B) D'octobre 1978 à octobre 1979


 

9) Quatre petites opérations sandinistes pour garder la position
(Août - Octobre 1979)

Si l'idéologie des sandinistes a cela de léniniste qu'ils croient en l'Etat, elle a cela de gueux qu'ils ne le respectent pas, et ne se croient donc tenus, à sa tête, à aucune exemplarité, qui honorerait cette antique institution : ils ne vont s'accrocher à leur position qu'avec astuce et brutalité, sans honte ni scrupules, comme des proxénètes à leurs bouts de trottoir.

Le contraste entre la radicalisation croissante des pauvres et le favoritisme de plus en plus marqué du FSLN pour les ennemis de toujours des pauvres, somozistes, libéraux, gouvernement américain, va faire prospérer l'un des lieutenants, jusque-là garçon de course du FSLN, le gauchisme. Frente Obrero et d'autres petites organisations trotskystes et maoïstes vont dans le dialecte léniniste, à quelques idiomes près, sandiniste, contester bruyamment son rôle d'avant-garde au FSLN passablement agacé par l'impertinence et la clientèle grandissante de ces fraîches putes, protégées par lui, et qui profitent, jusqu'à devenir menaçantes, de l'abandon d'un bout d'asphalte jugé intenable par l'ex-guérilla. Personne ne doit impunément déborder le patron, qui choisit donc, à titre d'exemple, d'en dérouiller une, dont la clientèle raffole particulièrement. La Brigade Simón Bolívar, un travesti rétro de la guerre d'Espagne, non nicaraguayen, ex-étudiant latino-trotskyste, qui doit à une panoplie aussi fétichiste d'être visité en cachette même par des ministres, poussait contre le FSLN les cris les plus stridents. Le 14 août, à un meeting, la Brigade "found itself confronted with a demonstration of 1 000 workers who had been brought there - supposedly by an FSLN contingent - in the belief that they were to lobby the Sandinista leadership on wages and trade union questions". Pris à partie, donc, par un nombre suffisant de "gardiens de la révolution", 60 étudiants prolongés rivaux de ceux qui les ont pris, se trouvent expulsés du Nicaragua, terre d'asile dont ils n'ont pas le passeport.

Comme Moïse et Capone, le FSLN peut maintenant apporter à la communauté ses "Lois Fondamentales" : abolition de la peine de mort ; égalité de tous devant la loi ; liberté de la presse ; respect des Droits de l'Homme ; droit au salaire égal ; droit de grève ; droit d'asile ; tout citoyen est électeur et éligible ; "les pères auront les mêmes obligations envers leurs enfants naturels qu'envers leurs enfants légitimes" ; droit à l'éducation, enseignement primaire obligatoire et gratuit. La presse mondiale bat des mains, conquise par autant de libéralisme démocrate-chrétien : don FSLN, que vous êtes généreux ! Que les pauvres du monde entier vont vous adorer ! Le FSLN n'a rien perdu de sa sensibilité à son image de marque. Depuis longtemps il sait qu'il suffit d'être généreux pour l'information, c'est-à-dire paraître généreux seulement. Le lendemain, il reconduit l'Etat d'Urgence, pour la première fois d'une longue série. Et l'Etat d'Urgence suspend les "Lois Fondamentales". Ainsi, en attendant l'abolition de la peine de mort devant les tribunaux (pour gracier les somozistes) fusille-t-on sommairement les muchachos pris les armes à la main ; ainsi, en attendant le droit de grève sandiniste, cesse, ce jour-ci seulement, la réquisition des travailleurs (la nouvelle administration est construite sur la réembauche de 90 % des bureaucrates de Somoza, charpente inentamée du somozisme sans Somoza) ; ainsi, tout citoyen, de plus de 21 ans, est électeur et éligible, dès qu'il y aura des élections bourgeoises ; mais pour l'instant, ce n'est pas qu'on craigne un désaveu, mais par économie, c'est impensable, une campagne électorale coûterait 40 millions de córdobas, c'est-à-dire 4 millions de dollars, objecte tranquillement le Comandante Omar Cabezas. Ce genre d'économie sur sa sacro-sainte liberté électorale ne semble pas choquer davantage l'information internationale, que cette définition, toute neuve, du flic Humberto Ortega, de ce qu'est la démocratie : "Democracy begins in the economic order when social inequalities begin to diminish, when the workers and peasants improve their standart of living."

Le troisième coup sandiniste, où ces prototypes de gouvernants de demain étalent leur désinvolture et leur arbitraire jusqu'au gangstérisme le plus classique, traite justement d'économies, de córdobas et de dollars : c'est un racket. Le dimanche 26 août, de violentes manifestations de mécontentement, reconnues amples sans que soit reconnue l'étendue de cette ampleur, éclatent devant les guichets des banques. Le FSLN vient de démonétiser les grosses coupures (500 et 1 000 córdobas) sous prétexte que 4/5 invérifiables d'entre elles avaient été emportées hors du pays, et allaient revenir "saboter" l'économie. Il faut déjà un certain aplomb pour prétendre qu'une "économie" puisse être sabotée par l'injection progressive de billets qui ne sont pas faux ! De plus, que reste-t-il dans l'"économie" du Nicaragua, en dehors de ce qui vient d'être nationalisé, qu'on puisse encore "saboter" ! Mais l'arnaque s'explique toute seule lorsqu'on sait que l'écrasante partie des salaires impayés pendant la guerre civile vient d'être acquittée... en grosses coupures. Les propriétaires de grosses coupures n'ont eu que deux jours, samedi et dimanche, pour rapporter cet argent. Et, en échange, ils ne recevront pas de petites coupures (qui ont peut-être également fui le pays ?), mais des bons, qui ne seront pas remboursés avant six mois, avec un intérêt de 8 % ! Ce qui est présenté comme une confiscation de liquide (à l'époque des cartes de crédit) sur les émigrés, est un emprunt forcé, un racket sur les pauvres. Cet impôt, unique à ma connaissance, rapporte 35 millions de dollars, c'est-à-dire de quoi organiser neuf campagnes électorales sandinistes. Mais, suis-je bête, j'avais oublié que pour les sandinistes la démocratie ne se situait pas dans l'électoralisme, mais dans l'augmentation du niveau de vie des ouvriers et paysans, qui là ne se discute même pas.

Enfin, le FSLN a recours à la magouille policière, au stalinisme le plus traditionnel pour se débarrasser du traditionalisme stalinien. Le 9 octobre, Borge déclare avoir retrouvé les archives de la police secrète de Somoza : Domingo Vargas, président du Parti Socialiste Nicaraguayen (PC orthodoxe) et plusieurs membres de ce groupuscule abandonné par le gouvernement soviétique au profit du FSLN, auraient travaillé comme indicateurs de police. Je ne doute nullement de la vraisemblance de l'information. Mais je doute que ces petits valets-là, qui se retrouvent donc maintenant dans les geôles sandinistes, aient été les seuls. Je ne peux que conjecturer sur ce qui a valu à ce PSN, effacé, travail-famille-patrie comme tous les PC, servile, d'être balancé par son patron. Peut-être le parrain de la Maison-Blanche a-t-il d'aussi absurdes exigences ; peut-être le FSLN expérimente-t-il à peu de frais des mesures dont il a toujours rêvé ; peut-être y eut-il injure personnelle ; peut-être, à propos des rapports avec la police secrète de Somoza, le PSN en savait-il trop. Si le lecteur veut bien admettre que ce n'est en aucun cas par vertu révolutionnaire ou par amour de la vérité que le FSLN bâillonne par linge sale cet autre petit truand idéologique, il ne reste aucune raison au-dessus de la basse crapule. Quand un Etat commence à faire sa police avec des documents secrets, le degré d'approbation à cet Etat tient lieu de liberté. Il est peut-être à propos de signaler ici, que le pragmatisme du FSLN qu'admirent ses apologistes n'est que l'apparence présumée moralement bonne de ce qu'ils décrient comme moralement mauvais chez les autres sous le nom d'opportunisme.

Mais les gueux sont toujours là. Le 19 septembre, c'est l'attaque du commissariat central de Managua. Le problème le plus brûlant demeure "celui du désarmement des milices, qui refusent de remettre aux autorités le matériel de guerre léger qui leur avait été distribué", distribué !, "pendant la lutte contre le régime d'Anastasio Somoza." "Une question irritante pour le FSLN est celle des miliciens. Il s'agit en général de jeunes gens adolescents, parfois pré-adolescents, qui ont fait le coup de feu, souvent vaillamment, avec un armement de fortune dans les villes insurgées. On peut les voir aujourd'hui", 10 octobre, "un peu partout, en blue-jeans, la mitraillette à la hanche, gardant parfois seuls des objectifs incertains sans qu'il soit toujours facile de savoir d'où ils prennent leurs ordres. Ils ont été à l'origine de nombreux incidents qui ont fait, et d'abord dans leurs rangs, des blessés et des morts." Dans une caserne près de Managua, le 25 octobre, 500 d'entre eux sont retranchés et braquent les autorités nommées par le FSLN. Borge est obligé de venir en personne déloger ces irréductibles par la parole. "Parmi les civils armés figurent des centaines d'adolescents qui refusent de rejoindre l'école après avoir fait le coup de feu pendant les derniers mois de la dictature. Pour eux, l'abandon de l'uniforme, avec son corollaire, le prestige, est une sombre perspective." Les comandantes sandinistes en savent quelque chose. "Les plaintes contre les méfaits et les abus des miliciens - vols de voiture, attaques à main armée, effractions de domiciles privés, etc., se multiplient. Mais les dirigeants ont le plus grand mal à faire admettre à la population que les sanctions sont devenues nécessaires à l'encontre de révolutionnaires presque mythiques, qui, désormais, errent aux limites de la haute délinquance." Ces sanctions sont en effet plus faciles à faire admettre à un journaliste de l'AFP, et par lui, à ses lecteurs. Si les manoeuvres et escroqueries sandinistes ne sont pas de la haute délinquance, comme le croient pour des raisons contraires ce journaliste et moi, mais la défense moderne de l'Etat, et si, comme cela apparaît, cet Etat, les lois, la propriété privée, et les autorités qui s'en portent garantes sont des embûches pour l'humanité, il devient logique de soutenir avec la même sympathie que les pauvres du Nicaragua, ces niños et muchachos non-sandinistes, non-embrigadés depuis le départ de Somoza : vive la haute délinquance !


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant