va du devenir d’une assemblée générale des humains que ce débat soit tranché. Et ni à Jussieu, ni en Algérie ou en Argentine, cette question ne semble avoir trouvé un début de solution.

On a voulu récemment faire de l’Internet le lieu même de la démocratie : tous y seraient égaux, et chacun pourrait y participer, sans préjugés ni différences apparentes. Les loyalistes du régime qui gouverne la planète espèrent, par la nouveauté du média, et par le peu d’efforts que nécessite son accès quand on y est familiarisé, racoler une partie des indifférents, de plus en plus nombreux à mépriser leurs parodies électorales, et de manière assez inquiétante, dans la middleclass même. Il faut d’abord, pour contredire cet enthousiasme de commande, rappeler que tout ce qui est Internet est payant, même si une autre tendance moderniste tend à proclamer gratuit ce qui coûte pourtant en électricité, en connexion, en matériel. La lente mais sûre mercantilisation de l’Internet s’ajoute à une surveillance policière, elle aussi en progression constante, qui peut même être complète dans l’instant sur des cibles choisies, et rétroactive. Il s’en faut donc de beaucoup que l’intégration de l’Internet dans la société de la communication infinie apporte quelque liberté, ou puisse devenir un outil de démocratie. La brève et vive expérience du debord of directors, dont nous ignorons bien sûr comment et par qui elle était surveillée, apparaît comme une exception partielle datée, qui va le plus dans le sens d’une telle promesse fallacieuse : pas de webmaster, pas de censure, pas de limitation du discours, rapports marchands limités et inessentiels, pas de présence manifeste de l’Etat, absence d’interférence de l’information dominante. Et, malgré la falsification, malgré la faiblesse des intervenants (et nous ne connaissons pas de forums actuellement où la qualité serait meilleure), malgré l’organisation chaotique du lieu et du discours, elle a révélé un immense besoin de parler en même temps que l’ignorance profonde de ce qu’était parler, à l’époque où ce besoin est devenu si immense ; l’ubiquité et la rapidité des informations ont entrouvert la perspective de parler partout et en même temps dans le monde ; et l’impossibilité de communiquer la qualité d’un débat, c’est-à-dire le négatif, là où les pauvres viennent s’exprimer sans être révoltés.

F – Ce petit théâtre était sur un grand boulevard

Il faut d’abord s’étonner de l’intensité de cette dispute, étalée sur un an et demi, et dont les participants ont gardé une si vive mémoire, comme la plupart d’entre eux l’attestent depuis. Les raisons de cette intensité sont une combinaison de ce qui était fortuit et éphémère, d’une particularité très aiguë et de la profondeur de l’enjeu, qui était perceptible, même s’il était difficile à nommer. L’une des grandes difficultés de cet événement était d’ailleurs son évaluation : c’était une bataille de fantômes, où le dérisoire et le grandiose se sont côtoyés et ont alterné à une telle vitesse qu’on ne pouvait pas dire si on basculait dans le ridicule, ou si on se promenait sur le haut des cimes. Le peu d’habitude de cet alpinisme de l’esprit, et l’ironie des pauvres qui craignent leur propre possible, a toujours provoqué, sur le debord of directors, de rassurants ricanements destinés à rétablir une modestie qu’on s’effrayait d’avoir perdue sans contrôle.

Il y a du Shakespeare et du Balzac dans cette expérience. Non le Shakespeare noir du vortex des tragédies, mais le Shakespeare de cette mise en perspective du grotesque par le tragique et du tragique par le grotesque, à travers la multiplicité de personnages grouillants et éphémères, qui mettent en œuvre toutes les ressources de leurs passions pour s’égosiller non sans vanité ; et du Balzac pour une galerie de personnages du temps, pour la misère humaine, mais telle qu’aucun littérateur n’aurait osé ou su l’étaler. Là encore, en allant chercher une comparaison dans la composition littéraire, on voit comment ce discours, concentré du discours d’aujourd’hui, a été aux prises avec toutes les médiations qui font douter de la vérité : était-ce une comédie, un drame, un essai, une sociologie, une somme de pamphlets ? L’insignifiance et la haute signification des rêves côtoient ici une réalité discutée, discutable. Il n’y avait pas d’argent, pas de police, mais on était sur un média, et le monde entier peut encore consulter cette somme de disputes qui le concernent. Le monde ne le sait pas. L’imperfection de l’expression du sens nous fait dire : tant mieux. Car c’est nous, téléologues, qui sommes seuls responsables du sens de cet événement.

Nous avons été les seuls à poursuivre un dessein sur la durée entière de la période (à part le signataire Weltfaust, qui n’a cherché qu’à prouver que Voyer avait raison. Mais c’était uniquement en réaction contre nous ; et comme il a été très rapidement débouté dans la théorie, il s’est ensuite cantonné dans la défense de la falsification indiscutable de son maître). C’est sans doute pourquoi nous l’avons emporté sur toute la ligne. Nos buts étaient clairs : finir le monde, l’humanité, la pensée, nos vies, tout accomplir. Il y avait unité entre ces buts, qui rendent dérisoires tous les arrivismes, et le fond de notre discours, qui n’est que le débat sur ces buts. Depuis la faillite de proposition du communisme, il y a presque un siècle, pendant la révolution russe, le parti du négatif n’a pas eu un programme d’une telle cohérence.

Nos adversaires n’ont pas su lire cette unité entre notre action et le projet que nous proposions. Eux qui véhiculent encore l’illusion de l’unité pratico-théorique de l’époque précédente ne savent pas l’apercevoir là où elle se manifeste, par extraordinaire, puisque c’est forcément contre eux. Leurs propres visions trop courtes en ont fait des comparses, des ustensiles inessentiels, des piquets de slalom, des figurants de nos prolégomènes au débat le plus vaste ; avec le phénomène antitéléo nous avons ressuscité le phénomène prositu, mais sans l’écueil de pouvoir être confondus avec ces suivistes que nous avons fascinés. L’avantage a été que le propos a pu être exposé avec éclat, et sans même que leur poussière ne salisse véritablement nos épaulettes. Nous n’avons pas subi de pertes, malgré d’assez nombreuses blessures. L’inconvénient est que notre discours a été trop peu contredit. Les débandades de cette opposition mal préparée, encroûtée, perruquée et poudrée sont venues trop tôt pour que la téléologie soit réellement éprouvée comme nous espérions qu’elle le serait, et comme nous étions convaincus qu’elle devait l’être. Il est plus difficile, depuis, de rester humbles et à l’écoute avec nos innombrables insuffisances que cette victoire trop facile tend à masquer.

La profondeur du discours a été souvent indiquée, parfois effleurée, jamais atteinte, sauf hors de la dispute. La nécessité du discours, par contre, est fortement apparue, autant dans notre démarche que dans celle de nos adversaires. Les pauvres modernes ont besoin d’idées, de disputes, de confrontation. Ils ont besoin de comprendre leur monde, comme c’était déjà apparent à Jussieu. C’est comme s’il y avait en chacun une accumulation de pensées entourées d’une souffrance sourde de ne pas pouvoir les communiquer. Le fait si révoltant d’un monde où les idées circulent sans que les individus n’y aient part s’est manifesté ici par la revendication implicite des individus à faire connaître les idées informes qui sont prisonnières de leur incapacité à les faire circuler. C’était comme si, depuis trente ans que l’aliénation a écrasé sans partage tout discours particulier, tous ces individus réclamaient goulûment l’expulsion des idées qui s’étaient entassées en eux, indépendamment et parfois en opposition caricaturale à cette aliénation. Ce n’est pas seulement une vidange nécessaire à laquelle on voyait ici postuler tant d’esprits démunis, mais c’est la partie plus ludique qui en est l’aboutissement : relancer cette somme de pensées enfouie dans l’époque, faire tourner sa propre conviction pour la faire construire aux autres par le doute, pratiquer l’aliénation, mais en connaissance de cause, d’abord comme une souffrance, ensuite comme un plaisir, enfin comme dissolution de l’individu même si c’était sous l’apparence et la rêverie contraires.

Les règles d’un tel débat sur le monde, que nous appelons de nos vœux, n’ont pas même été esquissées véritablement. Il apparaît cependant que cette dispute, si petite, et si lointaine, pourra contribuer de son expérience à tracer des limites provisoires, et à éviter les choix qui nuisent à la qualité du débat. Car c’était une dispute publique, sans le contrôle d’aucune autorité, égalitaire par rapport au moyen et au support, avec les idées de l’époque et, au moins chez nous, la volonté de sortir de l’époque. C’est le seul média sans médiation par les informateurs, sans menace même indirecte de devoir se soumettre aux règles du jeu de l’Etat, et sans que l’argent et la marchandise ne soient un enjeu. Il y avait donc le possible le plus large imaginable aujourd’hui, et ce qui en a été fait indique assez bien ce que contient notre époque, en richesse et en misère. Pour cela seul, le debord of directors mérite d’être considéré comme un laboratoire du débat le plus vaste.

Le négatif a été confirmé dans son rôle de révélateur. Sans la négativité de l’époque d’où nous venions, et sans la nôtre, nous aurions aujourd’hui des « amis » à ne plus pouvoir nous en protéger, mais nous n’aurions même pas eu toutes les ineptes réponses embarrassées à « tout a une fin ? ou non ? », qui apportent bien plus à notre projet. Sur le debord of directors il y avait peu d’ennui (juste ce qu’il faut pour rappeler son oppressante proximité), et le peu de conversation faisait partie des tentatives de nos adversaires pour détourner l’attention. Nous n’avons jamais permis longtemps aucun type de civilités.

Enfin, l’importance de cette dispute tient aussi en ce qu’il n’y en a pas d’autres à notre époque. La société que nous combattons ne propose pas d’idées pour deux raisons : d’abord elle n’en a pas ; ensuite elle ne propose pas, parce qu’elle impose. Le débat à la base, qui n’est pas seulement ce qui fait l’intérêt de la démocratie, mais ce qui fait la vie et l’humanité, a été supprimé. Ici, une de ses formes, certes embryonnaire, courte et insatisfaisante, a rappelé que l’aspiration est restée latente comme l’insatisfaction dont elle est l’haleine, et comme la conscience dont elle est le souffle. Si l’aliénation est ce qui donne le désordre et la richesse à notre pensée, là où ce désordre et cette richesse ne se construisent pas par la contradiction est la victoire de la mauvaise aliénation, le désert du possible, l’impossibilité de la maîtrise. C’est l’irrigation d’un tel désert qui a été manifestement en jeu, sur le debord of directors.

 

(Texte de 2003.)

 


Editions Belles Emotions
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