B) Guerres d'Etat


 

5) Guerres d'Afrique australe

e) Marche de Namibie

Depuis 1920, l'Afrique du Sud est mandatée par la SDN pour administrer la Namibie, ancienne colonie allemande. Lorsque l'ONU voudra retirer son mandat à cet Etat, celui-ci lui dénie ce droit appartenant à la SDN qui n'existe plus. Les Etats ont toléré bien au-delà de cette pantalonnade juridique : l'Afrique du Sud peut ainsi introduire en Namibie la loi du pass qui limite les déplacements des noirs, une loi draconienne sur le travail qui les enchaîne à leurs patrons, la loi sur le terrorisme qui présume coupable les suspects, et la création des homelands (chaque principale tribu, en Namibie comme en Afrique du Sud, se voit assignée un homeland, sans ville, généralement inculte, parfois découpé en plusieurs enclaves, où sont peu à peu déportés tous ses membres ; chacun de ces homelands ou bantoustans est promu Etat indépendant ; cette utilisation maximale de la frontière d'Etat comme prison n'est encore reconnue que par celui d'Afrique du Sud). Ce corridor d'un million d'habitants est réduit à une cinquième province de son Etat administrateur, qui abuse du tribalisme, vivace comme dans toute l'Afrique, comme arme de division. Ainsi, par exemple, pour en détourner les autres ethnies, la guérilla marxeuse locale, la SWAPO, qui est issue d'une organisation de l'ethnie majoritaire Owambo, y est systématiquement amalgamée par la propagande gouvernementale.

Le 1er septembre 1975, aussitôt après la retraite de l'armée sud-africaine d'Angola, qui lui a permis d'y détruire au passage les bases arrières de la SWAPO, s'ouvre dans la capitale Windhoek la conférence de la Turnhalle. Puisque l'ONU ne cesse d'exiger une solution au "problème" de la Namibie, l'Afrique du Sud, pour qu'il n'y en ait pas, en propose une, conforme à ses lois. Une telle solution, qui commence par exclure comme terroriste la SWAPO, favorite de tous les Etats de la région, ne pourra évidemment jamais être acceptée dans le monde. Aussi lorsque les collabos namibiens, sous la présidence de Dirk Mudge, quittent la Turnhalle un an plus tard en fixant l'indépendance au 31 décembre 1978, cette solution interne sera rejetée par tout ce qui lui est externe, à commencer par la SWAPO. La misère de cette guérilla, constamment soumise aux contradictions de ses protecteurs, se vérifie justement : la Zambie soutient l'UNITA ; la moitié de la SWAPO réfugiée au sud de l'Angola et en Zambie soutient donc l'UNITA ; mais l'autre moitié, opérant en Namibie, attaque l'UNITA, puisqu'elle est devenue la brouette angolaise de l'Afrique du Sud ; d'où grande fureur de Kaunda, une douzaine de chefs de la SWAPO sont arrêtés en Zambie et déportés en Tanzanie.

Voici un autre exemple de l'usage des guérillas par leurs Etats protecteurs. Si le MPLA et les 30 000 Cubains qui l'encadraient avaient fort à faire contre l'UNITA et l'Afrique du Sud, vite repliés derrière la frontière namibienne, ils étaient également harcelés au nord par le FLNA, qui se repliait au Zaïre. Le MPLA, devenu gouvernement angolais de droit plutôt que de fait, hébergeait un FLNC qui avait déjà accompli un raid d'avertissement au Zaïre en 1977. Le 11 mai 1978, ce FLNC, scission d'une scission des Katangais de Lumumba vaincus en 1960, prend la ville de Kolwezi où sont pourtant stationnés 9 000 soldats d'élite zaïrois, passablement démoralisés, semble-t-il, par des retards de paye. Le 19 mai, les 400 premiers parachutistes français atterrissent à Kolwezi, et 1 000 de leurs collègues belges à Kamina, à 150 kilomètres au nord, soi-disant sur demande du Zaïre, soi-disant pour protéger les 3 000 cadres blancs de la région cuprifère de Kolwezi. Dans ce remake de Tintin au Congo, les Français jouent la troupe de choc, les Belges la fermeté qui veut négocier. Les Belges reprochent aux Français d'avoir attaqué sans scrupules (de les avoir doublés), les Français aux Belges d'avoir rendus sanguinaires par leurs atermoiements les Katangais (d'avoir fait obstruction). En effet, lorsque la ville est définitivement reprise le 22 mai (300 guerilleros tués), il y a également entre 70 et 130 blancs morts, sauvagement torturés, dit-on, à partir du moment où les parachutistes français ont attaqué. Le ministre belge des Affaires étrangères exulte : ah, vous voyez, il fallait négocier. Ulcéré qu'on puisse vouloir négocier avec de pareils individus, Mobutu-la-vertu lui rétorque que ce ministre a laissé traîner 24 heures l'appel au secours, d'où le massacre. Le Belge, piqué, lui répond que son but est de sauver les blancs, pas Mobutu et son régime, comme la France. Voilà dans le feu de la polémique une bien candide confession raciste ! L'Etat français, d'ailleurs, tenait également bien plus à passer pour protecteur d'ingénieurs et techniciens européens, que du gros dictateur zaïrois et de ses populations. Ce parachutage n'avait pour but, dans l'un et l'autre Etat européen, que de prouver la validité de leur armée professionnelle, et de flatter ce que le public a de réactionnaire, de nationaliste, de nostalgique d'une grandeur militaire liée à l'empire colonial ; d'où la jalouse prise de bec après l'engagement : l'affaire était trop minuscule pour en partager sans ridicule la publicité. Le 23 mai, des centaines de rebelles du FLNC rentrent en Angola, via la Zambie. Malgré les supplications de Mobutu, atterré par l'inexistence de son armée (dès qu'il ne s'agit plus de châtier des enfants centrafricains), le gouvernement français estime plus impopulaire ou coûteux de poursuivre son occupation armée au-delà du 28 mai. Des centaines de blancs désertent cette région du Shaba, où la production de cuivre tombe à 20 % . La même année, le 19 août, un accord Angola-Zaïre est signé au terme de la visite de Neto à Kinshasa ; le 15 octobre, Mobutu rend la politesse à Luanda ; en décembre, Gizenga, ex-numéro 2 de Lumumba, est arrêté en Angola ; du FLNA, on n'entendra plus parler que comme groupuscule, depuis que, le même mois, cinq de ses chefs acceptent une amnistie proposée par Neto.

Les guerres de Namibie et d'Angola sont devenues une et même chose, où le MPLA n'est pas assez fort pour pénétrer en Namibie autrement que déguisé en SWAPO, et l'Afrique du Sud n'est pas assez soutenue pour se maintenir en Angola sans son travestissement d'UNITA. Les 4 et 5 mai 1978, un raid sud-africain en Angola, pour prendre à revers la SWAPO (c'est toujours le prétexte), fait entre 500 et 1 000 morts ; le 22 octobre, le MPLA attaque l'UNITA, décrète la mobilisation générale le 7 décembre, et l'accompagne de deux bombes à Huambo (41 morts) : c'est toujours au parti auquel ils profitent qu'il faut attribuer ces attentats ; une purge aussi incompréhensible qu'indifférente, dans le MPLA, fait passer à la trappe de la lutte contre la "petite bourgeoisie" un Premier ministre ; en Namibie, pendant les élections qui doivent sanctifier l'indépendance, deux bombes permettent à l'armée d'occupation d'arrêter plusieurs chefs de la SWAPO : le parti collabo, de la Turnhalle, recueille 80 % des voix ; dans l'ONU, les principaux Etats occidentaux se joignent aux alliés directs de la guérilla dans la non-reconnaissance de cette indépendance ; en Namibie, la guerre aurait fait 1 000 morts en 1978, dont 300 guerilleros et 300 Sud-africains.

Cette guerre d'attentats, de raids et d'expéditions punitives ignore les batailles et ses propres buts. En 1979, elle s'installe dans l'habitude, dans la durée. Un spectacle inhabituel pourtant y commence : des guerilleros de droite y combattent des gouvernements de gauche, moins visiblement encore au Mozambique qu'en Angola. En 1978, guérilla passe encore pour de gauche, pour moralement bon. En Angola, guérilla et de gauche se sont scindés. Il devient visible que deux guérillas sont identiques, que l'idéologie qu'elles proclament soit de droite ou de gauche ; et par conséquent, l'Etat qu'elles combattent et qu'elles dénoncent serait également identique, qu'il soit de droite ou de gauche. J'emploie ici le conditionnel, parce que pour la plupart des pauvres intoxiqués par cette dualité, la même évidence est plus difficile à admettre pour des Etats que pour des guérillas. Mais après l'exemple de l'Ethiopie, passé inaperçu, la guerre d'Angola est la première brèche publique dans l'angélisme moral de gauche, sans pour autant relever celui de droite. Cette usure du manichéisme politique commence à déprimer ceux qui n'ont pas d'autres horizons, et aplanit d'étranges perspectives à ceux qui s'en réjouissent.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant