C) Les frontières du Nicaragua


 

4) Frontière nord

b) Guatemala

Deux éléments distinguent principalement le Guatemala de toutes les autres provinces d'Amérique centrale. Sa capitale, d'abord, qui porte son nom, est la plus américaine (city et bidonvilles) et la plus peuplée de la région ; puis la moitié des Guatémaltèques sont indiens, alors que dans tous les autres Etats (sauf au Costa Rica, où ce sont même les Espagnols) les ladinos - métis indiens-espagnols - sont majoritaires. De là probablement l'obscurité relative dans laquelle le Guatemala est plongé ; et de là surtout, une sorte de lutte sourde entre ville et campagne, mais modernisée ; de là encore, une presque-tradition des escadrons de la mort (favorisés par ces dictateurs remplacés régulièrement tous les quatre ans) contre ces indiens que préserve de moins en moins la profondeur de leur campagne ; de là toujours, une gauche plus morale que l'Eglise, appuyée d'une guérilla moins urbaine qu'en Indochine, qui commence seulement à s'ouvrir aux indiens qui y seront bientôt majoritaires.

Les escadrons de la mort, un peu assoupis sous la présidence de Laugerud García, se sont réveillés à l'occasion du tremblement de terre de 1976 (22 000 morts) en essayant de faire passer en douce quelques assassinats de syndicalistes sur le dos de l'hécatombe. Ces mauvaises moeurs auxquelles participe l'Etat augmentent évidemment l'indignation de gauche, si vertueuse, et des pauvres, nullement modernes. Cette situation inversée, où l'Etat contribue constamment au viol de ses propres lois, dont les pauvres se font les champions, est encore compliquée par le gouvernement américain qui soutient les pauvres au nom de la croisade des Droits de l'Homme de son Président futur candidat, contre un gouvernement qu'il arme.

En 1978, le monde fait son entrée officielle au Guatemala, et non l'inverse. C'est un spectacle qui va faire méconnaître cet Etat. Mais ce spectacle va d'abord avoir des conséquences guatémaltèques : c'est une victoire de la campagne sur la ville, l'instauration d'un faux débat éternisant, d'une guerre insoluble qui s'installera peu à peu comme le sas entre le Mexique et l'Amérique centrale, comme le territoire infectieux qui sépare la passivité des pauvres des Etats-Unis et la répression des pauvres du Nicaragua. Le 29 mai 1979, 700 indiens kekchis, familles comprises, se rendent à la bourgade voisine de Panzós pour pétitionner contre je ne sais quelles injustices, qui sont effectivement leur lot quotidien : l'armée tire sur cette foule d'innocents et en tue une bonne centaine. "The Panzós massacre differed little from other massacres in Guatemala, either in scale or brutality." Mais la différence est dans l'information. A Panzós, ce jour-là, furent prises des photos, qui non seulement inondèrent instantanément tout le Guatemala, mais aussi le monde entier. Ainsi, cet événement devint célèbre, puis célébré. Le 1er, puis le 8 juin, syndicats, groupuscules de gauche, organisations paysannes et indiennes brident 60 à 80 000 personnes dans une manifestation d'indignation sur les malheurs de la campagne, dans les rues de la capitale. Quant à l'espoir d'un régime plus doux sous Lucas García, élu président trois mois avant d'entrer en fonction le 1er juillet 1978, c'est là encore au spectacle inverse qu'on va assister. Bien avant 1982, le cannibale Laugerud passera rétrospectivement pour végétarien.

Mais les gueux de la ville n'ont pas dit tout à fait leur dernier mot. Les gauches, occupées religieusement à panzoser les campagnes, guérilla par ci, syndicats par là, curés partout, négligent les slums de Guatemala City. Fin septembre, l'annonce d'une augmentation qui double le tarif des bus, provoque, selon les apologistes de gauche, une assemblée générale des travailleurs, étudiants et habitants des bidonvilles sous les auspices de l'union syndicale CNUS, qui serait bien le premier syndicat à revendiquer grève et barricades ; et selon une hypothèse critique (s'appuyant notamment sur l'absence, chez tous les apologistes, de date précise de cette réunion, et du début des troubles), une émeute spontanée dans les rues de la capitale, sur laquelle se ponctionne aussi vite que possible ce parasite syndical, affolé par l'éventualité de grèves sauvages. A partir du 2 octobre, la police tire. Mais une semaine après la fin de Septembre à Esteli, les manifestations n'en sortent que grossies. Le samedi 7, le CNUS est obligé de proclamer la grève générale. Lundi 9 octobre, Lucas García s'empresse d'annuler l'augmentation, et le CNUS l'insurrection. Aussi incapables qu'ils avaient été de critiquer le spectacle de Panzós, les gueux de Guatemala s'avèrent incapables de dépasser le prétexte des transports en commun. Et ainsi, encadrés par leurs cerbères locaux, ils vont reprendre leurs déplacements à 5 centavos, et laisser les deux Guatemala, campagne et ville, devenir un seul Panzós.

Le résultat est une longue guerre larvée, où les gueux désarmés ou tués, sont réduits au silence. Car à partir d'octobre 1978, l'Etat prend résolument l'offensive. Un futé observateur a classé les escadrons de la mort en trois groupes : ceux qui sont composés de militaires ou de policiers faisant des heures supplémentaires ; ceux qui échappent au contrôle de l'armée et de la police ; et ceux qui n'existent même pas, sauf dans la signature et la rumeur, destinés à semer la peur, à paralyser et tromper. Les cibles les plus urgentes ont été, pour une fois, les politiciens libéraux, rapidement éliminés. Il s'agissait de priver les croisés des Droits de l'Homme d'une solution intermédiaire entre dictature de droite et sandinisme guatémaltèque. Cette priorité a probablement été suggérée par les conseillers américains, eux-mêmes opposés à la politique de leur Président, futur candidat. Les renseignements sont plus ténus sur les exactions commises par les gauches, où les quatre guérillas vont bientôt s'unir en une (URNG) et les organisations libérales et staliniennes, syndicales et paysannes en un Front Démocratique contre la Répression (FCDR) où les pauvres sont massés dans l'enclos de la défensive, attenant à l'abattoir. C'est que, dans toute l'Amérique centrale, ceux qui sont écoutés parmi ceux qui écrivent sont de gauche et en exil. Il n'y a évidemment que cette opposition qui a le conformisme, le temps et le crédit pour faire entendre son point de vue, y compris aux Etats-Unis, et malgré ses lamentations qui veulent assurer le contraire. L'arrivée des sandinistes au gouvernement n'a que renforcé cette mainmise, en s'attaquant à une réécriture unilatérale du passé.

Mais en janvier 1979, les sandinistes en sont encore à flatter l'espoir de pourrir le Nicaragua comme le Guatemala : dans les deux Etats, la guerre fait 5 morts par jour. Mais après la moitié de l'année, alors que les sandinistes combattent l'explosion qui les propulse au plus inconfortable gouvernement, dictature et opposition guatémaltèques sont arrivées à l'empêcher, en augmentant la moyenne à 12 assassinats par jour (2 000 tués jusqu'à fin juin 1979). La frontière nord de l'Amérique centrale devient le tunnel encombré de cadavres que l'on ne traverse pas.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant