C) Les frontières du Nicaragua


 

3) Frontière sud

a) Panamá

Plus on s'éloigne de Berlin, plus Berlin paraît identique à son mur. Plus on s'éloigne de Panamá, plus Panamá paraît identique à son canal. Les Berlinois admettent implicitement que le mur provoque ce qui peut se passer de plus élevé dans leur vie : et conséquemment, qu'il ne se passe jamais rien de très élevé ; et conséquemment, les Berlinois pensent aussi rarement au mur que les Parisiens à la tour Eiffel. Les Panaméens admettent implicitement que le canal est ce qu'il y a de plus profond dans leur vie ; et conséquemment, tout ce qu'ils peuvent dire ou faire ne sera jamais qu'en second, derrière le canal ; et comme les Berlinois sont prisonniers de leur mur, les Panaméens le sont de leur canal.

Panamá s'est affranchi de la Colombie en 1903, à l'instigation des Etats-Unis qui purent ainsi construire ce fameux canal et s'adjuger une zone de 10 miles autour, en échange d'une redevance. Qui dit indépendance de Panamá, se fait rire au nez, bonhommement ou amèrement. Chacun sait que Panamá est une colonie américaine à cause de ce que la monnaie de Panamá est le dollar américain, à cause de 33 interventions militaires depuis 132 ans, à cause, bien sûr, du canal. Bref, si les Etats-Unis ont un pied en Amérique centrale, il est communément admis qu'ils ont deux bottes à Panamá. Anti-colonialisme, récupérons le canal, anti-impérialisme, récupérons le canal, anti-américanisme, récupérons le canal, voilà posé le spectacle éternel de Panamá.

Un coup d'Etat propulsa à la dictature le général Torrijos en 1968. Cet habile gaillard, imitateur de Perón, mais avec plus de mobilité et de précarité, a toujours désemparé les commentateurs professionnels. Navigant à vue, il élimine d'abord ses concurrents militaires, s'allie "avec le peuple" au bon dos, puis à la bourgeoisie à la bonne bourse, vaque un coup à droite, un coup à gauche, oscille entre l'anti-impérialisme et l'américanisme, bref trotte d'un extrême de commentateur à l'autre avec une aisance qui déconcerte ceux qui n'osent pas encore envisager un arrivisme aussi décontracté, aussi iconoclaste, aussi simple. Torrijos est le petit despote local le mieux dans son temps, qui soutient les sandinistes en même temps qu'il héberge le Shâh déchu.

Quelles qu'aient été les motivations qu'un pareil soldat de fortune et le pied-plat Carter avaient de signer effectivement un traité du canal, en octobre 1977, je ne peux que le conjecturer. Mais que deux valets aussi disproportionnés puissent commettre ensemble une faute et une irresponsabilité aussi grave que d'achever le spectacle qui paralyse durablement les pauvres de tout un Etat, laisse penser que leur devise est désormais alignée sur leur prévoyance : après moi le déluge. Et certes, Torrijos, qui dans cette affaire admit des partis politiques d'opposition et se démit de la présidence (ce qui transféra le siège de la dictature au commandement de la Garde Nationale, qu'il se conserva) n'a pas dédaigné la flatterie d'avoir son nom associé à un traité si désiré, ni,

probablement, quelque menue monnaie ; quant à Carter, il lui fallait déjà construire des succès dont l'étalement fasse applaudir l'électorat américain jusqu'aux prochaines élections (et le traité prévoyait plusieurs étapes jusque fin 1979). D'autre part, comme le compromis fut hâtif, il trouva beaucoup d'adversaires dans les deux camps, ce qui fut suffisamment spectaculaire pour cacher que ce spectacle était condamné.

Les pauvres de Panamá s'étaient toujours laissés convaincre que leur misère avait pour origine le racket américain sur le canal. Cette illusion disparaissant, ils découvrirent aussitôt les sujets de mécontentement du monde entier. Dès fin 1978 éclatent les premières grèves depuis dix ans. Même le Partido del Pueblo (stalinien classique) qui pouvait encore dire il y a peu : "we were careful not to sharpen the struggle at home because the principal objective in our program was passage of the treaties", ne peut plus rien retenir. Le gouvernement envoie l'armée.

Puis, en pleine bataille de Managua, le 11 juin 1979, "The bus and taxi drivers of Panamá City went on an illegal strike to protest recent increases in the price of gasoline. The strike, which received broad popular support, snarled traffic through out the city and disrupted business and government activities" : sous le canal, les pavés. "The government reacted to this strike violently as it had to others this year. But this time it backfired. The strike spread within hours after the news of the government crackdown spread around. By dawn of the second day bus and taxi drivers of the Atlantic city of Colón, the second largest, have also gone on strike. High school students joined in solidarity and by noon over 10 000 people, drawned from the workers and unemployed of this hard pressed city, were out in the streets." Les ennemis des sandinistes et du Shâh sont là, aussi. "Traffic stopped, business and government offices closed, the entire city lay paralysed. Before the day ended, several important government offices lay shattered and three protesters had been killed by National Guardsmen."

Devant une telle proximité de la colère, le spectacle du canal va donc être réchauffé. Le 1er octobre 1979, date prévue pour l'occupation d'une partie de la zone du canal par Panamá, 150 000 dupes applaudissent l'impudent menteur Torrijos, absent ("Je ne veux pas entrer dans l'histoire. Je veux entrer dans la zone du canal"). Mais ce succès reste inférieur à celui escompté (200 000 dupes). Le mur de Berlin à moitié

arraché, il va être difficile de tenir les Berlinois. Aussi, les valets panaméens en sont-ils maintenant réduits aux expédients les plus éculés : la découverte d'un complot pour renverser le régime, le 24 octobre, témoigne d'une nervosité qui ne le quittera plus.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant