A) Escarmouches


 

9) Kâtmându, Népal

Kâtmându est la carte postale d'une mode qui fane comme la mode rasta en Jamaïque fleurit. Le Népal n'a ouvert ses frontières qu'en 1958, et ce paradis du routard a du interdire en 1973 le haschisch, qui attirait tous ces touristes. Beatniks, freaks, babas ont inoculé le virus de la soif du monde, dont ils sont des porteurs inconscients, aux vallées oubliées dans l'ombre de l'Himâlaya. Et quand ils repartent, c'est eux qu'on regarde. Mais dans les têtes qu'ils ont croisées ils ont semé la même modernité qui les a poussés si loin, et dont l'acte de naissance est toujours une révolte.

Le 6 avril 1979, l'ambassade du Pakistan à Kâtmându est attaquée par des "étudiants" furieux. Il semble que ceux-ci, opposés à l'exécution de Bhutto, s'en prennent à ceux qui les empêchent de se rendre au Pakistan. La grève à l'université de Tribhuvan débouche rapidement sur un programme de 22 demandes, apparemment très éloignées du prétexte Bhutto. A partir du 23 avril, la rue devient l'enceinte du débat. Jusqu'au 23 mai, le Népal va connaître sa première avalanche, si caractéristique des débuts d'insurrection, qui ne jaillit pas du séjour des neiges, mais du feu des esprits. Le 29 avril, la police tire sur une manifestation et avoue les deux premiers morts ; le 5 mai, il y en aurait déjà entre 3 et 25 ; le 9, deux personnes sont tuées à Bharatpur, révolte et répression s'étendent aux campagnes ; enfin, le 23 mai, on compte "plusieurs" morts "après une sanglante journée d'émeute à Kâtmândou" où "Les manifestants ont incendié deux journaux pro-gouvernementaux, endommagé les bureaux de la compagnie aérienne nationale et incendié ses dépôts de carburant." Le lendemain, 24 mai, le roi Birendra annonce un référendum où les électeurs auront à choisir entre le multipartisme et le système des Panchayats. Le Premier ministre démissionne.

Comme les référendums de France en 1969 et d'Iran en 1979, ce référendum népalais est une tentative pour substituer une fausse dialectique à une trop véritable. L'opposition entre Panchayats et partis politiques (à quelle sauce la soumission sera-t-elle accommodée ?) a été lourdement fabriquée par tout ce qui conserve ou prostitue de la pensée, pour ensabler le début de guerre entre pauvres modernes et Etat moderne, tous deux en formation accélérée au Népal. Notons, comme première singularité de cette escarmouche passée quasiment inaperçue, que son prétexte, qui se situe hors des frontières a été oublié en route par les deux camps. De la part des gueux, ce n'est pas étonnant, puisqu'ils n'avancent qu'en dépassant les prétextes ; mais les valets s'en font généralement le bastion de la récupération. Or l'indignation pour le sort de Bhutto n'est qu'une oeuvre de propagande ; et des Népalais, ingénument radicaux, ont demandé à aller voir. Cette abolition de frontière a été vivement empêchée, car ces crédules qui se seraient émus sur place menaçaient d'y découvrir ces approximations de la propagande qu'en général on appelle mensonges. Que des gueux se rendent compte par eux-mêmes, en communiquant au-delà des frontières, est bien la pire menace que des valets peuvent redouter.

Démocratie contre Panchayats est donc devenu la ligne de défense, en retrait du prétexte. En 1959, des élections démocratiques amenèrent au gouvernement le Parti du Congrès et son chef Koirala. En 1960, le roi père du roi Birendra, qui lui succède en 1972, fait un coup d'Etat et instaure le système des Panchayats. Le Panchayat est d'abord un conseil de notables de village. Ces conseils de village élisent des Panchayats de province. Ces conseils de province élisent 112 délégués au Panchayat Suprême, auquel s'ajoutent 23 créatures nommées par le roi. Cette Assemblée nationale n'a qu'un pouvoir consultatif, c'est-à-dire nul. Les partis politiques sont exclus des Panchayats. En 1979, Koirala, arrêté, puis relâché le 9 mai, personnifie cette spectaculaire usurpation, qui voudrait laisser croire que des pauvres sont allés se faire tuer dans la rue pour un Koirala, pour une démocratie occidentale.

Mais derrière cette façade on aperçoit l'ombre du négatif : en mai, aux 22 demandes étudiantes s'ajoute une demande d'abolition d'une campagne "retour au village". Les étudiants et jeunes citadins chinois, éthiopiens, iraniens avaient ainsi été dispersés, au moins partiellement ; ceux de Kâtmându ont lutté avec succès contre ce conservatisme anti-urbain puisque, le 28 mai, le roi accepte la démission du "comité central" responsable de la campagne "retour au village". Le même jour, dans les cendres des deux journaux gouvernementaux détruits le 23, la commission électorale chargée de surveiller le référendum est obligée de consacrer formellement la liberté de presse et d'association. Que ce soudain débat n'ait eu que des étudiants comme accusateurs publics paraît difficile à imaginer, tant ce mai népalais ressemble aux plus graves émeutes de ce temps. Ainsi, le 6 juin, le gouvernement, comme tout Etat moderne luttant contre les conséquences de débordements imprévus, interdit la grève dans les professions d'utilité publique, pour casser celle des services financiers et de l'industrie alimentaire. La suite des événements sort du champ de la colère et ressemble à la restauration des prérogatives d'un dictateur : le référendum n'a lieu qu'en décembre, et les paysans y donnent une légère majorité au système des Panchayats.

Ce n'est pas le PNB par Etat, mais le mode de communication et la concentration d'esprit sur le champ de bataille qui définissent les pauvres modernes. Il n'y en a pas au Kurdistan et en Afghanistan, où buts, méthodes et terrains des rebelles sont encore paysans. Mais à Kâtmându, ce ne sont pas les paysans, et probablement assez peu les étudiants qui se sont soulevés ; et le terrain est la ville. L'ennemi raconte ces événements avec une désinvolture et une approximation extrêmes, parce qu'il méprise autant les pays pauvres que les pauvres modernes méprisent les campagnes. Quoique aussi peuplé et aussi étendu que la Tchécoslovaquie, le Népal apparaît comme un "petit pays" écrasé contre les montagnes, où tout événement est vain, tant il y a d'isolement géopolitique et de retard économique ! Si les Népalais se révoltent, ce ne peut donc être davantage que pour un 89 tardif, où bonne démocratie remplace vilaine royauté. Comme les partis "révolutionnaires" d'Europe regardaient par dessus l'épaule l'insurrection de 1917, à cause du retard économique de la Russie, les économistes d'aujourd'hui ne sont pas en mesure de même entrevoir ce spectre surprenant et fugitif qui a traversé la place publique de Kâtmându en 1979. Et là où ils virent un jeune monarque, représentant encore Dieu sur terre, dans un pittoresque petit royaume-musée, tampon impuissant entre l'Inde et la Chine, il y avait un petit dictateur pragmatique, agile et brutal ; là où ils crurent un hindouisme perpétuel et tranquille, un orientalisme pour touristes et alpinistes, il y avait une jeunesse citadine aussi violente que celle qui en Russie en 1917, par le plus accidenté des raccourcis allait bousculer toutes les idéologies jusqu'au stalinisme ; et là où ils n'entendirent que les archaïsmes historiques qui flattent leur propre modernité, il y avait un nouveau champ de bataille du présent. Je dis cela pour qu'on ne sous-entende plus : au Népal, laissez-moi rire ; mais qu'on se dise : même à Kâtmându !


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant