B) D'octobre 1978 à octobre 1979


 

7) Prise d'armes des gueux, vengeance, ralliement des valets en défense

La brève queue de poisson par laquelle Urcuyo termina le règne des Somoza, quelle qu'en fut la raison, eut pour les valets un inconvénient qu'une reddition formelle de la Garde Nationale au FSLN n'aurait d'ailleurs qu'adoucie : Managua fut aux gueux seuls de l'aube à midi du 19 juillet ; et, jusqu'au 29 juillet, tant que les sandinistes ne peuvent imposer aucune police dont la base ne leur échappe pas, tous les valets, craignant de devenir victimes, sont en pleine fuite et ne se ressaisissent que dans les replis du drapeau sandiniste. Des hordes d'enfants sauvages prennent ce qui leur avait fait défaut en juin et que les sandinistes, sans la complémentarité de la Garde Nationale, n'ont pas encore la force d'accaparer pour les valets : les armes. "Ils se trouvèrent très rapidement débordés par une foule de jeunes miliciens sortis des différents quartiers de la ville. Ceux-ci devaient découvrir dans l'Ecole d'Infanterie et dans le "bunker" une quantité considérable d'armes de guerre. Pendant deux heures, ce fut une fusillade incessante déclenchée par les muchachos qui faisaient courir à eux-mêmes et aux autres un péril certain en jouant avec des fusils M-16 et des mitraillettes qu'ils n'avaient jamais manipulés avant." "A peine arrivées les colonnes sandinistes se sont regroupées en bon ordre au centre du terre-plein, envoyant des détachements reprendre aux amateurs leur arsenal... et les véhicules qu'ils avaient réquisitionnés dans la journée." "Il fallait en outre faire cesser le pillage des cantonnements de la Garde et des habitations des officiers, pillage qui s'était développé sans frein depuis des heures." "The cahotic distribution of arms from looted National Guard posts on the 19th made matters worse, and the Frente was profoundly disturbed : "The FSLN has the highest regard for the people's militias. They symbolise all that is beautiful about this Revolution. We believe that the militias have a vital role to play. For that reason, we are making major efforts to improve their organisation, their technical skill and their discipline, so that they can really turn themselves into an effective fighting force." At the same time, the Frente appealed for all irregular forces to turn over their weapons to the Sandinista authorities, and warned that force would be used if necessary to disarm those who resisted. "We make this appeal to our militia comrades : there are many people, criminals and opportunists, who are taking advantage of the present situation of chaos and disorder, exploiting the sudden and complete collapse of Somocista power by seizing arms. We know that there are all sorts of elements out there, disguised as militias for their own criminal purposes."" "Les troupes" (sûres, du FSLN) "étaient constituées par un peu plus d'un millier d'hommes - nous a dit un chef - un nombre encore très insuffisant pour pouvoir contrôler une ville aussi étendue où des groupes armés surgissaient à chaque coin de rue, au fur et à mesure que la journée s'avançait." "Operation Puno Sandinista (Sandinista Fist) was put into effect swiftly to recover unauthorised weapons. The operations yielded a total of 5 000 guns. Insubordinate militias were dismissed, armed criminals were imprisonned."

Le pillage des armes, immédiatement, donne sa maturité à la vengeance. La vengeance, au Nicaragua, a été silencieuse, parce qu'étouffée. Ce n'est pas avant un an, quand son souvenir s'estompait au point que le regret de l'avoir laissée inachevée s'était effacé, que les sandinistes, après les avoir niées farouchement, trouvèrent politique de reconnaître plusieurs centaines d'exécutions sommaires perpétrées par les gueux dans les journées suivant la chute de Somoza. Mais alors il leur était vital, pour endiguer cette hémorragie, de dissimuler qu'ils étaient impuissants d'en empêcher le début.

La vengeance, au Nicaragua, a encore été plus brève qu'en Iran, parce que plus rapidement et unanimement contrée par tous les valets. La vengeance a même fait l'unité de tous les valets, tous coalisés derrière le slogan chrétien du FSLN : "Notre vengeance sera le pardon." Le premier usage de ce slogan est de le faire hurler par des moutons pour couvrir le débat vif, fin et altier de la vengeance ; le second est de recueillir le laurier de la mansuétude, qui passe encore pour une vertu en cette fin de siècle. Mais cette mansuétude ne couvre que les somozistes, qui, face à la traînée de poudre qu'est la vengeance, couvrent une dernière fois tous les valets. Il faut être une vraie salope de journaliste pour s'émerveiller d'un côté de la douceur avec laquelle sont traités les valets vaincus, et de l'autre, de la fermeté d'Etat de guerre avec laquelle cette douceur est protégée contre les gueux, sans reconnaître que c'est entre ces deux côtés que passe la frontière réelle de cette guerre. "M. Tomás Borge a précisé, qu'à l'exception des francs-tireurs qui seraient immédiatement passés par les armes, il ne serait pas prononcé de peines de mort et que "l'immense majorité" des gardes nationaux sera réintégrée à la vie civile." "Le ministre de l'Intérieur, M. Tomás Borge, a fait savoir, par la radio, que toute personne commettant un acte de terrorisme ou de sabotage serait exécutée sur le champ." "Dans une interview à l'Agence France Presse, il a indiqué qu'il n'y aurait pas d'exécutions d'anciens gardes nationaux."

De la Garde Nationale évaporée, selon une technique stalinienne éprouvée, l'ennemi fait double usage : pendant que la propagande lui attribue tous les maux nouveaux à travers le spectre (un fantôme de plus au Nicaragua) du retour de Somoza, né le jour de son départ, le FSLN en protège les membres en attendant de les embaucher. Quoique Somoza ambitionnait une Garde Nationale de 15 000 hommes, personne n'a jamais pensé qu'il n'en avait réuni plus de 12 à 13 000 (y compris de nombreux muchachos, équivalents des milices sandinistes) ; les estimations les plus modérées lui supposent 3 000 morts jusqu'à mi-juillet, c'est-à-dire avant la vengeance ; le 3 août, "Le Monde" en dénombre 7 000 au Honduras, plus le 17 août, 5 000 prisonniers de guerre, ce qui fait déjà plus que le compte (quoique on doive supposer que les camps du Honduras, étant une retraite moins douillette et moins sûre contre la vengeance que les prisons sandinistes, il y eut, entre le 3 et le 17 août, beaucoup de transfuges des premiers aux secondes) ; mais ce n'est pas surtout à cause de l'impossibilité de les retrouver dans cette revue d'effectifs qu'il est inadmissible d'admettre l'assimilation des francs-tireurs, qui, le 7 août, ont déjà, d'après Borge, tué cinquante guerilleros, aux gardes nationaux : pourquoi ces derniers mercenaires, dont l'ancien employeur en fuite a abdiqué ses perspectives et ne peut plus les solder, ni en argent ni en nature, feraient-ils le coup de feu contre un gouvernement qui leur offre impunité, protection, salaire et logis ?

C'est contre les jeunes gueux, maintenant armés, vengeurs, furieux d'être traités soudain en enfants dissipés ou en chiens fous et inconscients qu'il faut dresser durement à la moindre manifestation indépendante, que sont pointées les nouvelles mesures répressives : emprisonnement et travaux forcés "pour quiconque tentera de saboter... l'effort de reconstruction nationale et pour toute personne qui se rendra responsable de pillages ; interdiction pour quiconque n'est pas dans l'armée sandiniste de conserver des armes. Cette disposition vise un des problèmes les plus délicats créés par la situation actuelle : ces milliers de jeunes miliciens en armes, qui depuis deux jours, se sont improvisés membres des "Forces de l'ordre" avec pour résultat de contribuer largement au désordre" ; et donc, maintien du couvre-feu de Somoza, et Etat d'urgence proclamé pour un mois, mais qui sera toujours renouvelé ; et la guerre continue : "Sur ces difficultés viennent se greffer les problèmes causés par l'insécurité dans Managua, où des voitures armées de contre-révolutionnaires, apparaissent brusquement à un carrefour, lâchent une rafale d'armes automatiques contre un poste de contrôle de muchachos (ces postes servent principalement à rechercher des voitures volées et sont tenus par des miliciens qui ont à peine vingt ans) et s'enfuient. Ce ne sont pas des gardes nationaux, semble-t-il, mais plutôt des individus isolés qui possèdent dans leur maison un véritable arsenal." Dès ce 23 juillet, s'exhibe dans cette déclaration, à l'inversion des contre-révolutionnaires (à l'offensive) et des muchachos (en défensive), et à l'usage invraisemblable prêté au poste de police, la lourde patte de la police des idées, sandiniste et journalistique.

Dans cette situation, la Junte de "reconstruction nationale" et le gouvernement sont aussi des mots codés. Ils sont d'abord la vitrine et la prison qui protègent mais exposent les anciens concurrents libéraux du FSLN, les débris du FAO ; ainsi sont-ils ensuite la preuve de l'idylle modérée sandino-libérale, à laquelle applaudit bruyamment le public du monde entier, et plus discrètement le gouvernement des Etats-Unis, qui en avait si longtemps douté ; ce qui provoque l'indignation de petits champignons gauchistes qui prolifèrent sur le fumier des prudentes alliances sandinistes : mais ces gauchistes ne reprochent que de n'être pas eux-mêmes au gouvernement ; quant aux somozistes, se fondant dans la discrétion, le FSLN n'a pu que les mettre à l'abri en protégeant l'exil de leurs chefs et en assurant la réembauche de leur piétaille. Ainsi, les sandinistes commandent maintenant à toutes les livrées, de la libérale à la somoziste en passant par la gauchiste, qu'ils ont disposées devant, derrière et autour d'eux, dans la phalange la plus anxieuse qui parut.

Car la seule vraie défense des valets, que les sandinistes ne partagent qu'entre leurs trois tendances, est leur armée. C'est pourquoi ce sont les 9 membres de la Direction Nationale qui dictent ses ordres à la Junte (ce que d'ailleurs, les non sandinistes de ses membres, pas fiers, ne nient pas), qui les transmet au gouvernement, purs monuments. Les sandinistes ne se sont gardés qu'un seul ministère, parce que c'est le ministère de la guerre contre les gueux : le ministère de l'Intérieur ; et éloquence exceptionnelle d'une attribution ministérielle, relevée par aucun de ces commentateurs pourtant si prompts à finauder d'ordinaire sur les compositions de cabinet, ils y ont placé leur plus vieux chef, qu'à ce moment-là les valets de plume honorent du titre le plus prestigieux à leurs yeux, celui d'"homme fort du régime" : Tomás Borge.

Le lendemain de la fête mitigée du 19 juillet ("les habitants de la capitale sont rapidement rentrés dans leurs barrios, craignant les incertitudes de la nuit où un bandit armé et un sandiniste sans uniforme se ressemblent un peu trop"), ce nouveau gouvernement arrive à Managua, et c'est Borge qui va instruire 100 000 spectateurs, en termes à peine voilés, de la nouvelle situation sur le front d'Amérique centrale : "Nous avons gagné la guerre contre le somozisme. Maintenant nous attend la guerre contre l'ignorance et le retard économique." L'ignorance n'est pas l'ignorance que nous avons vue à Tomás Borge. L'ignorance n'est que l'ignorance de l'idéologie de Tomás Borge. Mais le parti ennemi de toute ignorance l'ignore encore.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant