A) Escarmouches


 

6) Kingston, Jamaïque

Les émeutes de Quito, Lagos et Atananarivo contiennent les ingrédients nécessaires et suffisants pour fabriquer l'image de synthèse de l'émeute contemporaine qui permet de les oublier, de les confondre toutes. Combien de contemporains qui ne me connaissent pas peuvent affirmer que cette première émeute non-iranienne de 1979 je ne vais pas l'inventer ? Quelle mémoire individuelle de non-spécialiste peut trancher, en toute certitude, entre la réalité ou l'illusion de l'émotion publique à Kingston, en janvier 1979, après n'avoir lu que la chaîne de stéréotypes du communiqué suivant ? "Toutes les manifestations et réunions publiques ont été interdites, jeudi 11 janvier, sur l'ensemble de la Jamaïque. Sept personnes (dont trois policiers) ont été tuées depuis le début, lundi, des émeutes contre le gouvernement de M. Michael Manley, Premier ministre socialiste ami de M. Fidel Castro. La violence, politique ou non, est endémique en Jamaïque, mais les incidents de cette semaine sont les plus graves depuis plusieurs années. Les troubles ont pour origine la décision d'augmenter d'environ 7 % le prix de l'essence." Cette nouvelle, si l'on change simplement les noms, les lieux, les dates, devient sans âge, pourrait facilement s'inventer ; à l'inverse, les invraisemblances et les omissions paraissent si grossières qu'elles reflètent ce type de vérité que les informateurs voilent trop hâtivement pour l'avoir trop hâtivement dévoilée : le chiffre d'augmentation du prix de l'essence est inférieur à l'inflation ; le score des victimes (4 à 3 pour l'Etat) est improbable ; pas de vieux, pas de jeunes, pas d'ouvriers, pas de chômeurs, pas même d'étudiants ; pas de passé à cette bataille qui a duré au moins trois jours, pas d'avenir, pas même de présent, tant ce stéréotype d'émeute absorbe en son triste résumé tout courage et tout plaisir, toute angoisse et tous les coups, toute conscience de révolte et toute révolte de conscience, tout vécu.

La censure, ou auto-censure, je ne sais pas, qui suivit ce pourtant maigre entrefilet, ne se relâcha qu'une fois le danger passé. Comme la version sandiniste au Nicaragua, la version gouvernementale de gauche demeura indiscutée. M. Manley est l'ami de M. Castro. La Jamaïque, Etat associé au Commonwealth, n'est séparée des USA que par Cuba. Le match gauche-droite peut se réchauffer dans cette petite casserole toute neuve. L'émeute y disparaît dans le clapotis des complots, sous les relents de guerre froide. "The Prime Minister described the demonstrations as a cover for "an organized plot to overthrow my government" while the JLP accused the security forces of helping PNP members to intimidate protestors." La gauche (PNP) et la droite (JLP) se soutiennent mutuellement en s'accusant de crimes qu'elles n'ont pas commis. Un degauche farouche ajoute ultérieurement ces précisions : "On the pretext of an increase in petrol-prices, mass protests irrupted across the country, carefully organized by a new front-group of the JLP, the National Patriotic Movement, 500 barricades were thrown up in the streets of Kingston plus others in Montego Bay, Ochos Rios and other towns. This was on 8 January 1979. Vehicles were burnt, tyres slashed and open skirmishes occured between the supporters of the rival parties and with the police until marches and public meetings were barred two days later. Although planned and coordinated by the JLP, the petrol-price protests stuck a responsive chord among wider layers of the population. Three bauxite/aluminium operations were brought to a standstill by protesting workers or by companies that were glad to go along with the protest. Dissatisfaction with the PNP began to rise steadily. One of the most significant aspects of the petrol-price demonstrations was the refusal of the police to take action. They had crossed the threshold to the JLP." Cette dernière insinuation, à elle seule, est d'une telle énormité qu'elle discrédite tout ce qui précède, avec quoi elle entre d'ailleurs en contradiction : l'auteur dit au début qu'on s'est battu avec la police, et à la fin, que la police a refusé d'agir. Par quel miracle le gouvernement Manley a-t-il pu survivre à un parti d'opposition suffisamment fort pour émouvoir la rue comme Napoléon débarquant d'Elbe, mais qu'en plus la police, comme Ney, vient y rejoindre ? Cette fantasmagorique alliance émeutiers-policiers est démentie par le nombre de morts dans chaque camp, que le menteur (dont les mensonges sont notre véritable source d'information) omet évidemment. Mais il en rajoute : "Also in February price increases were anounced on 21 basic commodities, the JLP called a one-day general strike, dubbing it a "National Day of Peace and Justice". But the 19 February action met only partial success." Un mois après l'émeute qu'il aurait suscitée, en retournant de plus sa borne policière, le JLP n'arriverait qu'à se faire très peu suivre sur une action défensive, passive, démobilisatrice, typique d'une opposition qui n'a jamais craint que d'être débordée ! Enfin "by March 1979, confrontations with major unions were increasing. Strikes broke out in the Post Office, the telephone company (Jamintel) and the Gleaner." ("As all this was happening the JLP and the Daily Gleaner were spewing anti-communist rhetoric.") "Finally the government sat down with the leaders of 12 Unions and agreed to allow some wage increases over the IMF-imposed limits." Deux mois seulement après l'émeute, son onde de choc en arrive aux accords de Grenelle, où le gouvernement préfère affronter le courroux du FMI plutôt que de réveiller celui de la rue. C'est une règle de l'émeute moderne, spontanée et anonyme : ses conséquences immédiates sont encore visibles plusieurs semaines plus tard. L'intensité d'un immense plaisir ou d'une très grande peur est souvent rétrospective, s'étale dans le temps. Savinkov illustrait ce décalage à propos de 1905, où la routine "révolutionnaire" et anti-révolutionnaire continuait alors que l'insurrection avait déjà lieu, et où, longtemps après qu'elle fût déjà battue, la plupart des intéressés pensait encore qu'elle était en train de triompher.

Mais il eut mieux valu, pour ces informateurs et pour nous, plutôt que de restituer un conflit dont certains protagonistes mis en scène auraient même paru archaïques en 1905, nous expliquer le sens réel de cette formule fourre-tout : "La violence, politique ou non, est endémique en Jamaïque" ; il eut mieux valu, plutôt que de réfléchir d'improbables complots, nous expliquer l'absence d'étudiants ; il eut mieux valu se taire, plutôt que de parler d'émeute en Jamaïque sans parler de rastas.

Après que Haïlé Sélassié fut couronné Negus, empereur d'Ethiopie en 1930, un certain Marcus Garvey en Jamaïque, prêche le retour en Afrique, et l'existence du messie noir, du dieu vivant Rastafari (Ras signifie prince en amhari et Tafari est le nom de famille du Negus). Tout ce qui n'est pas noir est proscrit, Babylone. La bible a été écrite par des noirs pour des noirs. Ni la visite de l'empereur éthiopien en Jamaïque en 1966, ni sa chute et sa mort sans gloire, huit ans plus tard, n'ont convaincu la secte de sa non-divinité.

Car déjà la visite du Negus est une première indication de la saisie et de l'aliénation de la secte originelle par l'esprit du monde. Quelques années auparavant, déjà, les rastas se sont forgés un style musical distinctif, le reggae. Dix ans plus tard, le reggae campe dans les hit-parades du monde entier ; les dread-locks, la coiffure rasta, deviennent une mode ; et des jeunes, ignorant tout de l'empereur d'Ethiopie, se disent rastas, d'abord dans toutes les Caraïbes, puis en Amérique du Nord, en Afrique, en Europe. Mais une autre marchandise a contribué davantage encore que la musique à muter mondialement les rastafarians en rastas. Dans leurs meetings hebdomadaires ou mensuels on danse, chante,médite, prie et fume le "ganja". Ailleurs le ganja est ce qu'on appelle marijuana. "On estime que la Jamaïque a la plus grande densité de fumeurs de cannabis du monde : 60 à 70 % de la population boit, fume et absorbe du Ganja sous une forme ou une autre." Notons que les non-violents rastafarians sont hostiles à l'autre drogue folklorique des Caraïbes, le rhum, parce que le ganja rend cool, alors que le rhum rend violent. Mais entre-temps le ganja n'est plus, en premier lieu, l'indispensable outil de méditation d'une secte rigoriste, mais la ouate pour week-end de la middle-class américaine, son supplément de vacances au Sex, Sand, Sun, Sea, lorsque, touriste, elle submerge les Caraïbes. En tant que marchandise, le ganja est d'autant plus convoité que la demande dépasse de beaucoup l'offre, d'autant plus excitant qu'il est illégal. Et au début de 1979, justement, sa légalisation revient une fois de plus au centre du débat public en Jamaïque, et sera une fois de plus rejetée : les derniers à avoir eu intérêt à la fin de la prohibition de l'alcool aux USA en 1930, étaient les trafiquants. Les profits et les risques du ganja provoquent désormais des méditations bien moins cool que le retour du messie noir.

En se multipliant par la prostitution du reggae et du ganja, les rastas ont changé. L'augmentation de la criminalité force d'admettre que, ganja ou rhum, ce n'est pas dans la substance annexe que naît ou disparaît la violence ; et si "dread" signifie toujours rébellion, dans le monde cette rébellion n'est perçue que comme style capillaire. Les rastas sont devenus des pauvres modernes typés, réprimés, à la révolte figée dans son spectacle, qui ont beaucoup perdu de leur foi en Dieu et la Loi. Le spécialiste Klaus de Albuquerque divise les rastas en quatre groupes : 1- associé à l'église orthodoxe éthiopienne 2- gardien du culte traditionnel 3- rastas "touristes" 4- rastas des classes laborieuses, plus sensibles au caractère social et culturel que religieux. Les deux premiers groupes sont de minuscules fossiles ; le quatrième groupe est majoritaire en Jamaïque, le troisième hors de Jamaïque ; les deux derniers groupes sont composés de jeunes. La gauche jamaïcaine (qui se stalinise depuis son accès au gouvernement en 1972) courtise le mouvement rasta, jeune, prolétarisé, et, dieu merci, sans théorie mais avec beaucoup d'hypocrisie, parce qu'elle rencontre plus de mépris que de prise dans cette religion concurrente, apolitique et aux moeurs si peu socialistes. C'est pourquoi les degauches préfèrent parler de l'émeute de Kingston en termes de droite-gauche, de complots, de policiers félons. Le mouvement rastafari, ce bâtard de la religion et de la rébellion, se décompose dans la composition accélérée du spectacle rasta, qui défonce bien plus que le ganja, devenu moyen, non plus pour que des humains maîtrisent une abstraction, mais pour qu'une abstraction maîtrise des humains. Les jeunes de la Jamaïque, qui sont une vitrine dans le monde, sont un ghetto en Jamaïque. C'est le ghetto lui-même qui constitue cette vitrine si pittoresque. Le boutiquier Manley et ses commis ne peuvent pas la détruire, c'est trop de bénéfice, et sont obligés de la condamner, c'est trop d'indécence. Eux qui s'adjugent, comme degauches, le monopole de la révolte, sont obligés de séparer la révolte perpétuelle figée en vitrine de la révolte historique réalisée à Kingston en janvier 1979, contre eux, qui partie de la vitrine, s'est propagée dans toute la boutique, store baissé, lumières éteintes. L'état du stock est assez endommagé, mais la vitrine est intacte. Conclusion : la violence, politique ou non, rastara encore longtemps endémique en Jamaïque.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant