A) Du 10 janvier 1978 à fin septembre 1978


 

5) Insurrection du quartier Monimbó de Masaya
(du 20 au 28 février 1978)

Tout ce qui est vieux et vénérable, à commencer par San Gerónimo, saint patron de Masaya, a été bien surpris : la fête revient dès février, bien avant son terme ! Un cortège, mais pas de Toro-Venado ! San Gerónimo, qui somnolait dans son hibernation, a été réveillé par le canon ! Et jamais encore, il n'a été aussi près de la poussière.

Monimbó est le quartier indien du sud de Masaya où survit le quart ou le tiers (qui sait ?) des habitants de la ville. Comme dans tout le Nicaragua, à Monimbó, les pauvres tournent l'Etat de Siège en se réunissant dans les églises. Le 20 février, prenant pour prétexte une messe pour Chamorro, ils rejouent la tragédie consécutive à sa mort, en reprenant la rue pour théâtre. La Garde Nationale donne une plus vive réplique encore que lors de la grève-répétition générale. La presse nationale et internationale fait le souffleur qui s'évanouit et l'éclairage en panne ; absente car surprise par la promptitude de l'événement, notre grosse bourgeoise de l'UDEL ; absent de son propre aveu, car surpris par la promptitude de l'événement, notre petit scout sandiniste (qui pourtant monopolisera a posteriori toute l'information sur Monimbó, ce qui a soumis aux falsifications de ses idéologues tout ce qui s'y est produit).

Le 20, l'échauffourée y a été vive ; le 21, la Garde Nationale bombarde par avion la foule qui se rend au cimetière. Un jeune garçon d'un autre barrio de Masaya est tué. Son enterrement le 25, se termine par la prise de Monimbó, hérissé de barricades, illuminé d'incendies. La Garde Nationale se retire dans son quartier général, sur la principale place de Masaya. Humberto Ortega, canaille sandiniste, décrit les premières bombes de contact improvisées par les Monimboseros : "we improvised bombs from black aluminium, sulphur, chemicals, string... bombs with just rolled-up newspapers and patrol, nail bombs, bombs filled with pebbles." Devant un tel arsenal d'imagination et d'ardeur, l'ennemi se réorganise. Somoza fils, El Chigüín, accourt avec l'EEBI, ce corps spécial qu'il commande, démet le commandant de la place et donne l'assaut avec des hélicoptères et des tanks. Ce n'est que le 28 et en ruines, que Monimbó, après une résistance exemplaire, est réduit par une détermination également exemplaire : 200 morts.

Le même 28, le mauvais exemple a gagné le barrio indien de León, Subtiava. Les Subtiavas attaquent la Garde Nationale, incendient la maison d'un officier, se barricadent derrière des bus en feu et défilent massivement dans les rues, au rythme menaçant des flûtes et des percussions indiennes. L'UDEL, aussi inquiète que San Gerónimo, manifeste sa sueur en appelant à 24 heures de grève le lendemain. Les valets libéraux appellent à protester là où il faut combattre. Ainsi ils permettent, soutiennent même, l'écrasement des insurgés, les tiennent isolés ; en encadrant ceux de Managua, ils privent de secours ceux de Masaya ; en limitant la grève à 24 heures, ils déplorent une insurrection, ce qui signifie qu'elle est terminée ; en protestant, enfin, ils prétendent hypocritement soutenir ceux, si turbulents, qu'ils sont bien soulagés de voir ainsi éliminés. Mais le souffle si vif de Monimbó déchire par endroits cette fausseté : à León, à Jinotepe, à Masaya même, des affrontements ont lieu jusqu'au 3 mars, où mouchards et indicateurs de la Garde Nationale expient leur bassesse.

Si la mort de Chamorro avait été la fissure du barrage, la révolte de Monimbó est la chute du barrage. Après Monimbó, personne ne parle plus le même langage, ni au Nicaragua, ni à propos du Nicaragua. Du respect s'est glissé dans l'inquiétude. Monimbó a toujours hanté les absents : les maquereaux de l'information, somozistes, chamorristes, sandinistes, n'en ont parlé qu'aussi peu qu'ils y étaient. Mais toujours ils ont regretté ce générique : leur ignorance de ce début mémorable a fait pour toujours leur mauvaise conscience, leur ignorance du tout.

Pour la première fois, l'EEBI s'est battue, à Monimbó. Seuls se battent ainsi des irréconciliables. Autant d'armement, mais surtout autant de haine et de détermination a révélé soudain la profondeur de la perspective des insurgés, enthousiastes, spontanés, puis jusqu'au-boutistes, enfin enragés, sans ordre, sans armes si ce n'est celles de la fortune, ces bombes de contact qu'ils viennent d'inventer, et un très grand courage. Pour la première fois, ils tiennent une ville plusieurs jours, s'organisent par barrios, c'est-à-dire seuls mais ensemble, dans l'anonymat de l'absence de hiérarchie, sur le champ de bataille, et en fonction de lui. Monimbó, en une semaine de révolte, dessine en relief le paysage du Nicaragua pour vingt mois.

Mais la nouveauté essentielle de Monimbó, qui a fait toutes les autres, est une nouveauté pour le monde : pour la première fois, les insurgés, les gueux qui ont attaqué, sont des enfants. Les adultes de Monimbó, qui ne les ont que soutenus, les appellent "muchachos", enfants. La distinction Muchacho n'avait pas encore subi, alors, les outrages et les humiliations de l'idéologie, dans le cloaque de laquelle elle a tant changé. Qu'elle soit restée, qu'elle fleurisse même les mensonges des ennemis de ces muchachos, est la terrible trace de cette semaine de Monimbó, qui a révélé plus de nouveauté que le Nicaragua en deux siècles.

Fin du premier round ! Les trois semaines qui suivent sont plongées dans le silence. Le souffleur n'est pas revenu de son évanouissement. Il faut dire que Somoza n'est pas revenu de son Etat de Siège, et que le Nicaragua, en entrant dans l'histoire, n'est pas encore entré dans le spectacle de l'histoire, ni dans les coulisses des salles de rédaction. Mais même ce silence, même s'il correspondait à une accalmie, bien extraordinaire (depuis deux mois, l'ordinaire des Nicaraguayens n'est plus fait de maïs, de haricots et de riz), ne durera pas : l'insurrection de Masaya fait l'effet d'une éjaculation précoce qui a davantage excité qu'apaisé le désir.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant