1. Ce livre traite de ce qui est nouveau dans l’histoire, c’est-à-dire dans le négatif, entre la fin de la vague de révolte de 1988-1993 et 2002. Toutes les manifestations d’opposition à la société de la communication infinie n’ont pas été recensées. Une préférence a été établie en faveur de celles qui indiquent son dépassement.
Le premier chapitre, Pillage, concerne les deux grandes insurrections qui ont lieu entre 1995 et 2001 : la révolte en Albanie, en 1997, et la révolte en Indonésie, principalement dans la capitale, Jakarta, en 1998. Ces deux fronts ouverts, qui ont énormément pâti d’être si isolés, sont des dépassements de l’émeute moderne. Dans la confusion de ces soulèvements apparaît avec clarté l’idée de « grand pillage » ; et son origine dans l’émeute, mais aussi dans un monde où la marchandise s’est répandue jusque dans l’intolérable. Ces pillages sont modernes parce qu’ils sont bien plutôt un refus épidermique d’une dépossession collective qu’une volonté de possession individuelle et privative. Ce sont des attaques généralisées contre le tabou de la propriété privée, sous une forme que le monde n’avait pas encore connue. Ils participent du phénomène d’une critique nouvelle. Ils sont l’incendie de la matière première la plus inflammable ici et maintenant, la marchandise. Peut-être conviendra-t-il désormais de distinguer entre la marchandise paille, la première à atteindre, qui flambe et s’éteint, soudain, comme dans ces brefs événements, et la marchandise cœur de bûche, dont la consomption libère la parole.
Si le premier chapitre raconte et analyse les deux grandes insurrections de cette période, le deuxième chapitre, Troubles de la parole, présente deux événements encore plus confidentiels, et dont on peut supposer qu’ils ne sont isolés que parce que notre perception est obstruée par les fumées et le vacarme de l’information ennemie, résolue à parler d’autre chose. Ce sont deux tentatives de mise à plat du discours critique, si enlisé dans les compromissions avec l’ennemi et les rancœurs des défaites qu’aucun son articulé n’apparaît même en Albanie et à Jakarta. L’expérience de l’assemblée de Jussieu, en 1998, n’est qu’un constat sur le silence ambiant, mais ce qui est surprenant ici est que ce constat soit devenu nécessaire, et qu’il ait été fait. La dispute, encore plus confinée, que l’observatoire de téléologie a menée sur le debord of directors, de 1998 à 2001, est la présentation d’un projet sur le monde, à partir de la vague de révolte de l’époque qui venait de s’achever. Le rapport de ces deux événements à l’émeute moderne est indirect, et d’autres événements de ce type ont probablement existé à la même époque, ici ou ailleurs. Mais ils témoignent du besoin de la construction d’un discours, davantage échafaudé sur les faits négatifs dans le monde que sur les idéologies passées, même récentes.
Le troisième chapitre, Assemblées, explore deux événements qui ont commencé en 2001, et qui se présentent comme la synthèse des deux premiers chapitres : des révoltes ouvertes, des émeutes modernes, mais avec un dépassement qui aboutit à la tentative de discours public et historique. De l’insurrection en Algérie, cependant, on verra comment l’apparence de cette synthèse réussie a été trompeuse, pour les spectateurs à distance, principalement parce que le discours public qui est apparu est en contradiction fondamentale avec l’émeute qui l’a permis. D’une part, en effet, le mouvement d’assemblées et de délégation n’est pas issu de l’émeute et même largement construit contre elle, pour la contenir ; d’autre part, en partie sous la pression de cette nouvelle organisation d’ailleurs hiérarchique, le mouvement d’émeutes n’a pas réussi à s’élever au grand pillage ; enfin, ce mouvement est largement soutenu par la partie la plus middleclass de l’information dominante.
La révolte en Argentine, au contraire, a commencé par un grand pillage, une émeute devenue insurrection, et un dépassement en assemblées. Les défauts de ces assemblées ne manquent pas non plus, mais l’expérience qui s’est tenue à Buenos Aires principalement est la première à tenter un débat public sans intermédiaire, c’est-à-dire sans l’intermédiaire de l’Etat, de la marchandise, ni de l’information dominante. Le résultat n’a pas été à la hauteur de la situation ainsi créée ; mais pour peu qu’on remédie à ces faiblesses dans les expériences suivantes, l’analyse de ses faiblesses devrait permettre de comprendre comment pointer vers une assemblée générale du genre humain.
2. Aujourd’hui, en 2004, la suite de ce qu’il y avait de nouveau se fait encore attendre. Ceux qui ont commis ce livre attendaient mieux, mais il faut dire que la proximité de deux pics aussi importants que le mouvement en Algérie et celui en Argentine nous a abusés sur le rythme de la pensée qui les sous-tend, et qui est plus paresseuse, comme nous le sommes d’ailleurs nous-mêmes.
Les gueux d’Albanie et d’Indonésie ont durablement fissuré leur encadrement, mais cet encadrement s’est aussi reconstitué, tant bien que mal. Aux frontières de ces deux Etats, selon une vieille technique de gouvernement, des guerres ont été fomentées, des conflits qui, de notre point de vue, sont essentiellement policiers. Ainsi, la guerre menée au Kosovo était un piège plus idéologique que militaire pour les albanais, et les indépendantismes variés dans les marches de l’Indonésie (Timor, Aceh, etc.) avaient la même fonction : détourner les disputes principales, dissimuler le scandale de l’insurrection. Ces puissantes diversions ont en partie réussi. En partie seulement : de nombreuses émeutes agrémentent depuis les surfaces jadis si tristes et lisses de ces Etats, même si le dépassement de ces émeutes paraît aujourd’hui bien difficile, dans la perspective des émeutiers, qui ont laissé passer, en 1997-1998, une occasion capitale, où la surprise, la vivacité et l’élan étaient de leur côté.
L’assemblée de Jussieu n’a pas eu de lendemain, tout au moins à notre connaissance. L’observatoire de téléologie s’est dissous fin 2003. De ces deux sources de pensée, si différentes, il est encore trop tôt pour dire si elles avaient alors atteint et épuisé leurs nappes phréatiques, ou si leurs manifestations publiques dans la période écoulée n’étaient qu’une première ondée. Leur objet même, notamment pour l’observatoire de téléologie, nécessite une fertilisation plus longue et complexe que ne le voudraient la détermination et l’impatience de leurs auteurs : ils risquent d’être morts avant la récolte.
Alors qu’en Argentine l’expérience a été poussée jusqu’à l’épuisement qu’on y a déploré depuis, le front d’Algérie, entravé efficacement en 2001, a laissé presque intacte l’insatisfaction qui l’a causé. La dispute sourde et inavouée entre l’émeute et la représentation de l’émeute dans le « mouvement citoyen » continue maintenant, mais apparemment hors de Kabylie. Pendant la première moitié de 2004, l’Algérie est devenue le pays le plus émeutier du monde, et l’Interwilaya a été obligée de sortir de Kabylie pour rattraper, ventre à terre, cette débauche que l’information algérienne tente déjà de théoriser en « culture de l’émeute ».
Plusieurs autres grands mouvements de révolte ont eu lieu ces derniers mois. En Irak, l’arrivée de l’armée américaine et la chute de Saddam Hussein ont été saluées par un grand pillage, tout à fait exemplaire. Depuis, l’insurrection est péniblement contenue par les combats que se livrent l’armée d’occupation et les milices néo-islamiques. C’est là une confirmation de la division spectaculaire issue de la révolution en Iran, libéralisme contre néo-islam, comme dernier rempart contre un négatif si menaçant.
Deux autres insurrections méritent ici un prudent commentaire. Au Népal, depuis octobre 2002, un mouvement de révolte joyeux et profond s’est montré sans cesse aux prises avec un encadrement guérilleux à l’ancienne dans la province, maoïste comme le qualifie l’information dominante, et plus démoderniste dans la capitale et les principales villes. Et en Bolivie, une alliance de plusieurs catégories de populations, non sans rappeler la large assise sociale de l’insurrection argentine, a renversé un gouvernement, qui s’est défendu par les armes. Mais la révolte en Bolivie reste très encadrée par des syndicats et des politiciens, et l’on peut mesurer son degré de modernité dans le fait que l’arme principale de cette insurrection est le piquet de route. Ce sont là deux mouvements assez en retrait du débat public évité de justesse en Algérie, et instauré en Argentine ; on pourrait presque dire, s’il n’y avait pas dans une telle dénomination quelque chose de trop paradoxal, qu’il s’agit là de deux insurrections retardataires : en tant qu’insurrections, elles peuvent toujours ouvrir sur un véritable débat public, mais en tant qu’insurrections conduites et verrouillées par des ennemis de ce débat, elles y sont plutôt un frein. Elles restent cependant riches d’autres implications, à plus long terme : en Bolivie, par exemple, elle participe d’une effervescence générale de l’Amérique latine qui, de l’Argentine au Venezuela, en passant par la Colombie et le Pérou, où les habitants de la petite ville d’Ilave ont lynché leur maire parce que ce corrompu notoire refusait de démissionner, a esquissé une profonde division entre tous les pauvres anonymes et tous les pauvres non anonymes, bien dans la devise du temps argentin : « que se vayan todos ».
A quelques battements d’ailes au nord, en Haïti, les déchouqueurs d’il y a dix ans s’en sont pris au dictateur Aristide, ce curé de gauche profondément corrompu. L’insurrection qui l’a chassé a elle aussi abouti à un grand pillage caractérisé, puis s’est tue, plus proche en cela des révoltes albanaise et indonésienne que de celle en Argentine. Mais la partie est en cours, et il est assez plaisant de constater la difficulté de tous les Etats accourus en catastrophe pour interposer une police entre la plus épouvantable gueuserie et la terreur des marchands et des politiciens, qui n’osent pas encore, plusieurs mois après le pillage, garnir les étals, ni parader d’importance.
Turbulente et prometteuse, la jeunesse de ce début de siècle a commencé à oublier les défaites – et sans doute malheureusement aussi les raisons de ces défaites, du précédent. Ainsi, talonnant l’Algérie dans le titre d’Etat le plus émeutier – on trouve au début 2004 l’Iran, qui se dilate. D’autres régions commencent aussi à sentir monter une sourde ébullition. C’est certainement le cas, très obscur, du Nigeria, où les émeutes les plus modernes sont mélangées dans l’information à des massacres, plus conservateurs, et de l’Inde, dont les multiples affrontements locaux parviennent désormais à la publicité mondiale, même si l’information indienne essaie de les masquer par l’écho des sanglantes émeutes interethniques du Gujarat en 2002. Seul l’Etat chinois parvient encore à maintenir un black-out suspect sur l’insatisfaction de ses administrés, comme un couvercle dont la marmite arrive rapidement à ras bord. Car alors que la vieille Europe repue s’est quelque peu assoupie, même les Etats-Unis sont confrontés, au-delà de la guerre des gangs dans les ghettos, à une inquiétante montée de l’irrespect dans la jeunesse middleclass, qui commence à étendre de plus en plus souvent ses beuveries de campus jusque dans ces belles rues aux frêles vitrines protégées par quelques gros porcs lents et lourds.
Naggh
(Texte de 2004.)