B) Guerres d'Etat


 

9) Guerres d'Indochine

Plus qu'aucune autre, les guerres d'Indochine s'appliquent à décerveler. L'impitoyable limite qu'elles ont été pour la jeunesse étudiante de 1968, n'est qu'un effet secondaire si l'on considère la capacité critique restée à ceux qui y sont nés sous les occupations japonaise, française, américaine ou socialiste d'Etat. Plaisir de vivre, imagination, perspectives historiques ont été annihilés chez ces pauvres, élevés dans la peur, nourris de famine et que le vacarme des bombardements a toujours empêché de s'entendre. Le vide les a colonisés sous une forme si brutale qu'ils ne sont même plus capables de signer leur capitulation, comme les Zimbabwéens. Et la guerre, qui les a vu naître, les verra mourir.

Le départ de l'armée américaine, unité négative de l'Indochine et des marxistes de tous les pays, transforma en crevasses les fissures du socialisme d'Etat. La virginité internationaliste des PC, qui avait subi les premiers sarcasmes pendant la polémique sino-soviétique en 1964, puis les premiers assauts lors des incidents armés à la frontière de ces deux patries de l'alliance de classes en 1969, fut définitivement déflorée en 1978. Depuis, qu'il soit russe, chinois, vietnamien ou cambodgien, nicaraguayen, tanzanien, mozambicain ou eurocommuniste, le socialisme n'est plus que le mignon du nationalisme. La renaissance du chauvinisme s'amorce dans cette dégénérescence socialeuse de l'Etat. Ethiopie et Somalie, en refusant l'accommodement soviétique, en avaient fourni un avant-goût ; et les guerres d'Indochine vont maintenant, dans leur laboratoire restreint, expérimenter d'audacieux développements à ce que national-socialisme et stalinisme de l'époque d'Orwell n'avaient pu encore concevoir.

Comme ils prétendaient achever la révolution iranienne au moment où l'armée du Shâh proclama sa neutralité, informateurs et idéologues ennemis prétendaient publicitairement la guerre du Vietnam terminée à la chute de Saigon et des derniers alliés des Américains. Mais cette guerre semblait avoir acquis, à force de survivre tant de générations, quelque indépendance propre. Privée de l'"impérialisme américain", de l'un des deux "blocs", indispensable à l'explication de cette discorde permanente, l'information dominante refusait obstinément d'admettre qu'une guerre continuait : d'un côté, les affamés et abrutis sans armes, de l'autre, aigris par des décennies de discipline et de privations, les détraqués armés qui allaient vérifier qu'une idéologie radicale détruit toute pensée, de peur de vérifier qu'une pensée radicale détruit toute idéologie. Et pour détromper définitivement ceux qui applaudissaient encore "la victoire de tout un peuple", ces maniaques, disgrâces de l'intelligence humaine, se chargèrent de rappeler, en exacerbant la xénophobie, l'immense distance qu'on peut mettre entre un Chinois et un Vietnamien, un Vietnamien et un Cambodgien. Car, la guerre du Vietnam, qui avait depuis longtemps fédéré l'Indochine (mot tabou, parce que trop colonial) allait la hacher maintenant.

Au Cambodge, en 1970, un coup d'Etat militaire pro-américain avait permis au Maréchal Lon Nol de renverser le prince régnant, Sihanouk. Le Nord-Vietnam soutient alors un Front National Uni du Kampuchea, présidé par ce prince (les fulgurants progrès de la gymnastique idéologique font de ces grands écarts de l'"alliance de classe" des figures de base). Mais la rivalité entre communistes nationalistes cambodgiens et communistes cambodgiens formés au Vietnam, tourne à l'avantage des premiers, c'est-à-dire à la purge des seconds. Le 17 avril 1975, la corruption totale de la dictature militaire, que les Américains ont déjà fuie depuis longtemps, s'achève dans la débandade individuelle de ses dignitaires.

A cet instant, les frontières du Cambodge se ferment à toute information. Au spectacle de ce silence s'ajoutent bientôt des bribes d'échos, de rumeurs et de suppositions. Il fallut attendre que ces frontières se rouvrent pour que les best-sellers scandaleux qui avaient devancé cette levée de censure fussent relativisés. Le rétablissement laborieux de l'information dominante sur ce terrain si notoirement miné par le mensonge, n'était lui-même pas dénué de naïveté burlesque. Car en cette circonstance, l'information dominante a tâtonné dans une situation analogue à celle du parti des gueux chaque jour : obligée d'interpréter, de critiquer, de douter, d'affirmer au risque d'être aussitôt démentie, de traquer la contradiction. Et on peut affirmer qu'à ce jeu-là, nos ennemis ne sont pas formés.

Seul Michael Vickery mérite d'être mentionné. Cet Américain semble connaître également bien le Cambodge et les Cambodgiens. Un long chapitre de "Cambodia 1975-1982" est consacré aux "sources", presque toutes orales. L'ouvrage abonde de mises en lumière de contradictions et de déformations. Il est exceptionnel de trouver, à l'occasion d'un événement contemporain, un auteur se sentir obligé de faire autant de révélations sur l'usage de la vérité et de l'information.

Cet auteur découvre un concept de l'esprit moderne, dont la révélation se généralise dans le monde. Ce concept est l'idée vague et générale, l'impression imparfaitement encrée et aux contours déformés, apposée par le spectacle d'un événement sur la conscience du spectateur, impression suffisamment imprécise pour être partagée par la majorité déterminante des spectateurs de sorte à se cristalliser en jugement moral unanime. Vickery baptise ce phénomène STV (Standart Total View) et comme il n'avait pas de nom, celui-là lui ira fort bien. Même dans son application réduite au Cambodge, le STV s'avère être devenu une sorte de redoutable virus de l'information dominante, que Vickery est obligé de débusquer à chaque pas. Ainsi, par exemple, les Cambodgiens qu'il rencontre dans les camps thaïlandais sont eux-mêmes soumis au STV qu'ils contribuent à fabriquer. C'est-à-dire que ces témoins se contredisent dans l'effort inconscient de surenchérir sur la version officielle, version officielle qui correspond à ce que ces témoins supposent que ceux qui les interrogent, et qui sont les professionnels de l'information, attendent d'eux. Ce que Vickery peut difficilement saisir, c'est que ces phénomènes de la falsification ne tiennent pas leur énormité de l'absence d'information officielle au Cambodge, remplacée par les rumeurs forcément les plus folles qui ont au moins le mérite de se contredire, mais au contraire de l'unanimité de l'information officielle, dont les membres les plus modérés ne sont que les plus modérés dans l'exagération. Tant que le STV n'est limité qu'au Cambodge, il est impossible de comprendre que la démesure des chiffres, dans ce cas particulier, est l'application du principe du concept, à savoir interdire la pensée par l'émotion, jusqu'à chez Vickery, si indigné. L'importance réciproque du STV et de l'information peuvent se résumer ainsi : le STV de l'information tend à devenir le STV du monde.

Au Cambodge, c'est l'armée vietnamienne qui donne la première information unifiée. Elle exagère les exagérations déjà parues en Occident, ne pouvant être ainsi contredite par l'Occident. Ceci a pour but de faire paraître humanitaire son intervention. Et si, finalement, la période 1975-1979 au Cambodge passe plutôt pour un accident que pour un unique camp de concentration selon la version vietnamienne, ce n'est pas à cause des recherches sincères d'un Vickery, mais par un vieux réflexe de guerre froide, où l'information occidentale se sent obligée de refuser la version vietnamienne. Ainsi, contrairement à celui apporté dans les bagages de l'armée tanzanienne en Ouganda, le gouvernement cambodgien apporté dans les bagages de l'armée vietnamienne ne sera jamais reconnu à l'ONU, où siégera encore longtemps le représentant des Khmers Rouges. Bien entendu, ce qui suit va montrer que le Cambodge, entre 1975 et 1979, n'était ni un accident comme pour l'information occidentale, ni une immoralité, comme pour l'information vietnamienne. Au contraire, nous allons y voir des moralistes puritains seulement un peu plus rigoureux que leurs voisins vietnamiens, et des logiciens matérialistes, seulement un peu plus rigoureux que les improvisateurs occidentaux.

L'événement fondamental de ces quatre années au Cambodge est celui qui les débute. Les 17 et 18 avril 1975, cinq armées khmères rouges pénètrent dans Phnom Penh et la divisent en cinq zones d'occupation ; peu d'exécutions ont lieu. Mais les deux millions d'habitants de la capitale sont sommés de la quitter, parfois en dix minutes, au total en 24 heures. S'il n'y eut pas de révolte, c'est, d'une part, parce que le fait étant sans exemple personne n'en savait le but, et d'autre part, pour endormir leur confiance il fut promis à ces citadins qu'ils pourraient rentrer dans trois jours. La totalité de la population urbaine du Cambodge fut ainsi déportée à la campagne, et les 5 000 derniers occupants de l'ancienne capitale y introduisirent la campagne, en pratiquant jusque dans les rues la culture et l'élevage ; quelques ultimes ouvriers y firent tourner quelques ultimes usines.

Les Khmers Rouges forment le parti marxiste-léniniste (d'ailleurs stalinien-maoïste) le plus réactionnaire de l'histoire. Mais assurément, les conclusions que ces militants armés (un militant armé est toujours un policier) ont mis en pratique sont issues de leur idéologie. Cent ans après la critique du programme de Gotha, d'insuffisance en insuffisance, de renoncement en renoncement, d'alliance en alliance, le parti de Marx culmine en cette hiérarchie militaire rurale, divisée, sauf quant à mettre en pratique les dogmes les plus radicaux issus d'un millénaire de misère campagnarde, d'un siècle d'idéologie matérialiste et d'une vie de guérilla indochinoise. Pour les Khmers Rouges, la ville exploite la campagne. Car les Khmers Rouges sont des paysans et n'ont jamais vécu dans la ville (la ville moderne, d'ailleurs, est la meilleure thérapie contre l'idéologie qui se conserve si bien dans le congélateur de la pensée qu'est la campagne). Ils ne savent pas, ils ne soupçonnent même pas, que la ville c'est d'abord de l'esprit. Et ils sont bien loin de se douter de ce qu'est l'esprit, puisque dans les rizières du Mekong ils en rencontrent si peu. Voici que du parti ouvrier qui critiquait, en avance sur son temps, le vote paysan pour le prince Bonaparte, est issu, dans un processus de vieillissement accéléré, le parti paysan sous la présidence du prince Sihanouk, qui déporte les ouvriers à la campagne. Cette tentative pour dissoudre l'esprit des villes, donc de l'humanité, dans la nature, est la plus rétrograde décision d'un Etat moderne : elle ne cherche pas à ralentir le temps, à conserver, elle prétend même anéantir un passé proche.

Car la déportation d'étudiants, qu'on a vu réussir en Chine, Ethiopie et Iran, et échouer au Népal, n'est qu'un atermoiement, une tentative de retarder l'explosion des villes, si effrayante lors des révoltes modernes, parce que ces révoltes modernes ne sont que l'épicentre d'une gigantesque et terrifiante explosion d'esprit. Mais les Khmers Rouges, maoïstes conséquents, ne déportent pas que les étudiants mais tous, et léninistes conséquents, le font sous l'autorité de l'Etat, et stalinistes conséquents, confondent autorité de l'Etat et police, c'est-à-dire armée. Assurément, le Cambodge ne mérite mention dans l'histoire que comme premier et dernier putsch rural, que comme unique jacquerie d'Etat, que comme première expression du désespoir du parti économiste dans un monde qui le dépasse. Car la nature, la terre nourricière, l'agriculture auxquelles les Khmers Rouges voulurent condamner tous les Cambodgiens, ne sont essentielles qu'au besoin alimentaire, qui n'est le besoin essentiel que pour l'économie. Prisonnier de sa croisade anti-STV, Vickery essaye d'atténuer cet arbitraire Khmer, en opposant chiffre à chiffre : pourquoi s'indigner de 2 000 000 de déportés en 1975, alors que Phnom Penh, en sens inverse, était bien passé de 600 000 à 2 000 000 d'habitants entre 1970 et 1975 ? Tout d'abord, sur les 1 400 000 habitants supplémentaires de la capitale, il faut supposer qu'au moins 400 000 y sont nés, ce qui fait que la seconde migration concerne deux fois plus de personnes que la première ; en outre, la première de ces migrations s'est faite sur cinq ans, alors que la seconde, sur deux jours ; enfin, si la première est le résultat de besoins et de désirs, d'ailleurs indéterminés, la seconde est une opération de police ; la première est dans le sens de l'histoire, la seconde est dans le sens inverse. Et je ne dis pas cela en écho d'un parti urbain, car les deux grands partis sont aujourd'hui urbains, malgré la persistance de quelques groupuscules ultra-conservateurs, de la campagne, mais en écho du parti déterminé à dépasser la ville comme pensée aliénée, comme esprit.

Après ou au cours de cette déportation, les pauvres du Cambodge apprirent que les Khmers Rouges les avaient divisés en trois catégories : les "pleins droits" sont les anciens paysans pauvres, et peuvent seuls voter pour les irrévocables représentants policièrement agréés ; les "candidats" sont les anciens paysans riches ou artisans, ont voix consultative, et peuvent espérer être individuellement promus "pleins droits" selon leur conduite ; et les "dépositaires", les anciens gros bourgeois et tous les citadins, sont effectivement réduits à l'esclavage sous sa forme antique : privés de cité, de citoyenneté, condamnés aux travaux les plus durs (auxquels, étant d'ailleurs les moins aptes, ils crevèrent comme des mouches), moins bien nourris que ceux qui travaillent moins, leurs familles souvent séparées, redéportés à l'improviste, et interdits de déplacement. Ce "peuple nouveau" porte bien son nom, car il ne s'agissait pas de l'exterminer mais de le transformer en bétail (qu'il est interdit de manger cependant), tentative tout à fait inédite. Famines locales, maladies, exécutions sommaires pour subversion ou simplement pour incapacité à effectuer le travail forcé, déciment rapidement ce troupeau, où la sexualité non matrimoniale est également un crime mortel. Puis, dans cet Etat visant l'autarcie, où l'argent, aboli, n'est pas supprimé dialectiquement, mais interdit, toute religion fut également abolie, par décret, pour revêtir du sacerdoce de l'économie toute-puissante l'intouchable et invisible caste des soldats qui régnait sur ces cultivateurs, ces affranchis et ces esclaves, dispersés selon les besoins d'une police ayant toute latitude : "with a very great degree of autonomy for each vertical administrative unit and virtually total compart-mentalization of units horizontally." La hiérarchie devient le seul moyen de communication. Enfin, le problème de la nourriture, devenu effectivement central depuis que toute autre pensée est persécutée, devient effectivement insoluble : il n'y a pas plus de riz parce qu'il y a plus de paysans, au contraire, ce n'est plus le riz qui manque à la ville, c'est la ville qui manque au riz. Lorsque la survie devient le but unique de la société, la preuve est faite par les Khmers Rouges, elle ne peut même plus survivre. Le riz, sacré, omniprésent (non seulement il doit nourrir les trois classes d'exploités, mais la caste d'exploiteurs, et comme il représente la presque totalité de ce qui est produit, c'est aussi du riz qu'il faut exporter pour acheter des armes pour maintenir ce système de coercition), devient, dans ce pays fertile, en "paix", rare partout : les rations tombent à 9 kgs par personne et par mois, en moyenne, et si je ne m'abuse, de savants agronomes ont estimé le minimum vital à 17 kgs, pas loin du double.

Et tout au long de cette restauration pré-industrielle (je n'emploie ce qualificatif économiste que pour ceux qui parlent de Moyen Age pour la révolution iranienne, et de révolution pour l'ultra-sandinisme khmer rouge), les 5 fractions armées, chacune administrant sa contrée dans un émiettement du territoire qui n'est pas sans rappeler celui de l'Europe médiévale, n'ont cessé de se combattre. En 1975, le Cambodge est encore un royaume, mais Sihanouk, sa potiche couronnée, n'est qu'une personnalité trop connue dans le monde pour être intégrée révolutionnairement dans le "peuple nouveau". Après des élections, en mars 1976, ce politicien, caution du régime, démissionne, et se verra accorder la résidence surveillée. Commencerait une dispute entre le vieux parti et une faction montante autour du Premier ministre Pol Pot, N°3 supposé du régime, secrétaire-général supposé du PC, lui-même également supposé seulement (tout est secret). A l'automne 1976, pendant un mois, Pol Pot perd sa place, puis la retrouve. On n'imagine pas cet épisode, à l'intérieur d'une hiérarchie aussi inflexible, sans sang. Fin 1976, apparemment, tout le Nord est en dissidence. Entre le 26 février et le 3 mars 1977, l'armée de l'Est y viendra faire un grand massacre de cadres. La seule grande rébellion connue a lieu alors : les cadres seulement suspects de dissidence sont désarmés, et aussitôt massacrés par les paysans insurgés ; pendant 4 jours, l'armée de l'Est mate la jacquerie (8 à 10 000 morts). Depuis 1977, la pénurie ne cesse de grandir. Chaque purge semble avoir pour effet un rationnement supplémentaire. Comme quoi, la privation de la cité, l'esclavage, la misère et la famine ne provoquent pas nécessairement la révolte. La deuxième guerre des bureaucrates fut celle menée contre l'armée de l'Est sous l'impulsion de l'armée du Sud-Ouest, fief de Pol Pot. En avril-mai 1978, l'armée, puis le "peuple nouveau", puis même le "peuple ancien" de la région Est furent massacrés. De toutes façons, il semble que dans tout le Cambodge le paupérisme effectif des Khmers Rouges ait rabaissé au niveau des dépositaires du "peuple nouveau" tout le "peuple ancien", aussi bien les pleins droits que les candidats, dès début 1978 : le droit de vote est hors d'usage, les rations sont égalisées par le bas et les cadences de travail par le haut.

Depuis 1975 cependant, quoique l'armée de l'Est, frontalière avec le Vietnam, était censée être pro-vietnamienne, il y eut de constants affrontements armés entre les deux Etats. Un différent de frontière sert de prétexte permanent à franchir celle internationalement reconnue, fixée d'un coup de crayon négligent par l'administration coloniale. Il est difficile d'être sûr duquel des deux Etats attaquait plus l'autre, les staliniens du Vietnam, à peine moins "radicaux" que ceux du Cambodge, ayant autant intérêt à la rapine et à l'usage de leurs armées. Au Vietnam, en effet, à la fin de 1975, il y avait déjà 500 000 citadins du Sud déportés dans les "nouvelles régions économiques", c'est-à-dire au fin fond de nulle part à être esclaves dans les champs ; et le plan de 76-80 prévoyait dix millions de déportations supplémentaires. Aussi, en 1976 et 1977 apparaissent la famine et le rationnement alimentaire (13 kgs de riz par personne et par mois). Puis, le 23 mars 1978, l'Etat nationalise toutes les moyennes entreprises en rachetant tous les stocks au prix officiel plus 10 %, ce qui équivaut à une confiscation cachée, puisque presque tous les stocks sont constitués au marché noir, sans factures et à des prix incomparables à ceux de l'Etat : 30 000 entreprises ferment du jour au lendemain. Les campagnes subissent la même collectivisation forcée, où les cadres du parti "use harsh language in order to threaten the peasants". Des guérillas s'organisent au centre du pays (Front Uni pour la Libération des Races Opprimées).

La communauté de 1 500 000 Chinois au Vietnam, commerçante, fermée, haïe autant que les Vietnamiens le sont au Cambodge, fait office de bouc émissaire pour l'Etat aux abois. En juillet 1978, un dixième de ces juifs d'Extrême-Orient a rejoint la Chine Populaire, peu ravie de cet encombrant exode. Mais la plupart d'entre ceux qui vivent depuis des siècles au Vietnam sont au Sud et essayent de s'enfuir par la mer. Ainsi commence l'exode des boat-people, qui a tant fait couler de larmes de crocodile en Occident. Car, rapidement, les Vietnamiens s'engouffrent dans la même ligne de fuite, avec la bénédiction de l'Etat, soulagé du départ de tant de bouches inutiles, révoltées potentielles, faisant un écran spectaculaire autour du Vietnam même, dont le gouvernement osera présenter comme une mansuétude cette incapacité visible à faire paraître tolérable même la survie à l'intérieur de ses frontières. En 1979, il y a déjà 300 000 boat-people ; cynique, l'Etat vietnamien en prévoit 3 000 000.

Après une contre-attaque vietnamienne à 50 km à l'intérieur du Cambodge fin 1977, les deux gouvernements voisins s'amusent réciproquement avec des négociations de paix. Mais en février 1978, le Cambodge rejette la proposition d'accepter l'ancienne frontière coloniale. Quoique ayant 600 000 soldats, trois fois plus que le Cambodge, mieux équipés et appuyés de 70 000 para-militaires et de 1 000 000 de miliciens, le gouvernement vietnamien profite de l'aubaine pour mobiliser sous la bannière nationaliste ses administrés exsangues. En été 1978, tous les Vietnamiens de 18 à 25 ans et toutes les Vietnamiennes de 18 à 20 ans sont mobilisés ; une armée de 25 000 têtes est formée parmi les 150 000 réfugiés cambodgiens au Vietnam. Comme c'est désormais la coutume dans le monde, l'envahisseur ne prétend que soutenir à sa demande légitime un Front de Libération (FLUNSK, dirigé par Heng Samrin), qu'il pousse devant soi. Le 25 décembre 1978, 100 000 hommes traversent la frontière et s'emparent de Takeo le 30, tournant ainsi les bandes dissolues khmères rouges, qui attendaient l'invasion sur la route Ho Chi Minh Ville - Phnom Penh. Cette ancienne capitale est prise le 7 janvier 1979. Pol Pot s'enfuit dans les montagnes du sud-ouest. Le 8 janvier, Heng Samrin forme un nouveau gouvernement.

En quatre ans, affirme la version officielle vietnamienne, il y a eu trois millions de morts au Kampuchea Démocratique, comme s'appelait le Cambodge sous les Khmers Rouges. Après d'également contestables calculs, Vickery en dénombre 740 000 (300 000 exécutions et 440 000 victimes de la malnutrition, du travail forcé et de l'effondrement de la médecine moderne, partiellement remplacée par la médecine traditionnelle). Cette fourchette, qui gradue dans l'énormité, est la continuation statistique du mépris des Khmers Rouges pour les pauvres du Cambodge. Mais en vérité, qui ne le partage pas, tant que ces pauvres eux-mêmes le tolèrent ! Qui fait la différence, dans le monde, entre plus ou moins deux millions d'esclaves, commis au laborieux entretien d'une soldatesque, à part la soldatesque !

Que l'Etat voisin ne soit intervenu qu'au bout de quatre ans, et de toute évidence pour des raisons essentiellement internes, doit prouver aux pauvres que ce n'est jamais sur d'autres Etats qu'ils doivent compter dans l'adversité. L'excès paysan et policier du "Kampuchea Démocratique" est une expérience extrême de la tyrannie devenue possible à l'Etat moderne. Nulle part le projet de transformer la majeure partie de la population en bétail, de priver d'humanité, n'y est mieux résumé que dans l'interdiction du jeu et du rire qui, comme le dit un lieu commun moins au ras des pâquerettes que les autres, différencie l'homme de l'animal : "The suppression of fun and play is one of the things which distinguishes DK invidiously from pre-revolutionary Cambodia."

Il est aussi difficile, en 1978, de se faire un état précis de la Chine que du Cambodge. Mais si l'interdit de l'information, au Cambodge, a été très remarqué, c'est parce qu'il était soudain, alors qu'en Chine, depuis que le monde est divisé en Etats, c'est l'autorisation de l'information qui est remarquée parce que soudaine. Ainsi, Révolution Culturelle et Bande des 4, ces prétextes à information, ne représentent, à dix ans d'intervalle, que les calottes émergées de profonds serpents de mer, dont il n'est pas tout à fait sûr qu'ils ne forment pas qu'un. Ces mouvements de révolte déformés, falsifiés, aux contours imprécis, aux durées et à la profondeur supposées, n'indiquent que l'étendue des troubles dans les fonds abyssaux de l'Empire du Milieu. Si les valets chinois ont cru pouvoir utiliser l'arme de la publicité des troubles dans leurs numéros d'équilibre pékinois, ils se sont aperçus qu'ils ne maîtrisaient pas mieux son double tranchant que les Américains celui du napalm au Vietnam. Aussi, en 1978, cadenassé dans un silence policier qui ne laisse filtrer que de rares mensonges, le cinquième des habitants de la planète semble privé autant d'esprit que de nourriture et de sexualité. L'interdiction du mariage avant 28 ans et l'interdiction de la copulation prémaritale sont connues (cette double violence ignoble n'a été sue hors de Chine que parce qu'applaudie comme vertu morale d'autrui et comme "réalisme démographique", pour ne pas dire frein au péril jaune), mais la famine, moins glorieuse que la répression du plaisir, doit être supposée comme étant devenue l'une des pires maladies mortelles endémiques dans les campagnes ; quant à la révolte, ce sont moins ces deux besoins insatisfaits qui la laissent présager sous le lourd manteau du silence du rigide policier stalinien de Chine, que ce manteau du silence lui-même. L'esprit est une bien puissante drogue, comme le dix-huitième siècle français nous l'a prouvé. Mais aujourd'hui, les pauvres du monde entier en ont tâté : c'est ce qui rend si anti-historique l'abrutissement des Cambodgiens et c'est ce qui fait préférer les hasards de la mer de Chine aux boat-people. Il est impensable que le sevrage d'esprit, de monde objectif entr'aperçu, ne pousse pas les pauvres de Chine aux extrémités. Que ce phénomène, si public en 1976, y ait complètement disparu en 1978, n'est pas impossible, comme en témoigne le Cambodge, mais improbable, comme en témoigne le reste du monde. Si éloignés qu'ils soient des provinces et si incapables de comprendre des remous aussi opposés à leurs maximes, bouillies de marxisme mâtiné de confucianisme et d'ultra-conservatisme rural, les dirigeants chinois vouent désormais toute leur inquiétude à la découverte que le haut rocher paisible qu'ils ont escaladé sur la tête des autres, est un volcan en activité. Ils sont déjà prêts à toutes les extrémités pour échapper au revers casse-gueule du vieux proverbe de leurs ancêtres : quand tu as atteint le sommet de la montagne, continue de monter.

Depuis novembre 1978, l'information occidentale commence à découvrir et promouvoir son propre parti en Chine. Ce qui a été appelé le "Printemps de Pékin" (depuis le "Printemps de Prague" en 1968, printemps d'un endroit, même en hiver, signifie protestation "démocratique", pour le "multipartisme", bonne protestation), c'est-à-dire l'autorisation d'un mur aux dazibaos favorables à Deng Xiaobing, n'est que la preuve contresignée par l'Occident que tout ce qui se passe en Chine est inoffensif.

Cette bagatellisation spectaculaire semble devenue nécessaire car, dès le début de janvier 1979, apparaissent à Pékin des paysans en haillons qui protestent contre la faim, ainsi que les mauvaises moeurs de loubards et de chômeurs qui les attaquent, et qui doivent singulièrement inquiéter les manifestations tolérées d'une intelligentsia forcée sous cette pression de s'écarter de la "ligne" de Deng, aussitôt celui-ci parti rendre visite aux Etats-Unis, le 27 janvier. Enfin, du 5 au 9 février, des "troubles" (notamment l'occupation de la gare principale) éclatent à Shanghai. Deng rentré d'Amérique le 8, où il avait déclaré l'intention de l'Etat chinois "d'administrer une leçon aux grands et petits hégémonistes", le Quotidien du Peuple met en garde contre l'"anarchie".

Le 16 février 1979, l'armée chinoise lance une offensive au Vietnam, quelques jours plus tard il est interdit aux dazibaos qui obéissent, de parler de ce sujet qui éloigne l'information occidentale. Le "mur de la liberté" restera le témoin de la misère de la liberté contemporaine jusqu'en mars 1979, et survivra dans les mêmes haillons que la paysannerie chinoise pour mourir d'inanité et de quelques coups de bâtons en décembre de la même année.

Le 19 février, les capitales régionales Lai Chau, Lao Cai et Cao Bang sont prises par l'armée chinoise. Mais ses 80 000 soldats (120 000 sont en réserve) ont subi de "lourdes pertes" et n'avancent plus. La bataille principale, autour de Lang Son, commencée le 27 février se termine le 2 mars lorsque cette ville est prise par l'armée chinoise. Là encore, les deux partis ont subi de "lourdes pertes". La Chine décide brusquement avoir atteint ses objectifs et se retire du Vietnam qui ne se défendait encore que par ses milices. Tous les observateurs spécialisés estiment que la Chine n'a pas réussi à infliger la leçon annoncée au "Cuba d'Asie". Cette mini-offensive étale au contraire la vétusté de l'armée et des méthodes de la Chine, agresseur indiscutable, dépourvu même du plus élémentaire bouclier légaliste pour spectacle de l'information, un Front de Libération autochtone.

Voici les raisons avouées de cette guerre. La persécution des Chinois au Vietnam embarrassait beaucoup l'Etat chinois, parce qu'elle résultait en un flot de rapatriés incommodes, aux moeurs "capitalistes", et qu'il fallait donc cesser ; de plus, de telles minorités chinoises, haïes et fermées, commerçantes, existent dans toutes les villes du sud-est de l'Asie. Comme la République Populaire s'en sert de tête de pont, essentiellement financière, il se serait agi, dans la protection militaire de celle du Vietnam, de rassurer toutes les autres par l'exemple. La deuxième raison avait déjà tenu lieu d'aquarium commun à la rupture progressive entre le requin chinois et le piranha vietnamien : de multiples différends sur leur frontières communes, imposées comme entre Cambodge et Vietnam par la désinvolture du colonisateur français d'autrefois, constituent un menu fretin perpétuel de désaccords et d'accords, un vivier de contacts (coups ou caresses), sorte de thermomètre extérieur des nécessités belliqueuses entre les deux Etats. Enfin, la troisième raison généralement avancée pour cette peu glorieuse invasion de l'armée chinoise est son alliance avec les Khmers Rouges. Par le Laos, (où 40 000 soldats vietnamiens sont stationnés), et, depuis la prise de Saigon, par le Sud-Vietnam, le Nord-Vietnam encercle le Cambodge comme dans une figure bien connue du jeu de go ; le Vietnam, cependant, est obligé d'attaquer le Cambodge s'il veut éviter d'être encerclé selon la même figure par le Cambodge et la Chine ; et la Chine est obligée d'attaquer le Vietnam si elle ne veut pas être encerclée à son tour par le Vietnam et l'URSS ; et, toujours selon la même gopolitique, si l'URSS attaquait la Chine, c'est parce que la Chine se serait acquis, ostentatoirement, le soutien des USA, avec laquelle elle encerclerait l'URSS. De telles constructions abstraites ont encore cours, non seulement chez les informateurs, mais aussi parmi les hommes d'Etat.

Pour les premiers, il s'agit d'hypnotiser le public par leur propre croyance au spectre omniprésent d'une troisième guerre mondiale, atomique celle-ci, pouvant procéder, comme la première, d'une réaction en chaîne à partir d'un fait mineur, ou comme la seconde, de l'envahissement d'un couloir de Dantzig ; pour les seconds, il s'agit de façonner des théories à la hauteur de leurs lumières et de leurs terreurs. Et il est donc bien probable que les dirigeants chinois ont retiré leurs troupes, dépités par la tiédeur du soutien américain : ces bonzes aux polices encore staliniennes découvrent à leurs dépens que l'inquiétude devant un public identique à l'esprit objectif peut faire trahir leurs engagements à leurs homologues américains.

Et voici les raisons inavouées de cette guerre. Les Etats socialistes sont d'abord des dictatures militaires : en Chine, chaque grande vague de soulèvement n'a été brisée que par l'armée, qui de cette protection s'est payée sur l'Etat ; au Vietnam et au Cambodge, trente ans de guerre ininterrompue ont instauré un militarisme qui ne souffre ni d'être dissolu, ni d'être désoeuvré. Si l'Etat ne l'emploie pas, il risque de s'employer tout seul. La guerre d'Etat permanente, la guérilla comme carrière, ne cessent jamais soudain. La facilité et le plaisir de tuer ne se désapprennent pas. Traumatismes, drogues, hontes, nostalgies, tout ce que, aux Etats-Unis, la mauvaise conscience restitue au spectacle depuis la guerre du Vietnam, comment voudriez-vous que cela n'ait pas détraqué encore bien davantage la fausse conscience des vétérans chinois et vietnamiens qui l'ont subie ? Le goût et l'habitude du sang, la justification d'armées immenses et l'écoulement d'armements du monde entier donnent leur élan aux guerres d'Indochine en 1978 et 1979. Enfin, dans les replis du silence chinois, si perpétuellement et savamment entretenu, il faut toujours supposer à un éclat public une fonction de diversion. Ainsi, des troubles intérieurs ne sont avoués que comme chemin de gloire de quelque manipulateur génial. Et lorsque l'Etat chinois se montre en train de faire la guerre à l'extérieur, selon le même ancestral et lourd trompe-l'oeil, ce qui est le plus probable, c'est qu'il est en train de la faire à l'intérieur. En Chine, au Vietnam, au Cambodge, comme dans le reste du monde, l'anxieux regard des hommes d'Etat sur leurs subordonnés et administrés détermine presque exclusivement leurs guerres d'Etat devenues nécessité, fuites en avant. Les scrofules du socialisme d'Etat éclatent enfin : les boat-people fuient par la mer, leurs dirigeants fuient dans la guerre.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant