Indonésie 1998

Cartes :
Indonésie
Les émeutes de janvier et février 1998 en Indonésie
Jakarta

 

 

I – La vague d’émeutes de janvier-février 1998 en Indonésie

La cause principale de cette vague d’émeutes a été décrite comme l’espèce de banqueroute dans laquelle l’Indonésie (par le nom du pays, on entend alors la synthèse des principaux valets de l’Etat et des principaux valets gestionnaires qui y sévissent, qui sont d’ailleurs souvent les mêmes) serait entrée, en même temps que les autres Etats du Sud-Est asiatique. Bien entendu, un tel événement dans la gestion n’a pas la même importance pour les gestionnaires ou pour les informateurs qui le racontent, ni pour les pauvres modernes qui en subissent le spectacle. Pour les premiers, il est le véritable cyclone, et la révolte des seconds n’en est que le périphénomène ; pour les pauvres en revanche, la « crise économique » se résume à deux effets principaux : une hausse radicale des prix et, justement, le spectacle de la crise, qui finit par les convaincre que cette crise est bien l’origine de leurs maux.

Mais la raison principale de la révolte en Indonésie semble bien autre, puisqu’elle est encore plus abstraite et plus imprécise. L’onde de choc de la pensée des révoltes récentes dans le monde commence en effet seulement d’atteindre le lointain archipel, quelques années après avoir été battue ailleurs. Des islamistes modérés ou radicaux et des démocrates occidentaux, comme ceux qui atteignent soudain à l’information occidentale, sont l’expression de la nécessité d’une récupération, depuis la révolution en Iran aux insurrections vaincues de Rangoon, de Beijing et de Bangkok. Le respect, ce dû envers l’autorité, que le dictateur Suharto avait su imposer dans le sang, s’est lézardé depuis 1994 et les premières émeutes modernes en Indonésie. Et l’information mondiale l’a si bien compris et voulu anticiper que depuis 1991 elle avait tourné enfin en spectacle de la révolte celle des Timorais à partir de la cinquantaine de victimes d’une manifestation, fusillées à Dili (d’après Chomsky, 200 000 Timorais auraient été massacrés par l’Etat indonésien depuis vingt ans). Mais c’est surtout l’ennemie des ennemis de cet Etat, la marchandise, qui déferle et détruit les fondations de ce despotisme oriental : la musique et les boissons gazeuses, les chaînes de télévision et les motocyclettes, les vêtements et les regards ont échappé à la tradition et à l’Indonésie comme les enfants à leurs parents. L’ordre a perdu son sens. La vie n’a pas encore trouvé le sien.

Entre 1996 et 1997, l’émeute est devenue un phénomène connu, et récurrent en Indonésie, ce qui n’était pas imaginable cinq ans plus tôt. Lorsque les premiers mécontentements éclatent dans la rue en janvier 1998, on connaît le risque, on sait l’Etat indécis, ne sachant pas s’il doit exterminer son véritable ennemi, ou s’en servir contre des concurrents beaucoup plus apeurés, mais dont les protecteurs sont les grands Etats du monde, car une telle opposition a pu voir le jour dans un système politique dont la base idéologique est le consensus et la dictature. Les émeutiers savent qu’ils peuvent être traités durement, mais qu’ils peuvent aussi forcer au repli les quelque cinq cent mille hommes qui quadrillent imparfaitement les 13 000 îles de l’Indonésie. Ils ne savent pas qu’ils seront calomniés, mais ils savent qu’ils feront douter ceux qui calomnient. Ils ne connaissent pas encore l’information occidentale, quoique l’émeute de Jakarta en 1996 leur en ait proposé un échantillon démodémago, mais ils ont maintenant besoin de la rencontrer. Et puis, il y a, chez ces foules de jeunes, le plaisir, le désir, la richesse si proche et si loin, tout ce qui manque au discours dominant et qui peut bien valoir qu’on risque sa vie.

L’information dominante dira que ces émeutes sont des « émeutes de la faim », ou qu’une « explosion sociale » guette l’Indonésie en banqueroute. Mais rien n’est plus varié que les prémices de ces manifestations de mécontentement : à Bondowoso et même dans un quartier de Jakarta, ce sont des musulmans indignés par le commerce de boisson et la prostitution, en plein ramadan, qui vont presque à l’émeute ; à Bandung, l’émeute du 5 janvier éclate après une altercation entre marchands ambulants et police ; à Banyuwangi, la semaine suivante, c’est l’augmentation du prix du riz qui déclenche pillage et destruction ; à Jember, deux jours plus tard, ce sont de jeunes mais nombreux motocyclistes qui attaquent des magasins, peut-être sans raison raisonnable ; à Kragan, le 26 janvier, c’est le prix du kérosène qui sert de prétexte ; mais à Donggala, le 1er février, c’est comme par dérision des prétextes musulmans, parce que le prix du brandy aurait aussi augmenté, qu’une foule de jeunes saccage ce qu’elle peut ; enfin, le 16 février, à Tegal, c’est parce que les étudiants auraient refusé de participer à une manifestation contre les autorités locales que celle-ci devient émeute ; et, de retour à Bandung, c’est maintenant des usagers des transports publics en grève qui s’émeuvent par le discours universel de l’émeute moderne : affrontements, pillages, destruction de marchandises.

Depuis l’émeute de Bandung le 5 janvier, qui peut être considérée comme un hors-d’œuvre assez épicé, à celle qui a peut-être été la plus dévastatrice, le 18 février, à Kendari, dans les Célèbes, mais dont on sait si peu, sauf ce respect craintif face à la dévastation exprimé par un témoin de journaliste, « il n’y a pas de magasin dont les vitrines soient intactes », comme la douceur du dessert, trente villes ont connu l’émeute, entre le 12 janvier et le 16 février. Fort peu de choses sont connues sur ce curieux mouvement, parce que l’information occidentale, qui en est le rapporteur unique, est restée bridée par deux limites. La première, déjà évoquée, est sa croyance aveugle dans un fait économique qui déterminerait les actes des humains ; la seconde, c’est que pour elle l’Indonésie s’arrête là où elle commence : à Jakarta. Tant qu’il n’y a pas d’émeute à Jakarta, c’est comme si on pète dans l’ascenseur qui mène à l’étage de la rédaction ; ça ne sent pas bon, c’est parfois un peu bruyant, mais ça ne changera pas le papier du jour.

L’information s’est donc contentée de thématiser ces rages si denses dans le temps et dans l’espace qu’elles ressemblent à des amoks collectifs. Tout d’abord, pour les journalistes, le contexte est une lutte entre le FMI, qui ici est considéré comme juste et raisonnable, et l’Etat indonésien, qui refuse de se plier à son diktat, avec d’autant plus de mauvaise foi que Suharto prend le risque face à sa propre population de s’humilier devant l’organisme international en lui promettant de céder sur toute la ligne, slurp, slurp, suçons le talon de la botte. Pure hypocrisie ! nous révèle l’information outrée dans l’une de ses poses préférées, l’indignation vertueuse. Car en Asie elle rejoue jusqu’à l’usure la farce pseudo-féministe, pseudo-laïque, pseudo-libérale, pseudo-démocratique inaugurée avec Cory Aquino (et poursuivie avec Benazir Bhutto, Aung San Suu Kyi, Chandrika Kumaratunga et quelques étudiantes chinoises) et soutient, à Jakarta, la trop placide et passive Megawati Sukarnoputri, donc le parti pris unilatéral de soutenir que c’est par pur népotisme que l’hypocrite dictateur refuse en fait d’appliquer les recettes imposées par le FMI parce que désirées par les Etats-Unis. Les atermoiements entre cette recette mal comprise par la vilaine oligarchie et la fermeté impuissante de l’officine à pognon provoqueraient nécessairement des émeutes. C’est irrémédiable. Quand l’économie bave on a des bavures. Les émeutes sont regrettables, mais pas très graves, et pour les faire cesser, eh bien l’Etat indonésien n’a qu’à obéir gentiment. Les émeutes n’ont que cette place-là dans le raisonnement, avant d’être oubliées lors d’un nouveau plongeon dans les spéculations sur les différences fondamentales entre la continuation du flottement de la roupie (alléluia, hosanna), ou la création d’un « currency board » qui indexerait son cours au dollar américain (vade retro satanas).

La thèse spécifique concernant les émeutes, et visant immédiatement à les discréditer, est qu’elles seraient « antichinoises ». La façon dont l’information présente ce racisme (« pogrom », lira-t-on dans ‘Libération’, où Caroline Puel s’est faite une propagandiste acharnée de l’ethnicisation) est la même que celle dont elle avait présenté le clivage en Bosnie et le néonazisme en Allemagne : horreur et infamie, mais par là délectable et prenant rang de problème central. L’information cherche à prouver que le régime soutient la sinophobie du pauvre peuple égaré et crédule (on relève par exemple des phrases sur des « fauteurs de troubles », venus d’ailleurs, ou l’on fait des supputations parce que tel général a fêté la fin du ramadan avec tels islamistes « radicaux »). Par là, l’abjecte ethnicisation des émeutes paraît bien abjecte, mais surtout d’autant plus véritable. Comme dans de nombreuses révoltes des dix dernières années, c’est l’information qui, en dénonçant un racisme, le produit. En effet, les cibles ont été les commerçants, qui sont à 75 % chinois : lorsque les émeutiers s’en sont pris à des commerçants chinois, l’information a laissé entendre qu’ils s’en prenaient à des commerçants chinois, si bien même que lorsqu’elle ne pouvait pas apposer le qualificatif chinois, il a été cru implicite. Et non seulement l’information (que d’articles de fond sur la communauté chinoise, sur son rôle de bouc émissaire traditionnel, etc.) a ainsi transformé une révolte contre des commerçants, qui organisaient apparemment des pénuries dans l’attente des hausses de prix, en une révolte contre un groupe ethnique, mais comme si souvent en pareil cas, à force de le répéter, il y a certainement eu, assez rapidement, des antichinois parmi les émeutiers. Nous savons que les mensonges de l’information un soir d’émeute deviennent parfois la réalité le lendemain. Et autant le gouvernement indonésien ressuscitera pour son public intérieur la vieille tarte à la crème d’émeutes organisées et préparées de l’extérieur, autant l’information occidentale soutiendra pour le public extérieur à l’Indonésie la thèse du « complot politique » antichinois, au moins toléré par ce gouvernement, qu’elle combat sournoisement, pour pallier la crise économique.

Puisqu’elles ne sont pas venues jusqu’à Jakarta, donc jusqu’aux informateurs occidentaux, les émeutes ont été très peu détaillées. Même si en janvier elles semblent être restées isolées (le 28, cependant, elles touchent au moins quatre localités) et géographiquement limitées à Java, elles semblent assez dissociées, quoiqu’il semble que de l’est de Java, au moins, une bande (de jeunes ? de motocyclistes ?) ait pu se déplacer d’une ville à l’autre (Kragan, Sarang, puis Sluke, voire Tuban et ses districts extérieurs) pour faire subir aux commerces la plus joyeuse des ires. Mais c’est bien le seul indice d’une non-spontanéité de ces révoltes locales, dont jamais aucune n’a duré plus de trois jours ; même l’Eyd-e Fetr, qui tombait le 23 janvier, n’a donné lieu à aucun débordement connu, ce qui ridiculise assez l’antisinisisme islamique.

Dès le 1er février, il y a des émeutes dans les Célèbes, le 6 sur Sumbawa, le 8 dans l’île de Florès, et le 13 à Sumatra, en plus de celles de Java. Là non plus, aucune concertation n’apparaît parmi les émeutiers. Mais les lieux et les dates se densifient. Ainsi, dans la première moitié de février, seuls les 4 et 5 et les 10 et 11 semblent avoir été des jours de manifestations qui n’ont pas atteint à l’émeute. Jusque-là, l’information est ambiguë sur l’action de la police et de l’armée. Les forces de l’ordre semblent en effet peu présentes, et d’une part on les accuse de laxisme complice (ce qui nourrit le prétendu complot antichinois du gouvernement), d’autre part on reconnaît leurs difficultés à être présentes dans les petites villes où les émeutes éclatent, à cause de leur très grande dispersion. Dès début février, un peu partout, des rumeurs d’émeute précèdent en effet l’événement, et rendent le contrôle d’autant plus difficile. Il est probable que les émeutiers aient profité de cette situation et que l’impunité apparente les ait enhardis.

Le déroulement des émeutes semble assez similaire : on attaque rapidement les commerces, dans le but de piller. Ces déprédations durent parfois très peu, parfois assez longtemps (entre une demi-heure et trois jours de suite). Mais le pillage ne semble pas avoir été le projet des émeutes, tant la destruction de commerces, de maisons et même de marchandises semble avoir été plus importante que le vol (à Losari, le 12 février, les émeutiers auraient même « interdit » le vol pour mieux détruire et incendier). Il s’agit apparemment d’une colère plus générale contre les commerçants dont on peut en effet penser qu’ils aient spéculé sur les hausses de prix en stockant en particulier les vivres.

Le 2 février est le jour où le mouvement s’intensifie : il y a des émeutes dans quatre villes en même temps, et l’impunité reste grande. L’Etat s’inquiète maintenant ouvertement du contrôle du mouvement. Le 7, les forces de sécurité se livrent à d’ostentatoires manœuvres antiémeutes dans Jakarta. A partir du 8 février, l’Etat commence à organiser des distributions de riz à prix cassé à Ende, où l’émeute continue cependant le lendemain et où il y a 1 mort. Le 12 est un tournant : Suharto, dans un discours télévisé (où il nomme notamment Wiranto chef des forces armées et Habibie colistier à sa candidature présidentielle), appelle armée et police à plus de sévérité contre les émeutiers. Pour le même jour, l’information relève bruyamment les 2 premiers morts, en oubliant, dans cette dramatisation, la victime de Ende.

Le 13, cependant, le mouvement s’étend dans six villes différentes. Le 14, la troupe ouvre le feu à Lombok, où il y a à nouveau 2 morts. Les émeutiers s’en prennent maintenant, en outre des magasins, et des églises chrétiennes (au scandale de l’information occidentale), aux responsables locaux de l’administration (grande inquiétude de l’Etat), sans doute à propos de leur gestion de l’approvisionnement. Le 16 février semble l’apogée du mouvement, puisque c’est dans sept villes de Sumatra, de Java et des Célèbes, de la grande Bandung à la petite ville de Tegal, en passant par des villes de cent mille habitants comme Cianjur et Kendari, que des émeutes sont rapportées, violentes, diversifiées et prenant de plus en plus pour cibles communes Etat et marchandises. Enfin, il y a cette dernière journée d’émeute dans la seule Kendari, qui a l’air d’avoir été très impressionnante, le 18 février.

Et tout d’un coup, plus rien. Aucune explication n’est donnée de cette fin soudaine et complète. Les informateurs occidentaux parlent encore du risque d’explosion sociale, des émeutes, de la peur des Chinois, deux semaines après la fin du mouvement, comme s’ils n’en avaient pas pris conscience, ou comme s’ils croyaient à une courte trêve. Après coup, une vague d’arrestations importante semble avoir retroussé les lieux traversés par la vague d’assaut. Mais celle-ci a disparu, au plus fort de son mouvement, sans répression criante à ce moment-là. Et lorsque les informateurs se sont rendu compte de la fin de cette vague, ils ont préféré l’oublier que la commenter, ce qui n’est pas très bon signe.

Comme 1849 à Paris avait été l’écho petit-bourgeois de 1848, comme la grève de 1995 en France avait été l’écho middleclass de la vague de révolte gueuse de 1988-1993, l’écho étudiant vient ponctuer la fin de cette vague d’émeutes. Dès le 19 février, lendemain de la dernière émeute connue, a lieu la première manifestation étudiante, pacifique. Les étudiants, représentants de cette tranche intermédiaire de la société, vont longtemps éviter l’affrontement, organisant des meetings de plus en plus nombreux, mais toujours pacifiques, à l’intérieur de leurs campus. Comme en Chine, en 1989, le régime va traiter fort différemment cette relève qui lui indique la nécessité d’une mue. Ce n’est qu’à partir de mi-mars (Suharto est réélu pour un septième mandat présidentiel le 10 par l’Assemblée consultative réunie en conclave depuis le premier jour du mois) que les étudiants sortent dans la rue et s’affrontent avec les services d’ordre de l’Etat. Mais le 18 avril, une délégation (plus tard désavouée) acceptera de rencontrer Tutut, la fille ministre du népote, et le général Wiranto, nouveau ministre de la Défense, qui avait appelé au dialogue avec cette opposition qui a fait si bien oublier les émeutes et les émeutiers, pour un temps.

 

(Texte de 2000.)

 


Editions Belles Emotions
Nouvelles de l'assemblée générale du genre humain – Pillage Précédent   Table des  matières   Suivant