II. De l’hypothèse à l’hypostase

 

 

 

 

1. Le besoin de certitude da la conscience

Je fais l’hypothèse que la conscience n’est pas essentiellement à caractériser comme la perception se prenant pour objet, mais comme l’hypothèse, en général, se prenant pour objet. Ce moment de retournement sur soi, la prise de conscience, cette division en soi, cet arrêt sur image des folles cavalcades superposées de l’hypothèse courant vers sa réalité, est le moment où l’hypothèse devient mémoire de ses contenus, mais, justement, où elle s’oublie elle-même.

Car l’hypothèse est d’abord la pensée sans fond, ce qui signifie sans repos, sans pôle fixe, mais aussi sans cause, sans raison. Or lorsque l’hypothèse, dans le jeu de miroir de sa propre absence de fond se voit elle-même, elle s’arrête comme Narcisse devant son image. Le saut qualitatif de l’hypothèse se prenant pour objet, conscience de soi, est en fait ce saut sur place, l’hypothèse déraille. Pour maintenir ensemble les deux parties de ce hoquet, la pensée a besoin de certitude. Elle abandonne la glorieuse incertitude de l’hypothèse. Elle abdique la souveraine et modeste légèreté de cet échafaudage du but. Elle oublie le provisoire et l’éphémère, cette insouciance créative de l’humain qu’on appelle le temps.

La certitude consiste d’abord à oublier que la pensée est hypothèse. Ce moment est bien connu, c’est le moment où la pensée devient thèse, ou, si l’on utilise un terme plus exact, constat. Le constat, en effet, regroupe dans un même mouvement la thèse et la synthèse, et sa dialectique comprend, comme son moteur, l’antithèse. Mais le moment de la certitude est d’abord moment de la thèse, en général, et le moment de la thèse en général n’est rien d’autre que l’oubli de soi de l’hypothèse.

La certitude n’est pas seulement un déraillement qui permet de se rassurer. Sa fonction principale est de supprimer du possible. Dans le projet, la certitude permet de choisir entre les hypothèses, le choix permet la décision, la décision permet l’action maîtrisée. La certitude est ainsi nécessaire à la pratique, parce que, dans la conscience, elle préfigure la réalité. La certitude, en effet, joue dans la conscience le même rôle que joue la réalité dans l’esprit : elle actualise ce qui est potentiel.

Le besoin de certitude est si impérieux parce qu’il est un plaisir : la certitude procure la satisfaction de finir. Mais c’est une satisfaction qui fait disparaître la possibilité de finir ce sur quoi repose la certitude. La certitude est une simulation de la réalité pour la conscience. C’est lorsque cette simulation trompe son public, lorsque la certitude se substitue à la réalité, que l’hypothèse disparaît, et même que la certitude apparaît comme but de l’hypothèse.

De la vérité à la raison, en passant par la conscience de soi, la certitude est le moment chez Hegel qui introduit chacun de ces passages : la conscience émerge de la perception, la conscience de soi de la conscience, et la raison de la conscience de soi. Selbstbewusstsein, conscience de soi, signifie aussi en allemand courant confiance de soi, certitude de soi. La certitude de soi est également l’aperception kantienne, et le « je pense donc je suis » de Descartes. La philosophie occidentale semble profondément labourée par cette acquisition de la certitude, qui a aussi donné lieu à de nombreux doutes, où la proposition devient affirmation. Cette ascendance du mouvement de la pensée de la perception à l’esprit désigne en effet l’individu comme étant au commencement de la pensée en général, et la généralité de la pensée comme élément même de la pensée est seulement parfois déduite, mais jamais considérée comme hypothèse de la totalité. Toute la philosophie classique a été confrontée aux litiges que soulèvent les tendances soit solipsistes, soit déistes, soit atomistes de cette dialectique. A aucun moment, en effet, cette philosophie dans son crépuscule n’a pu concevoir la conscience comme seulement un moment de la pensée générique, donc comme un résultat, non de la perception, non de Dieu, mais de l’ensemble de la pensée humaine hypothétique.

La conscience, cette hypothèse mise en doute au moins par le pragmatique William James, désigne, dans cette même philosophie allemande qui a théorisé notre connaissance, le moment de la particularité, de la détermination. A un individu correspond une conscience, à une conscience correspond un individu, si on veut bien laisser de côté les extrapolations qui prétendent à une conscience « collective », comme par exemple la « conscience de classe ». L’individu est une composante essentielle du mouvement de la pensée, et en effet l’individu est absolument indispensable à la pensée en tant que cette capacité à se prendre pour objet. Mais toute la philosophie occidentale fait de la conscience le récipient même de la pensée, de toute la pensée ; c’est d’ailleurs le plus sûr argument pour soutenir l’hypothèse comme quoi l’individu humain, dont on sait qu’il la réceptionne et la distribue, la dissèque et la compose, l’imprime et l’exprime, crée de la pensée, et même qu’il est le seul créateur de pensée. Mais si tout est hypothèse, il s’en faut de beaucoup que la pensée ne soit réduite à ce moment particulier qu’est la conscience, à travers l’enveloppe hypothétique qu’est l’individu, dont la principale particularité consiste justement à pouvoir prendre pour objet, opérer ce ralentissement de la pensée qu’est son dédoublement entre sujet et objet, entre pensée et chose, entre individu et genre.

C’est cette mise en opposition, thèse et antithèse, qui nécessite la certitude. La division implique le choix. Et le choix permet, voire exige, la vérification pratique. Pour dépasser ce dédoublement issu de l’hypothèse, la conscience a besoin de certitude. La première forme de cette certitude qu’elle façonne est la logique. La logique est la règle de l’enchaînement des pensées dans la conscience à un moment particulier de l’hypothèse. La logique est le mode de la certitude pour la conscience. Car la logique est la règle qui affirme la relation entre deux constats. Mais la logique n’est jamais la certitude de la pensée qu’à l’intérieur d’une hypothèse : contexte, présupposé, origine de la logique sont hypothétiques. La logique est une passerelle sûre entre deux hypothèses, ou entre les divisions d’une même hypothèse, mais qui est subordonnée à ces hypothèses. La logique a un but borné : vérifier la cohérence entre des règles établies à un moment particulier – et extrait de son contexte – de l’hypothèse.

La logique a des conséquences catastrophiques sur le mouvement de l’hypothèse de laquelle elle est extraite et abstraite, et ces conséquences ne semblent pas inhérentes à la nature de la logique même, mais à l’autonomisation ou au devenir spécialité de la logique qui peuvent culminer dans des fétichismes de la logique.

L’affirmation de la certitude a d’abord occulté l’hypothèse, perçue non comme sa condition, mais comme sa contradiction. Le mouvement est connu de tous : on pose une hypothèse ; sur cette hypothèse, on pose une autre hypothèse ; puis on pose une troisième hypothèse sur la seconde, tout à fait logiquement, par déduction par exemple. Mais à ce stade, on oublie que la première hypothèse est une hypothèse, et on la transforme en une certitude ; ce mouvement ne contrevient pas à la logique, qui ne porte que sur la relation entre les hypothèses, mais non sur leur certitude ; la logique se contente de garantir la certitude d’une hypothèse par rapport à une autre selon certaines règles : toute certitude est relative, ici à la logique. Le moment où l’hypothèse est oubliée en tant qu’hypothèse, où la certitude de la logique supprime (dans le sens « aufheben ») l’hypothèse, est le premier moment où l’hypothèse devient hypostase.

Aucun système logique, que ce soit la dialectique ou la logique formelle, n’est construit sur une certitude. La logique sert seulement, dans le cadre d’une hypothèse particulière, à donner de la cohérence à ses déterminations, à ses divisions. Toutes les prétentions de la logique, quelles qu’elles soient, à déterminer le sens, le but, le contenu de ce à quoi elle est appliquée, sont des usurpations ; j’utilise à dessein un terme de condamnation, parce que ces usurpations ont considérablement contribué à ralentir le flot de la pensée, dans sa joyeuse débauche hypothétique, depuis que les logiciens ont prétendu dire ce qui avait du sens ou n’en avait pas : la logique ne peut pas statuer sur le sens, elle ne peut statuer que sur la cohérence. Tous les logiciens, notamment ceux qui prétendaient à la philosophie, ont eu tendance à outrepasser la fonction uniquement formelle de la logique, et ont prétendu déduire de la logique au sens, au but ou au contenu de ce qu’elle traitait. Hegel, les néophénoménologues, et les néophilosophes analytiques du début du XXe siècle, en particulier, ont tenté d’hypostasier ainsi la logique.

Les trois formes de la certitude dans la pensée sont le croire, la logique et la réalité. Le croire est la forme de la certitude qui fait l’économie de la vérification ; elle est de même essence que la « certitude intuitive », que Kant appelait l’évidence. La logique est la forme éphémère et relative de la certitude, qui instaure la nécessité de la vérification, mais vérification théorique seulement, donc toujours insuffisante, toujours interrompue avant d’arriver à la certitude effective, comme l’avait vérifié le débat final du cercle de Vienne, dont les théoriciens ont échoué à atteindre la certitude absolue de la vérification théorique, à laquelle ils avaient cru, en hypostasiant la logique. La réalité est la forme définitive et absolue de la certitude. On peut voir la réalité comme l’unité dialectique de la certitude intuitive et de la certitude logique, car elle est vérifiée, pratiquement, mais cette vérification pratique est elle-même invérifiable. La réalité, de la sorte, échappe à la certitude pensée, dont elle est à la fois la vérité et le tombeau, le mirage et la hantise.

La logique – cette certitude de la conscience – dépend toujours des hypothèses qui la rendent nécessaire. Une des formes les plus courantes de l’hypostase est de rendre absolue la logique, en installant la logique comme commencement, et plus généralement comme base solide au cœur de ce qui est incertain. La réalité est certes la forme absolue de la certitude, mais elle est seulement contingente, et elle est aussi évanescente. De sorte que la réalité n’offre pas de prise à la construction sûre et solide ; elle est plutôt ce qui mine et ce qui nie toute la pensée, car elle est son but. La réalité est ce qui révèle, négativement, le caractère borné et limité de la logique, en particulier en anéantissant l’hypothèse, y compris sa relativité. Mais ce qui s’anéantit ne se saisit pas : de la réalité nous n’avons que la trace, il est vrai omniprésente, mais il est vrai aussi, insaisissable.

C’est pourquoi de la réalité nous n’avons aucune certitude mais seulement l’hypothèse. 

 

2. La certitude devient la vérité apodictique de la conscience et soumet la conscience

Le mouvement de la conscience commence par la substitution de l’hypothèse par la certitude. L’affirmation de la certitude comme commencement – de la conscience, donc de la pensée, chez Hegel, de l’aperception chez Kant, ou du « je pense donc je suis » chez Descartes – n’est pas un travers seulement de la philosophie conscientocentrique ; c’est également la position de toutes les sciences. C’est d’une base solide et sûre qu’on s’élève, que ce soit par la déduction dans l’idéalisme classique, ou par l’induction dans l’empirisme classique, aux profondeurs ou aux cimes de l’absolu et de l’infini, cimetière de toute preuve et de toute vérification. Et de la certitude, la pensée conscientocentrique ne va pas à l’hypothèse, car la certitude est justement la fin de l’hypothèse, la preuve, la présupposition d’une vérification accomplie ; si, toutefois, à partir de la certitude cette pensée construit une hypothèse destinée à rester dans ce rôle jugé inférieur, c’est d’abord pour confirmer et glorifier la certitude qui s’étend ainsi, généreusement, dans les marécages nauséeux du doute comme la civilisation chez les barbares. Car la conscience oppose la bonne certitude au mauvais doute, et amalgame le doute à tout ce qui n’est pas certitude. Ainsi, dans ce mouvement d’aliénation caractérisée, l’hypothèse est attribuée à l’empire du doute. Rappelons que l’hypothèse, qui n’est pas certitude, n’est pas non plus doute. Elle peut être engagement déterminé ; elle peut être ouverture de front, aventure, offre de jeu ; elle peut être projet et, plus généralement, tout ce qui tient de la proposition et qui peut donc être accepté ou rejeté. Dans tous les cas, l’hypothèse est l’indication d’une vérification pratique, et donc d’un but.

La critique de la substitution de l’hypothèse par la certitude est une critique de la pensée dominante. C’est sur la certitude, opposée au flot ni sûr ni douteux de l’hypothèse, que la philosophie grecque se dégage de l’hypothèse. La réflexion sur elle-même entraîne cette certitude : position et négation sont des formalisations d’une pensée qui sait s’arrêter sur elle-même, quitte à perdre le fil de l’accomplissement. La philosophie grecque, qu’on admire pour avoir manifesté cette capacité de dédoublement, mérite à tout aussi juste titre d’être attaquée en tant que première tentative systémique de la pensée dominante. Dans la volonté de privilégier la certitude suffisante à l’hypothèse insuffisante, d’opérer ce ralentissement narcissique de la pensée, il y a l’assurance conservatrice et la pusillanimité gestionnaire de ceux qui n’ont pas intérêt à pousser le mouvement du monde vers son extrémité. Dans le mouvement de dédoublement de la pensée, positif et négatif, bon et mauvais, la certitude devient le refuge de la perte du but.

La philosophie moderne, ou classique, est un surenchérissement de cette certitude affirmée. C’est en effet la consécration thématisée et fétichisée de la conscience. Le conscientocentrisme occidental, dont l’efficacité et les ravages, souvent fertiles, semblent à peine en train de commencer leur ralentissement, est le point de vue de la domination actuelle. Cette philosophie installe la prééminence de la conscience, et c’est à partir de la conscience seulement que peut être perçue la totalité, tant que la conscience est la seule chose sûre. Car la chose sûre contre tout ce qui est non sûr s’est établie, entre-temps, comme nécessité, elle-même certifiée sûre, pour comprendre et entreprendre, pour savoir et pour décider. Ce n’est pas seulement le raisonnement, c’est également la conscience, la vie et l’humanité qui deviennent apodictiques. La science, sous toutes les formes qu’elle revêt depuis son essor moderne, est devenue cette ferme crispation autour et à partir du noyau sûr.

La connaissance, perçue comme le milieu des principaux courants de pensée depuis la Renaissance, est devenue une expression particulière de cette pensée conscientocentrique construite sur la certitude. La connaissance est l’une des façons privilégiées de la conscience de délimiter le territoire de la certitude. La fonction même de la connaissance est de fournir, dans le débat et dans l’action subséquente, une base solide et sûre. La connaissance est devenue ainsi une sorte de substrat, solide et sûr, dans la pensée même. C’est parce qu’elle offre cette apparence solide et sûre que notre société entretient un culte de la connaissance, que les Erkenntnistheorie des philosophies et idées dominantes ont célébré et célèbrent avec cette inquiétude dévote qui sait si bien se tourner en autoritarisme lorsqu’elle est attaquée ; mais cette base solide et sûre n’est qu’une apparence qui procède de l’oubli de l’hypothèse sur la connaissance elle-même, sur ses contenus aussi bien que sur son action. La certitude ainsi prêtée à la connaissance permet de fonder des hiérarchies entre les participants au débat qui stratifient la société. Car si la connaissance contrebalance la force, elle usurpe aussi dès qu’elle se présente en certitude.

Sans remettre en cause la certitude de la connaissance, la perspective de la connaissance tracée par Hegel, en tant que mouvement pratique de l’idée, en rappelle le caractère hypothétique pour peu qu’on n’adhère pas à la dialectique. Car c’est alors cette connaissance, comme accident qui arrive au monde, qui apparaît comme une hypothèse, certes hardie, mais dont le caractère systématique se heurte à l’expérience. De même, la sélectivité de la mémoire, et en particulier de la mémoire dite collective, remet en lumière les choix et l’arbitraire de la connaissance ; et l’expérience incommunicable, qu’elle soit individuelle ou collective, en critique de la communication comme principe du monde, permet à son tour de retrouver l’idée même de la connaissance comme une hypothèse dont la cohérence reste problématique.

La critique de l’idéalisme n’a qu’accentué cette installation du conscientocentrisme. Il s’est agi ici, sous couvert de critique de la conscience, d’exporter la certitude de la conscience dans les choses. La certitude des choses montre une conscience plus friable, moins sûre, et qui doit s’élever désormais à la certitude des choses. La certitude, dans les différents matérialismes qui ont succédé à Hegel, n’est donc plus un moment nécessaire et périlleux, parce que chargé d’oubli, de la conscience se prenant pour objet, mais c’est la conscience, rabaissée à la hauteur d’un faire-valoir des choses, qui devient une sorte d’exigence de la certitude. C’est un renversement qui, à sa manière, reflète le monde où il a lieu : la confiance, la certitude de la certitude, n’est plus laissée à la conscience, cette pensée instable aux rivages fluctuants et aux marées violentes, elle est transférée dans le coffre-fort des choses, et de l’objectivité. Dans ce système de domination que nous connaissons si bien, ce n’est plus l’individu humain qui est le dépositaire de la certitude de la pensée, mais ce sont les objets désignés par l’humain comme choses. Il en résulte cette déresponsabilisation sur la nature de la pensée, devenue patate chaude : dans cette façon de voir, la pensée est rejetée dans l’insaisissable ailleurs, soit dans l’individu soit dans les choses, qui restent cependant les indépassables certitudes de cette zone de la non-certitude élargie. Ce moment de la pensée dominante est celui où la conscience se sépare de l’esprit : la pensée est réduite à la conscience comme l’artichaut à son cœur –, et tout ce qui est attribuable à l’esprit est chosifié. Le dualisme cartésien, prolongé dans le matérialisme, gonfle un peu la conscience, et agrandit immensément la nature. L’essentiel des tentatives de dépassement de ce dualisme sont des annexions locales entreprises par la conscience dans la nature. La conscience, qui demeure le siège étroit de ces tentatives mêmes, peut même alors être niée : elle est elle-même une sorte de nature objective, et plus souvent rien, courant d’air, illusion, pureté, c’est-à-dire vide invérifiable. Le défaut de certitude, si manifeste dans la conscience, l’a fait se répudier elle-même. Dans ce dédoublement, où la certitude thésaurisée a supplanté la recherche de l’accomplissement, la conscience exile la pensée, donc soi-même, dans les choses, mais en refusant de s’y reconnaître. Par un retournement qui serait drôle si on pouvait le dégager de sa dimension tragique, c’est cette forme d’aliénation qui a le plus alarmé les scientifiques.

La téléologie moderne, au contraire de la pensée conscientocentrique, part de l’hypothèse. Cette hypothèse découvre, au cours de son mouvement, la certitude, mais sans jamais que la certitude ne puisse faire oublier l’hypothèse à laquelle elle est subordonnée. La certitude, dans la téléologie moderne, est un lien entre des hypothèses, ou un lien interne à l’hypothèse. Seule la fin d’une pensée met la pensée hors de l’hypothèse ; mais cette fin n’est pas un dédoublement de la pensée, comme la conscience, n’est pas un oubli ou une répudiation, comme l’aliénation, et elle ne peut être qu’un objet extérieur et abstrait de la conscience car cette fin ne peut être constatée ; je fais seulement l’hypothèse que cette hypothèse est mémorisée dans l’esprit, et dans l’esprit seulement. En ce sens on peut dire que la fin d’une pensée, comme justement ce qui ne peut pas être pensé dans la continuité de cette pensée, est elle aussi hypothétique.

L’hypothèse, au sens téléologique, n’est ni doute ni certitude, parce qu’elle est douée de cette qualité qu’on appelle l’irréversible, que le dédoublement de la conscience tente d’épargner à la pensée. Non que l’hypothèse ne soit pas réversible, dans le sens qu’on ne pourrait pas constater qu’une autre hypothèse serait plus adéquate à son but ; mais si ce que l’hypothèse fait au monde – donc à la pensée en entier – est sans certitude ni doute, elle le transforme, et même le fonde. L’hypothèse seule projette le résultat ; l’exécution du projet du résultat est l’irréversible de l’hypothèse. Fluide et continue, elle contient la conscience, la certitude et le doute comme des moments, elle affleure et disparaît aux regards des humains, parce qu’elle est toute l’humanité elle-même, beaucoup trop de pensée pour une conscience, beaucoup trop de fluidité et de continuité pour s’arrêter en entier à l’arrêt momentané d’une certitude. Elle a, contre la conscience, toute la qualité de l’esprit étrangère à la conscience : l’unicité, l’universalité. Cette hypothèse a une fin. Mais cette fin se vérifie pratiquement, c’est-à-dire sans constat. La fin de l’hypothèse, au sens téléologique, est unique et irréversible. 

 

3. La réalité comme matérialisation de la certitude

La pensée occidentale s’est dotée, dans son arsenal conceptuel, d’une base sûre pour soutenir la certitude, la réalité. L’analyse de la réalité que je propose ici est complexe, parce qu’elle se développe selon deux lignes fort contrastées, mais qui se croisent parfois : la réalité telle qu’elle est comprise aujourd’hui dans la pensée dominante, et la réalité telle qu’elle est comprise par la téléologie moderne.

Etymologiquement, la réalité procède de la chose. Le mot est une tentative pour décrire l’essence de la chose. Très vite, cependant, est apparue une ligne de partage dans cette tentative : est-ce que cet approfondissement peut remettre en cause la chose elle-même ? Cette ligne est celle qui partage la pensée dominante de la téléologie.

Pour la pensée dominante et pour la téléologie, la réalité est effectivement certitude sur la chose. Mais dans la pensée dominante, cette certitude effective est posée comme un donné. Dans la pensée conscientocentrique, le donné est une détermination de la certitude puisque la vérification théorique, la vérification par la conscience ne suffit qu’en apparence et n’apporte que des certitudes logiques, c’est-à-dire des certitudes par rapport aux règles hypothétiques. Le donné est une façon de supprimer l’hypothèse : ce qui ne se discute pas, ce qui ne souffre pas le doute. Mais le donné est aussi l’arbitraire, la borne étroite du possible. Il y a encore, dans le donné, une faiblesse plus grande : c’est que le donné est nécessairement un préalable. Dans la mesure où la réalité, essence de la chose, devient le donné générique, la réalité devient un préalable ; et la chose qui est le préalable de la réalité devient le préalable du préalable. Avec la réalité comme préalable, l’hypothèse n’est plus mise entre parenthèses, mais niée, repoussée hors de ce qui est. C’est le moment où la conscience de la conscience supprime ce dont elle est le moment. En d’autres termes : la création de la réalité, que la conscience pose comme un donné, devient, dans la pensée dominante, le rabaissement, l’occultation et la négation de l’hypothèse.

Dans la pensée occidentale, la réalité correspond à plusieurs critères fondamentaux. Le premier critère de la réalité est que la réalité est la certitude. Tout ce qui est certain n’est pas réel, mais tout ce qui est réel est certain. La réalité apparaît dès lors comme une transposition concrète de la certitude, une sorte de dépôt de certitude, hors même de la conscience : ce qui précède la conscience était l’hypothèse ; dans la philosophie conscientocentrique l’hypothèse est supprimée, et ce qui précède désormais la conscience est la certitude et sa transposition en tout ce qu’on voudra, matière, substance, pensée, qu’on appelle la réalité. Cette réalité est d’emblée universelle, et par elle la certitude peut également devenir universelle.

Une caractéristique tout aussi essentielle, mais beaucoup moins mise en avant, de la réalité est l’irréversible : si on peut faire de la réalité (rendre réel ce qui n’est que possible), on ne peut pas, en revanche, priver de réalité ce qui en a. Il y a quelque chose de décisif dans la réalité, qui est éminemment utile à la pensée, qui a développé une autre caractéristique de la notion de réalité : la réalité est ce qui est indiscutable, c’est-à-dire ce dont le possible ne se discute plus, et pourtant incontournable, c’est-à-dire ce à quoi la confrontation est inévitable. Irréversible et indiscutable : la certitude ne saurait être mieux caractérisée.

C’est sur ces deux caractéristiques que la téléologie moderne s’accorde avec la pensée dominante : la réalité est la forme, irréversible et indiscutable, de la certitude. Mais comme il n’y a pas de réalité qui ne serait pas faite par l’humain, la réalité ne saurait être aucun donné. Ce qu’on appelle donné n’est que le point où s’arrête toute vérification théorique, où la conscience trouve ses expédients, souvent métaphysiques, pour justifier la non-poursuite de la vérification théorique. Le donné est en vérité un résultat théorique, mais un résultat qu’on renonce à vérifier pratiquement. Le donné est l’archétype de la résignation.

Dans la téléologie, la réalité n’est que résultat pratique, et pour l’instant je fais l’hypothèse que la réalité est à la fois résultat partiel et résultat général, c’est-à-dire que la réalité est fin d’une pensée, et fin de la pensée.

Alors que l’hypothèse n’est irréversible que par rapport au contexte qu’elle modifie, et qu’elle peut être retirée partiellement ou en entier, la réalité ne peut pas être retirée. Elle est toujours irréversible, au point que si « irréversible » n’avait pas une connotation aussi temporelle, réalité pourrait être un synonyme d’irréversible.

Faussement, la pensée dominante de notre temps affirme que la réalité peut être changée. C’est là une confusion conceptuelle. On peut réaliser, faire de la réalité, mais on ne peut pas changer la réalité, pour la bonne raison que la réalité n’est pas une matière, une substance, ou quelque chose qui s’étend ou qui aurait une continuité. La réalité ne dépend ni de l’espace ni du temps. C’est plutôt l’inverse : l’espace et le temps sont modifiés selon la réalité telle que l’humain la produit dans le mouvement de l’esprit.

Là où elle est devenue l’expression de cette certitude qui est l’oubli de l’hypothèse dans la conscience, il a paru logique que la réalité soit un commencement. Cette certitude initiale raconte seulement le schème chronologique qui domine aujourd’hui. Tant que l’origine est crue au commencement, une telle hypothèse n’est pas illogique. Mais l’hypothèse inverse, comme quoi la certitude irréversible qu’on appelle réalité se situe chronologiquement à la fin, qu’elle est le résultat de l’activité et non son point de départ, n’est pas davantage illogique. Cette hypothèse, cependant, ne semble pas encore avoir cours. La réalité, depuis que la philosophie occidentale en a découvert la problématique, s’est transformée en un donné – donc quelque chose qui, fondamentalement, ne se discute en rien –, ce donné s’est transformé en une chose en soi (grâce à Kant) – donc quelque chose d’extérieur à la pensée, qui lui est opposé, étranger et qui lui échappe –, et cet indiscutable référent est devenu l’ensemble des objets de notre perception, plus l’ensemble de ce qui existerait, mais hors de notre perception. Il faut rappeler cependant que nous rencontrons ici des problèmes terminologiques spécifiques : « exister », par exemple, est défini en fonction de « réalité », et réciproquement. Les deux termes se ménagent, au fil des modifications et des usages de l’un ou de l’autre, des significations qui s’emboîtent. Là encore, la prudence qui manque considérablement dans tout l’usage de la langue, l’hypothèse, fait cruellement défaut.

Dans le dédoublement de la conscience qui cherche, à travers son déraillement dualiste, à substituer la certitude à l’hypothèse, la réalité a une autre fonction : elle constitue un pôle objectif de la certitude. Alors que la certitude subjective reste à la conscience, souvent augmentée de la volonté, la réalité devient le canon de la certitude objective. De là, cette réalité ainsi caractérisée devient également une preuve de vérité, et de vérité objective. La réalité constitue maintenant d’abord la vérité d’un monde extérieur et, comme l’humanité l’expérimente depuis l’effondrement de Dieu, ce monde extérieur est souvent cru fondateur de la conscience elle-même. Par cette série d’hypostases, on peut aller jusqu’à prétendre prouver que la réalité est donnée.

La substantialisation de la réalité trouve un soutien dans l’étymologie : réalité vient de « res », chose. L’argument étymologique est un des plus populaires, mais aussi un des moins solides. La première objection est que les termes dont vient le mot – ici, « chose » – changent, car leur adaptation aux divisions de la pensée change. La deuxième est que le sens n’est pas égal à son étymologie, donc que le mot dévié devrait se distinguer d’abord par ce qui le différencie, et non par ce qui l’identifie à son étymologie.

Le développement de ce qu’est une chose a concouru à augmenter l’importance accordée à la réalité. D’abord, le nombre de choses a augmenté considérablement, même depuis la théorie de la chosification de Lukács. Dans le cours de ce mouvement le fétichisme de la chose a aussi entraîné une métaphysique de la chose, et par conséquent de la réalité. La philosophie occidentale a ainsi créé des « choses en soi », et des « choses mêmes », qui ont permis d’étendre la réalité à l’infini. Ceci, ajouté au mariage du bon sens et de l’étymologie, confirme la réalité dans les rôles chimériques de référent de l’expérience, de la substance, ou de la matière. Cet extérieur, qui nous est sensible, mais qui peut être en soi, voire pour soi, est doté d’une dimension spatiale qui peut remplir, pourquoi pas, tout l’espace, et d’une position dans le temps qui peut remplir, pourquoi pas, tout le temps. Les objets réels sont désormais pensés comme des grandeurs, et peut-être même comme des espaces-temps. Certaines choses, cependant, sont censées être réelles, d’autres non, et ces exclusions varient selon les idéologies. Le terme réalité, qui est essentiellement l’expression de la certitude et de l’irréversible, a fini par désigner, par attachement dévot à l’étymologie et par hypothèses hypostasiées successives sur la chose, le monde des choses, le plus souvent le monde des choses concrètes, le monde des choses sensibles, le monde des choses en dur.

L’atomisme, dans toutes ses variantes épistémologiques, s’est perdu dans la recherche de la réalité de base, celle qui serait justement universelle, parce qu’on la retrouverait en toute chose. L’atomisme est l’extrême variation de cette hypostase sur l’essence des choses. C’est parce qu’il y a une certitude, que cette certitude est irréversible, qu’elle constituerait la base de toute expérience, qu’il faudrait désormais découvrir un noyau irréductible de cette certitude, de cette réalité. L’atome de quoi que ce soit est un élément spatio-temporel, censé être indiscutable, et même indestructible, mais non irréversible. Depuis le discrédit, que j’espère définitif, de l’hypothèse de Dieu, aucun objet de cette sorte n’a été trouvé, si ce n’est dans le croire ; malheureusement, il s’agit là d’un croire que philosophes et scientifiques ont réussi à inculquer aux dilettantes et même aux ignares de notre temps. Cette croyance en la prédominance de la certitude et par conséquent en une réalité donnée est ce qui a associé les religieux, les positivistes et les dialecticiens dans la déconsidération du scepticisme.

La réalité, ainsi chargée de représentations, est devenue un concept très élargi. Des choses sont crues réelles, des états de fait sont crus réels, des abstractions sont crues réelles, ce qui signifie simplement que ces choses, ces états de fait et ces abstractions seraient constitués de la substance censée être indiscutable, et même indestructible, mais non irréversible ; et le mode d’attribution de la réalité à une chose ou à un état de fait est plus proche de l’évidence, qui est toujours le reflet de la résultante des croyances en un ici et maintenant particulier, que de toute procédure vérifiée théoriquement.

Il faut ici réaffirmer que la réalité est dans les choses, dans les états de fait et même dans les abstractions, comme le soutient la pensée dominante, mais en tant que trace, pas de manière concrète et même saisissable ; et que la réalité n’a ni temps ni espace. On peut, dans le temps ou dans l’espace, situer un fait réalisé avec à peu près autant de précision qu’une « particule élémentaire », mais ce moment est lui-même une convention de l’esprit, utilisée par la conscience comme s’il s’agissait d’une certitude. La réalité est devenue un refuge de tout ce que la pensée dominante conscientocentrique veut soustraire à l’hypothèse. Ce sont des choses, des états de fait, mais aussi des individus, et même des idées qui sont devenus soi-disant réels.

Avec la pensée dominante, la téléologie partage également l’idée que la réalité est vérité ; mais elle entend par là quelque chose de tout à fait différent que la pensée dominante. La réalité n’est vérité que de l’hypothèse, qu’elle peut rendre vraie, et dissoudre en tant qu’hypothèse. La vérité, en aucun cas, ne saurait être un donné : toute vérité donnée est une hypothèse non vérifiée, donc pas encore vraie, donc pas une vérité. La vérité, au contraire, est un résultat. La réalité est vérité en ce sens qu’elle vérifie l’hypothèse, que ce soit dans sa réfutation – donc négativement, en montrant qu’elle est fausse – ou dans l’accomplissement qui l’anéantit.

Dans l’hypothèse téléologique, la réalité est un moment de la pensée, mais un moment particulier : c’est celui de la fin de la pensée. Temps et espace, substance ou matière, sont des catégories de la pensée, des hypothèses sur la pensée. Ils ne sont donc pas dans la réalité, qui est justement le moment où la pensée cesse. Le moment où la pensée cesse, en revanche, est une certitude. C’est même la seule certitude irréversible de la pensée, c’est le moment de sa catastrophe ou de sa complétude. C’est un moment insaisissable, parce que nous, humains, ne savons saisir que par la pensée, et la réalité est précisément l’arrêt de la pensée. Toute chose, cependant, est pensée, affirmons-nous selon notre hypothèse. C’est pourquoi aucune chose n’est réelle : au moment où quelque chose atteint la réalité, elle cesse d’être chose.

La réalité dans la pensée dominante conservatrice s’est donc érigée en concept selon Hegel. Elle est en et pour soi. Elle est le domaine du donné, de l’indiscutable, de l’invérifiable, de la pérennité, de l’infini. La réalité, qui est elle-même encore une hypothèse, apparaît comme la première preuve contre le fait que tout soit une hypothèse : tout, dans la façon de penser dominante, en effet, est réalité, certitude, quelque chose qu’on ne peut plus mettre en cause, quelque chose qu’on ne peut plus finir. Et il faut reconnaître que cette conception, qui permet l’arbitraire et le conservatisme le plus borné, est encore davantage exempte de doute chez les ignares que chez les dilettantes et spécialistes qui prétendent réfléchir à cette question, mais qui peuvent ensevelir leurs doutes dans le fait que le doute est leur métier. La réalité, ainsi figurée, a donc acquis rang de puissance indépendante, supra-humaine et démiurgique. Cet hybride réceptacle de préjugés a repris, pour le compte des sciences positives, les prérogatives des dieux. C’est par rapport à cette hypertrophie invraisemblable que le XXe siècle a également vu surgir des hyperréalismes et des surréalismes, qui sont des fuites devant ce gigantesque fantôme, construit par des couches successives de résignation autoritaire, c’est-à-dire d’hypostase.

Ce que la pensée dominante dans notre société appelle réalité n’est que la tentative de poser de la certitude au commencement, d’imposer des préalables indiscutables, des présupposés non vérifiés, des a priori. La conception courante de la réalité est, dans son indétermination (car très peu de notions sont aussi mal définies, et aussi peu délimitées que celle de réalité : chaque humain sait, pour ainsi dire intuitivement, ce qu’est la réalité de la pensée dominante, mais personne n’est capable de la définir, et encore moins, bien sûr, de la décrire en entier, c’est-à-dire dans son ensemble), un dépotoir. Et ce dépotoir est un ouvrage défensif qui a pour fonction d’empêcher l’humanité d’aller vers son dénouement, c’est-à-dire d’aller vers le dénouement de l’hypothèse qu’est la pensée, c’est-à-dire d’aller vers l’accomplissement de la totalité. 

 

4. Ce que devient l’hypothèse dans la pensée conscientocentrique

Avec une telle réalité, l’hypothèse, qui était notre départ, est perdue. Perdue au sens d’égarée, oubliée, noyée, mais perdue aussi au sens d’aliénée, devenue autre, ayant transformé son essence. Dans la certitude de la réalité comme donné, l’hypothèse de la totalité disparaît complètement. La réalité se substitue à l’hypothèse, comme élément, substance, vérité. L’hypothèse à son tour change de perspective.

Ainsi, l’hypothèse a donc été réduite à une fonction très secondaire. Elle sert d’échafaudage à théorie, et son caractère provisoire doit toujours nous rappeler qu’elle doit disparaître. Non en faveur d’une hypothèse plus large, ou d’une réalisation, mais au profit d’une certitude qui peut s’installer durablement dans le temps et dans l’espace. La conscience est devenue exigence de la certitude et marginalisation et élimination de l’hypothèse. Depuis la philosophie classique, aucune abstraction utile, c’est-à-dire mise à contribution pour la construction d’un projet, n’est plus mise en hypothèse. L’exigence de certitude, l’affirmation, est postulée comme la base indispensable du discours. De sorte que même la totalité ne peut plus être envisagée en tant qu’hypothèse.

Une fois que la conscience a installé la certitude en réalité, elle en fait la condition sine qua non de la vérité. De cette dérive crispée et pusillanime naît la conception actuelle, fort petite-bourgeoise, de ce qu’est l’hypothèse, qui devient une « arme en plomb », uniquement défensive dans la polémique, comme l’a fort bien résumé Kant :

« Pour que l’imagination ne rêve pas, en quelque sorte, mais qu’elle imagine [s’exerce utilement], sous la sévère surveillance de la raison, il faut qu’elle s’appuie toujours sur quelque chose qui soit parfaitement certain et qui ne soit pas à son tour imaginaire ou de pure opinion, et ce quelque chose est la possibilité de l’objet même. Alors il est bien permis de recourir à l’opinion touchant la réalité de cet objet ; mais cette opinion, pour n’être pas sans fondement, doit être rattachée, comme principe d’explication, à ce qui est réellement donné et à ce qui par conséquent est certain, et alors elle s’appelle une hypothèse. »

La dernière phrase, en particulier, résume bien l’attitude générale par rapport à l’hypothèse aujourd’hui : elle doit être rattachée « à ce qui est réellement donné, et à ce qui par conséquent est certain ». L’identité entre le donné – le réellement donné – et la certitude est bien affirmée, et l’hypothèse doit rester sévèrement surveillée, sous la surveillance de la raison.

L’hypothèse téléologique comme quoi la totalité est hypothèse, en revanche, affirme l’absence de donné, réfute qu’un donné puisse l’être réellement, et circonscrit la certitude à un moment particulier, qui a justement pour fonction d’extraire provisoirement la particularité du flot de l’hypothèse. La certitude, au contraire, est subalterne, sous le joug de l’hypothèse, même si ce joug ne constitue qu’un éventail du possible dans le flot impérieux de la pensée dans son ensemble. Mais l’hypothèse téléologique s’oppose formellement aux prétentions à un renversement complet de la totalité en certitude et à l’instauration d’une police de cette certitude au détriment de l’hypothèse.

Ce n’est pas l’hypothèse qui est une passerelle entre deux certitudes, mais au contraire la certitude qui est une passerelle entre deux hypothèses. 

 

5. Hypostase : définitions courantes

Un rapide tour d’horizon des définitions courantes du terme « hypostase » montre une grande disparité des interprétations. Voici un mot dont le sens n’est pas encore fixé :

Dans Le Robert, on trouve un sens théologique en sandwich entre un sens médical et un sens grammatical.

I♦ Méd. Accumulation de sang dans les parties déclives (basses) du poumon (le plus souvent, complication d’une insuffisance cardiaque).
II♦ (1541) Théol., philos. Substance, et spécialt. Chacune des trois personnes de la Trinité en tant que substantiellement distincte des deux autres. La doctrine « qui devait faire [de Jésus] une hypostase divine » (Renan). — Adj. HYPOSTATIQUE, 1474.
III♦ Ling. Substitution d’une catégorie grammaticale à une autre (adjectif employé en fonction de substantif, etc.).

Larousse et Trésor de la langue française font également ressortir le sens médical, le sens grammatical et le sens théologique.

Pour Hachette, hypostase signifie « Sujet réellement existant, substance ».

Alors que Wikipédia ne consacre pour l’heure aucun développement à hypostase, le « Wiktionnaire » vers lequel Wikipédia renvoie propose quatre sens sommaires, et une étymologie :

hypostase /i.pכֿs.taz/ féminin

1. La Trinité non comme un tout mais comme trois parties distinctes.
2. Individu au sens moral.
3. Abstraction inexactement déterminée comme une réalité.
4. Erreur résidant dans le fait d’hisser une ou des réalités à un niveau absolu alors que celles-ci ne sont que relatives.

Du grec ύπόστασις hupostasis « support, fondement ». De ύπό hupo « sous » et στασις stasis « action de fixer ». Introduit par Plotin et par les autres écrivains chrétiens de son temps pour le premier sens. A donné en latin substancia qui donnera substance en français.

Procédons par élimination. Le sens médical, cas typique d’un détournement de mot par une spécialité, ne semble pas ou plus relié aux autres sens. Le sens 2 du Wiktionnaire, « Individu au sens moral », n’est mentionné que là, et semble donc au moins très marginal. Le sens grammatical, qui est lui aussi un sens accaparé et modelé par une spécialité, en revanche, intéresse notre problématique. Il figure en effet un changement d’essence d’une catégorie grammaticale qui reste identique dans la forme, comme un verbe substantifié. Or, un changement d’essence dans une forme identique pourrait être une définition de ce qu’est l’aliénation. A travers ce sens linguistique, le terme hypostase recouvre déjà une opération de changement, et ce changement est susceptible d’induire en erreur, puisqu’il n’affecte pas la forme de la catégorie grammaticale concernée.

Il nous reste donc le sens théologique, qui est présenté comme le plus ancien sens et qui est le seul mentionné par toutes les sources ; le sens de Hachette ; et les sens 3 et 4 du Wiktionnaire, qui semblent tous déviés du sens théologique.

Le sens de Hachette, « Sujet réellement existant, substance », est le sens théologique, mais élargi, généralisé. Ce n’est plus à chacun des trois éléments de la Trinité qu’on accorde des substances distinctes, c’est toute substance qui devient hypostase, tout sujet « réellement existant ». Cette abstraction est en fait une opération d’attribution de substance, et de réalité dans la mesure où substance est compris comme réalité. Hypostase, à travers ce sens, devient une opération par laquelle on attribue de la réalité à une chose.

La définition de Hachette est remarquable, parce qu’elle semble dire le contraire du troisième sens du Wiktionnaire : « Abstraction inexactement déterminée comme une réalité. » C’est le « inexactement » qui dit ici le contraire de ce que proposait Hachette. L’opération d’attribuer de la substance, de la réalité, n’est pas remise en cause en tant que telle, mais hypostase indique ici les cas où cette opération est « inexacte », donc appliquée à tort.

Un mot rapide sur la source : le Wiktionnaire n’a de toute évidence pas l’autorité des dictionnaires auxquels on peut le comparer. Mais le conservatisme inhérent aux gardiens de la langue éloigne ceux qui consacrent les changements des mots observés dans l’usage. Ce « Wiktionnaire » moins érudit essaye au moins de capter le sens courant et précis d’aujourd’hui. La rénovation dictionnarienne sur Internet a cet avantage d’une mise à jour plus conséquente, et qui se veut dégagée de racines trop pesantes. En attendant que cet outil-là aussi s’institutionnalise, les spécialistes pris de vitesse vont probablement hurler.

Le sens 3 et le sens 4 du Wiktionnaire sont en fait des prises de position sur le contenu théologique du mot hypostase, mais ces prises de position montrent que le sens des dictionnaires classiques est également prise de position idéologique. Ils disent, d’abord, que les trois parties séparées de la Trinité ne sont pas une réalité, mais une « abstraction inexactement déterminée comme une réalité » puis une « erreur résidant dans le fait d’hisser une ou des réalités à un niveau absolu alors que celles-ci ne sont que relatives ». Hypostase décrit toujours le phénomène défini par Plotin, mais Wiktionnaire critique l’hypothèse déiste, qui prête de la réalité à la Trinité, à chacune de ses parties, et en fait, selon le sens 3, une opération fautive. Dans le sens 4, on admet à la rigueur que les éléments de la Trinité puissent être une réalité, puisque Jésus-Christ est l’un de ces trois éléments, sans doute parce que les historiens n’ont pas apporté la preuve que ce personnage serait fictif, donc dénué de la réalité au sens courant, mais on récuse l’élévation de ces éléments à une réalité absolue, ce qui veut dire qu’on veut bien admettre l’existence terrestre de Jésus-Christ dans le passé, mais nullement le fait que ce prophète soit de réalité « absolue », c’est-à-dire d’essence divine. Le terme hypostase désigne donc toujours ce que désignait par là Plotin, mais contient désormais une critique de ce que Plotin pensait du Dieu chrétien, et devient soit une abstraction inexactement déterminée, soit une erreur. Les deux sens indiquent ici une attribution fautive d’une chose, et cette attribution fautive se rapporte à la réalité.

L’étrange destin de ce mot l’a donc conduit à signifier le négatif de sa signification initiale. Cette mutation de sens est tout à fait similaire à celle de son sens linguistique : la forme est restée la même, mais le contenu s’est modifié. Hypostase est peut-être le premier terme de la langue à décrire une opération qu’il a lui-même subie, un mot dont on peut dire que la pratique rejoint la théorie.

La définition critique m’intéresse donc, et c’est dans ce sens que j’utilise le terme hypostase. En effet, la langue n’offre aucune notion qui signale un tel transfert abusif de quelque chose à la réalité, et cette lacune devient de plus en plus criante dans notre époque où la réalité a acquis cette sorte de valeur de vérité, d’autorité, et de certitude qui consiste à anoblir une chose qui lui est attribuée. Les publicitaires, qui aujourd’hui font plus bouger la langue que les bandits, se jettent volontiers sur des termes positifs, comme réalité, pour leur attribuer abusivement des contenus. La technique publicitaire s’est généralisée chez les informateurs de métier. La réalité est donc devenue un sac beaucoup plus plein qu’il y a encore cent ans, et il ne cesse de s’alourdir de toutes sortes de choses. Cette contrebande qui espère régularisation est ce pour quoi il n’y a pas de terme, et que j’appelle hypostase. 

 

6. De la généralisation de l’hypostase

L’hypostase est donc l’erreur qui consiste à attribuer faussement de la réalité. La réalité de notre monde dictionnarien est ce conglomérat conceptuel de donné, de solidité matérielle, de vérité, d’en et pour soi, sur lequel toute société infinitiste construit sa certitude. L’hypostase, dans ce contexte, signale une transformation indue. Ce qui est hypostasié tente donc d’usurper le royaume, inaltérable, du donné, de la solidité matérielle, de la vérité, de la certitude et de l’en et pour soi. Vers quoi l’objet trompeur est-il rejeté ? L’hypostase ne désigne pas cet extérieur à la réalité, qui peut donc être le fantasme, la croyance, le doute, l’hypothèse, la pure pensée, ou ce que l’on voudra. Mais le plus souvent c’est pour détruire ce qui est prétendu être une réalité, comme si une pensée s’évanouissait face à une juste critique, dès que ce terme est utilisé. C’est un moderne anathème, qui se veut sans appel. Le retour de la pensée ainsi déboutée du royaume de la réalité, n’est qu’hypothétiquement un retour vers l’hypothèse, et bien plutôt un cortège funèbre pour le cimetière des idées.

L’opération de dénonciation d’une hypostase est elle-même un mouvement de pensée plutôt singulier, tant il est empreint d’émotions hypertrophiées et d’idées si fausses qu’elles paraissent, avec un peu de recul, plutôt ridicules. En effet, la dénonciation d’hypostase se fait au nom de la défense de la réalité, de la vérité, de la certitude. Il ne s’agit pas, en signalant une hypostase en quelque domaine que ce soit, de remettre en jeu le caractère hypothétique de l’objet hypostasié, mais d’anéantir cet objet. Les dénonciateurs d’hypostase, rigoristes radicaux de la « réalité », ne se demandent pas, au moment de l’anathème, comment l’objet hypostasié est constitué, ils le biffent, ils le suppriment, ils le tuent. Que Dieu, par exemple, soit hypostasié, signifie généralement qu’il n’est pas certain, qu’il n’est pas réalité, qu’il n’est pas vérité absolue et incontestable. Mais Dieu n’en reste pas moins une hypothèse, un concept, une théorie qui a un sens et une utilité dans de nombreux contextes. Et en tant que tel Dieu continue d’exister. Il n’est simplement pas ce que l’on avait cru. Il est d’ailleurs remarquable que les dénonciateurs d’hypostase croient presque chaque fois « en avoir fini » avec l’objet qu’ils ont déclaré hypostasié. En effet, quand on a cessé de croire à une chose à laquelle on a cru, on a l’impression que la même apostasie va se produire de la même manière pour toutes les autres consciences exposées à la même démonstration infaillible. Et cette certitude devient à l’instant même aussi ridicule que la croyance en la réalité d’une chose, comme Dieu, qui est une hypothèse théorique dans une théorie qui est elle-même hypothétique.

Il faut répéter que cette opération d’exclusion est encore rare. C’est comme avec la noblesse avant la révolution française : les anoblissements étaient fréquents – et les usurpations pour atteindre cet état étaient tout aussi nombreuses que celles pour imposer le tout-venant à la réalité aujourd’hui –, les déchéances exceptionnelles. Mais ce mouvement d’exclusion semble amené à progresser au fur et à mesure que la middleclass, qui est le gardien de la réalité fantasmagorique de notre monde, se hiérarchise et se retranche. Les mises en cause, par la police des sciences, se sont perpétuées sur l’exemple fondateur de la mise au ban de la réalité de Dieu ; le même procédé, et les mêmes motivations épuratrices conduisent aux propositions de radiation de la « conscience » ou de « l’économie », qui n’auraient pas non plus de droit à cette réalité qui est pourtant un si grand fourre-tout, et le fondement si branlant de la certitude. La principale cause de dénonciation d’hypostase reste de vouloir humilier des catégories de la pensée dominante. Ces tentatives de courte vue sentent davantage la colère petite-bourgeoise contre les désinvoltures mégalomanes des gestionnaires que la critique de la société en place ; à ce titre, elles ne concourent qu’à la servir mieux que ces désinvoltures.

Si maintenant on confronte à la réalité de la téléologie moderne la notion d’hypostase, le résultat est fort différent. C’est tout ce qui compose la réalité dominante qui est hypostasié selon ce principe, si bien que c’est ce qu’on entend par réalité dans son ensemble, dans la société de la middleclass, qu’il convient de déclarer hypostase : attribué faussement à la réalité. Ce n’est pas seulement le contenu de ce grand sac de choses en dur, d’idées, d’objets variés, de pensées éparses, d’états de fait, de résultats de diverses sciences, d’esprits et d’individus plus ou moins humains qui devient hypostase quand on prétend à leur réalité, c’est ce grand sac même. La réalité n’est rien de tel : la réalité est seulement la fin d’une pensée, rien d’autre.

Aucune chose n’est réelle, en soi ; et a fortiori pour soi. La réalité n’est pas une propriété des choses, la réalité est un moment de la pensée, et ce moment est intemporel, et sans dimension spatiale : c’est la fin. Une chose devient réelle en cessant, ce qui veut dire que sa réalité est ce qui la supprime, ou l’anéantit, mais elle n’est en aucun cas à la fois elle-même et réelle.

La réalisation est le mouvement vers la réalité, la reconnaissance pratique de la réalité comme telos. Mais la réalisation elle-même, qui est projet, n’est pas une réalité. Il n’est rien de connu qu’on puisse désigner comme réalité. La réalité, en tant que fin de la pensée, n’est pas saisissable, comme une chose, n’est pas mesurable, n’est pas sensible, et même, n’est pas pleinement concevable. En tant que concept, non seulement la réalité est le cas limite qui invalide le sens même de ce qu’est un concept – car la réalité n’a pas d’en soi, et elle n’a pas non plus de pour soi –, mais la réalité est sans contenu. La réalité du concept, ce qui finit le concept, est fondamentalement contraire à l’idée de concept, qui affirme une universalité infinie et absolue.

La réalité, cependant, n’est pas sans conséquence. A part la réalité de tout, qui est le but de l’humanité, chaque réalité finit quelque chose, dans la pensée. Et par conséquent la réalité d’une chose, qui n’est pas la dernière, modifie parfois le projet, et beaucoup plus souvent le constat des autres choses. C’est pourquoi l’humain a tellement besoin de cerner, de comprendre, de s’approprier la réalité. C’est pourquoi tout constat, et tout projet, ne sont que la tentative de tracer la réalité, puis d’y aboutir. C’est pourquoi la pensée, et donc l’humanité en entier, est la contradiction à la réalité.

Dans cet emploi de réalité, hypostase est un terme négatif, qui porte à la fois sur la totalité, et sur chaque chose à laquelle est attribuée de la réalité. Le terme hypostase peut servir à rappeler que la vérification pratique ne se vérifie pas théoriquement, et que la vérification théorique est toujours une hypothèse sur une trace de la réalité, en même temps qu’un contrôle de certitude à l’intérieur d’une hypothèse. Tout comme le terme hypostase est la censure qui rappelle que la vérité théorique est seulement relative, il dénie à la certitude toute permanence au-delà de l’hypothèse initiale.

C’est justement le sens même de l’usage du terme hypostase dans la téléologie : rappeler, fondamentalement, que ce dont il est question est hypothèse ; et, conséquemment, que la certitude est seulement un mécanisme d’approfondissement à l’intérieur d’une hypothèse. Car la seule vérification de l’hypothèse est la vérification pratique, sa réalité, et cette vérification est perdue pour la pensée au moment où elle atteint son accomplissement.

 

 

(Texte de 2007 - A suivre)

 


Editions Belles Emotions
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