B) Guerres d'Etat


 

3) Guerre du Tchad

De toutes les caractéristiques qui accompagnent les guerres éternelles auxquelles le public s'est résigné, celle du Tchad est le meilleur condensé. C'est d'abord un labyrinthe triste, duquel les spécialistes ignorent la sortie et les spectateurs l'entrée. Entre les premiers, qui n'y comprennent rien à force d'y projeter tous leurs intérêts, et les seconds qui n'y comprennent rien à force d'y manquer d'intérêt, je vais tenter un survol à mi-hauteur, qui permette d'évaluer ce dédale, et sa médiocrité.

Plus étendu que l'Afrique du Sud ou l'Antarctique, et moins peuplé que Téhéran, le Tchad, où ont été recensés 192 groupes ethniques différents, est un résidu colonial devenu Etat, puis infection. Ce territoire, immédiatement malade de l'Etat, cette cangue administrée à son départ par un colonisateur violent et borné, se subdivise en trois parties : le nord, que parcourent des tribus nomades arabes musulmanes ; le centre, qui regroupe trois anciens sultanats arabes, ébauches d'Etats ; et le sud, le plus peuplé, par des noirs animistes chrétiens, dont les nomades du nord faisaient jusqu'à la colonisation, cinquante ans avant l'indépendance, le commerce d'esclaves.

En 1960, le chef du Parti Populaire Tchadien devient celui du premier gouvernement tchadien. Ce François Tombalbaye, qui vient de la plus importante tribu du sud, les Saras, devient rapidement dictateur, et confie toute l'administration aux petits-fils des anciens esclaves qui en abusent contre les petits-fils de leurs anciens trafiquants. Depuis 1968, rébellions, assassinats, abus de pouvoir et interventions armées se multiplient. En 1975, Tombalbaye, qui cherchait alors à imposer le yando, une sorte de spiritisme inspiré du tribalisme sara, est enfin assassiné, au soulagement général, lors d'un coup d'Etat.

Soulagement infondé, puisque le principal but de ce changement de dictateur n'a pas été atteint. L'année précédente, en effet, par le plus grossier des pets, la célébrité s'était emparée du Tchad, peu avant l'armée française : une inutile coopérante française, Françoise Claustre, avait été enlevée par une minuscule division d'un minuscule Frolinat (il existe vraiment des clowns tristes au point de vouloir "libérer" quelque chose de "national" au Tchad !). Ce fait divers, qui se transforma en roman-feuilleton puisqu'il dura jusqu'en janvier 1977, et que Tombalbaye avait été impuissant à gérer, fut le vrai détonateur de la guerre. L'éclairage dont il baigna ce nouvel Etat attira les mouches à carrière du Frolinat, comme Goukouni Oueddei, fils du chef des nomades toubous, ou Hissène Habré, dian-dian rentré commander au pays, et de l'armée, comme Félix Malloum, qui après avoir renversé Tombalbaye en avril crut pouvoir congédier l'armée française en septembre, et interdire la grève en novembre 1975. Il est remarquable que les prises d'otages ultérieures au Tchad, et il y en eut beaucoup, par une bizarrerie du spectacle, n'ont jamais obtenu toutes réunies le centième de notoriété de l'affaire Claustre, et donc ont été pour la plupart à charge des preneurs d'otages, ce qui les a évidemment fait cesser ; et que la libération de toute cette Claustrophobie artificielle, consécutivement à une exclusion du Frolinat de Habré par Goukouni, ne rapporta absolument rien à aucun des partis engagés, si ce n'est une rente de publicité pour tout le cloaque qu'était devenu le Tchad.

Car la seule unité qu'ait jamais connue le Tchad était son premier dictateur. Son successeur, le spectacle Claustre, acheva de fractionner le territoire en suscitant des convoitises inconnues dans ces contrées, où l'Etat est si récent et si artificiel. Une nouvelle soif de richesse, irrationnelle et impérieuse, s'était insinuée chez quelques chefs de tribu. Mais ces chefs de tribu eux-mêmes sont déjà des têtes de pont de chefs d'Etats voisins, attirés par la même douce et chaude lumière, mais avec des armes et des arrière-pensées autrement plus lourdes ; ainsi, les Libyens occupent déjà toute une bande de territoire tchadien, la bande d'Aouzou ; et le 24 janvier 1978, un cessez-le-feu est signé entre Malloum, la Libye, mais aussi le Niger et le Soudan.

Le 15 avril, le Frolinat lance une offensive surprise, en passant par le sud. L'armée tchadienne, qui défend la capitale, perd 2 000 hommes. Malloum, affolé, rappelle la France en renfort : en mai et juin, le Frolinat est donc battu par Goukouni, chef des FAP (FAN et FAP sont les dernières divisions du Frolinat) ; les FAP ont battu l'armée ; la France a battu les FAP ; dispute entre Toubous et arabes à l'intérieur des FAP ; la Libye soutient les FAP ; la France soutient Malloum ; Malloum s'allie avec Habré et ses FAN, malgré la France, dont Habré est l'épouvantail à cause de Claustre ; le Nigéria soutient les FAO et leur chef Abdel-rahmane, ancien dissident des FAN ; les Saras se révoltent contre la politique du gouvernement ; Habré devient Premier ministre de Malloum ; Goukouni reproche à Kadhafi de ne soutenir que les arabes dans les FAP ; et dans chacun des partis de cet innommable sac à noeuds, on se dispute, on se guerroie, on se jalouse.

Le 12 février 1979, les FAN prennent N'Djamena, le bourg capital, à la suite d'une grève dans les lycées. Les derniers restes de l'armée régulière battent en retraite vers le sud. Mais en arrivant à son tour dans N'Djamena avec ses Toubous, Goukouni sauve Malloum. Après l'annonce du carriériste Habré qu'il veut transformer le Tchad en République Islamique radicale, les Sudistes perdent la tête : le 6 mars commence un massacre de musulmans ; à la moitié du mois, ils en ont tué 10 000. Le Sud s'organise en autarcie, avec une sorte de gouvernement du Sud et un mini-dictateur, Kamougué, des Comités Civils et des Forces Unifiées (sans rire !). Les FAN attaquent le Sud pour prendre la route du Cameroun et du Nigéria, mais sont repoussées par Kamougué.

En 1979, le Nigéria n'organise pas moins de quatre conférences (Kano I et II, Lagos I et II) pour soi-disant résoudre la guerre au Tchad. Elle seront la même pitrerie, quoique moins sanglante, autour d'une table, que sur le terrain. FAN, FAP, FAT, MPLT, Nigéria, Libye (même le Soudan, si démuni de tout, entretient une armée à l'est du Tchad), tous ces partis trafiquent, mentent, trichent et se prennent très au sérieux. Et si les Français n'en sont pas, c'est parce qu'ils ne sont pas invités. Les plus insupportables, Habré et Goukouni, seront même arrêtés par la police nigérianne. Finalement, après Lagos II, un gouvernement d'union nationale (GUNT) naît sur papier : Goukouni est président, Kamougué vice-président ; la France priée de se retirer n'exaucera la prière qu'à moitié ; et la Force Inter-africaine attendue au Tchad, n'est pas encore arrivée aujourd'hui. Mais de retour au Tchad, chacun rejoint sa bande.

Si les guerres d'Ethiopie sont neuves, c'est en tant que réaction, en tant que contre-offensive : leur vigueur reflète la jeunesse de ce qui les a provoquées. La guerre du Tchad est comme un abcès de la société entre la décolonisation et 1978, qu'on a laissé puruler par insouciance, mais aussi, ensuite, avec cette bizarre jouissance qu'ont certains malades à conserver leur maladie. Cette guerre est une aubaine pour au moins la Libye, le Nigéria, le Soudan et la France, qui y justifient l'existence de leur armée, l'y entretiennent, l'y entraînent. Cette guerre est rentable. Quant aux Tchadiens, hier ils étaient esclaves ou nomades, hors de l'histoire, aujourd'hui ils s'entre-tuent pour tel ou tel ambitieux (et quelle ambition que de gouverner le Tchad !), quelle différence ? Pourvu qu'ils restent hors de l'histoire ! Ainsi cet abcès a une fonction immunitaire : tant qu'il dure il ne pourra être infligé à la société qui l'entretient aucune blessure iranienne ou nicaraguayenne. La guerre au Tchad est comme le moindre mal qu'ont choisi ces citoyens qui préfèrent geindre sur un lit d'hôpital que de se battre dans les rues de la vie. Mais ces malades ont un effet sur ces batailles : l'écrasant poids de l'immobile. Ainsi le déroulement de la guerre du Tchad est un leurre de mouvement. Dans les renversements perpétuels d'alliances, de situations, dans la multiplication des factions, des armées, où même l'idéologie, discréditée, tombe en désuétude, sans passion, sans haut, sans bas, rien n'importe, rien ne change : la guerre du Tchad est l'immobilité moderne de cette société.

Mais comme de cette immobilité en rotation sur elle-même émerge le caractère punitif des guerres d'Ethiopie, dans les guerres d'Ethiopie apparaissaient, dans le passage de l'une à l'autre, la blessure et l'abcès. Car ces guerres, qu'elles soient ripostes comme en Ethiopie, ou négligence comme au Tchad, profitent à ceux qui les font, quelques Etats et partis étatistes, et nuisent à ceux qui les subissent, le vaste public. C'est lui qui paye les armes, mais qui doit être empêché de les prendre, qui regarde la guerre mais qui doit être empêché de la comprendre. De bataille en négociation, de conférence en coup de force, tout éternise surtout la confusion. Mais le public, flatté comme un souverain et traité comme un imbécile, voit son regard capté, comme par ces néons publicitaires qui s'allument par intermittence, par un conflit dont il a perdu dans son hébétement de spectateur, et les causes et les enchaînements, et la relation avec le monde. Et comme en toutes choses la relation avec le monde c'est lui, les enchaînements deviennent indifférents, et les causes de ces lentes boucheries sont de fermer la marche du monde en l'arrêtant.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant