C) Les frontières de l'Iran


 

4) Frontière orientale

c) Afghanistan

Vu dans la perspective cavalière qui va de l'Iran au Pakistan par le Baloutchistan et revient en longeant la frontière russe, l'Afghanistan passe pour un bloc compact et homogène. Mais dès qu'on approche la loupe se vérifie cette règle de tous les Etats du monde, si contraire à leur propre légitimité à laquelle toutes leurs propagandes tiennent tant : c'est une mosaïque d'ethnies, de langues, de groupes sociaux, de religions. L'unité fortuite, aussi récente qu'éphémère, n'y est pas un peuple, dans la vieille acception de tribu, de lien du sang, mais un drapeau, au sens moderne d'une police, d'une armée, d'une frontière. Dans la turbulente formation des Etats modernes, l'Afghanistan a été taillé et cousu en raison de son aridité, pas seulement climatique, qui l'a fait plus souvent contourner qu'envahir.

En Afghanistan il n'y a pas de pauvres modernes. La marchandise n'a pas encore colonisé ces vallées encaissées et peu peuplées au point de leur donner des pilleurs de supermarchés et des foules d'anonymes psychopathes. Des chefs-lieux et marchés antiques qui ignorent encore tout d'une banlieue couronnent toujours ces paysages pour nomades et néo-aventuriers solitaires. Trop au début de la clameur iranienne pour qu'il soit possible de relier les deux événements, un coup d'Etat militaire, le 27 avril 1978, renverse le président Daud, qui avait lui-même renversé la monarchie en 1973, et porte à la direction de l'Etat le Parti

Démocratique du Peuple, stalinien pro-russe. Ce PDP était partagé en deux fractions rivales, le Khalq (les masses, le peuple) et le Parcham (le drapeau). Le Parcham soutint Daud contre le Khalq jusqu'en 1977, mais soit que cette tendance-girouette sentit le vent tourner, soit qu'elle en reçut l'ordre, elle rejoignit alors sa soeur ennemie dans l'opposition. Le gouvernement russe, qui n'a jamais craint de soutenir le gouvernement d'un pays contre le parti stalinien qu'il y cautionne, ne faisait plus confiance au régime de Daud, face aux menaçantes vagues pakistanaises, si elles venaient à déborder en direction de Kaboul, qui est aussi la direction des républiques musulmanes du sud de l'URSS. Et plutôt que d'affronter le problème à Alma-Ata ou Tachkent, il préférait l'anéantir dans ces sortes de petites fortifications avancées que constituaient à ses yeux Kaboul ou Kandahar. Mais déjà le coup d'avril, que l'insolence et l'ignominie des deux tendances staliniennes coalisées baptisa révolution, préfigura, par le nombre d'oeufs cassés, la maladresse de ces faiseurs d'omelette : 72 morts selon ce nouveau gouvernement, 4 000 selon les rescapés de l'ancien. Les vieilles hiérarchies tribales, aussitôt bousculées par toutes les réformes si nécessaires à la gestion rationnelle d'un Etat policier moderne, maugréent d'entrée. Grotesque spectacle que l'imposante pesanteur du matérialisme, rompant soudain, à coup d'alphabétisation pour lire quoi, ou de sempiternelle réforme agraire pour libérer qui, la glaciation historique des pauvres d'Afghanistan. Très vite, une rébellion, puis une guérilla, enfin une sorte de guerre civile d'arrière-garde commencent : d'un côté les tribus musulmanes, égarées dans des déserts où elle transhument depuis les Mongols ; de l'autre, le gouvernement russe et ses valets locaux, appliqués à séparer les Kirguises et Turkmènes russes du Pakistan, puis de l'Iran, avec son doigté patibulaire. Mais comme aussi bien les chefs de la rébellion que ceux du PDP se trompent sur ce qui se passe au Pakistan et se dépasse en Iran, ils se divisent, se guerroient et se purgent entre eux, grossissant sans retour leurs hostilités d'un autre temps.

Commence alors la révolte de Herat, qu'il serait injuste autant qu'absurde de ranger, à l'instar des afghanistanologues, en l'une des premières aspérités, plutôt vite oubliée, du grand mur d'escalade politique et humain en haut duquel ils prétendent nous guider. Car l'Afghanistan a servi à pleurer et à s'indigner beaucoup, mais quelques mois plus tard seulement. Herat est la troisième ville du pays. Depuis que l'Afghanistan est Etat, la révolte de Herat est la seule urbaine, donc la seule moderne. On comprend que l'effroi des informateurs devant cette brève et fulgurante iranisation se soit transformé en mutisme ou en contradictions. On comprend aussi qu'opposition officielle et gouvernement, et à leur suite, journalistes et écrivains des deux camps, ont voulu transformer, tacitement d'accord, cette révolte en complot, en "coup" monté. Car là où l'ennemi parle de révolution, comme pour avril 1978 à Kaboul, il s'agit presque toujours de "coup" d'Etat, et là où l'ennemi parle de coup, il s'agit presque toujours de révolution. Cet événement, qui commence un mois après la chute de Bakhtiyâr, et se termine 10 jours avant l'exécution de Bhutto, a été, comme le dénonçaient les staliniens afghans, une offensive iranienne ; mais pas, comme le voudrait cette propagande aussi paranoïaque qu'improbable, une offensive de l'Etat iranien, dont des militaires auraient franchi la frontière sous le déguisement de paysans afghans expulsés. Quel roman ! En mars 1979, alors qu'on se bat encore dans les rues de Téhéran, il n'y a plus d'Etat iranien simplement en mesure d'exécuter une aussi absurde expédition militaire dans un Etat voisin. Et l'appel de Shari'atmadari, le 16 mars, à tous les musulmans du monde pour soutenir les rebelles d'Afghanistan, n'a pas provoqué la révolte de Herat, comme il a été dit, puisque l'insurrection commence vraisemblablement le 12, et au plus tard le 15, mais bien plutôt la première tentative d'un orfèvre en la matière pour récupérer ce qui n'était déjà plus étouffable. La revendication de la résistance officielle afghane paraît au moins aussi usurpée. Pourquoi aurait-elle, contrairement à toutes ses habitudes, lancé un tel mouvement dans une ville ? Et dans ce cas pourquoi pas à Kaboul ? Comment ne pas penser que les chefs de la résistance, dont le QG est au Pakistan, donc à l'autre bout du pays, ont été débordés par les gueux de Herat, comme cela s'est produit systématiquement au Pakistan et en Iran ? L'exemple de Mashhad, qui est plus près de Herat que de Téhéran et que Herat de Kaboul, n'a pas cessé de traverser la frontière depuis six mois. Pour l'ennemi une idée ne peut pas traverser une frontière toute seule sous forme de chose ou à dos d'inconscient. C'est pourquoi la circulation des idées ne figure jamais dans ses analyses, dans ses justifications. Mais la police des idées, quand elle ferme parfois hermétiquement une frontière, sait de quoi je parle : un virus de la subversion n'a pas été décelé par la douane, a contaminé Herat (où les staliniens l'affublent de l'allégorie de paysans déguisés en militaires), on doit donc décréter la quarantaine.

Le 5 mars 1979, le gouverneur de la ville est blessé dans un attentat. Le 12, des combats ont lieu dans la province, sans que les protagonistes ne soient discernables. Il semble que le 15, une manifestation dans la ville est rejointe par des paysans, parmi lesquels, probablement, des saisonniers afghans qui traversent la frontière iranienne et qui viennent de la refranchir dans l'autre sens, soit expulsés par la xénophobie ou les nouvelles autorités, soit parce que depuis la lutte contre le Shâh, le travail dans les champs commençait à être délaissé. Les insurgés prennent la ville. Le 17, la garnison fusille les officiers qui lui donnent l'ordre d'attaquer la rébellion, et, au contraire, s'y joint. Le 18, alors qu'à Kaboul il est interdit aux Occidentaux de s'éloigner à plus de 60 km, sauf sur la route qui mène au Pakistan, l'Iran ferme ses frontières. L'URSS met en garde tous les pays contre une ingérence en Afghanistan, ce qui, traduit, veut dire qu'elle se charge de Herat, seule. Les combats, selon les chroniqueurs, cessent le 20, le 22 ou le 25. Aucun d'entre eux ne dit un mot sur l'organisation de la ville, donc du débat public, pendant 5 (du 15 au 20) ou 13 jours (du 12 au 25) d'autonomie. La seule chose, invérifiable, qui a frappé les imaginations est que parmi les étrangers présents dans la ville, les seuls Russes, civils et militaires, ont été à tel point torturés, que leur présence haïe a été présentée comme prétexte de l'insurrection. Le chiffre le plus courant est de 5 000 morts pour cette ville de 200 000 habitants, bombardée par l'aviation russe, et prise d'assaut sous le feu de l'artillerie afghane. Aucun Vendredi Noir en Iran n'est arrivé à pareil carnage. Même la Commune de Paris, dont la semaine sanglante hante nos manuels d'histoire, n'en déclare que le double, mais pour une ville neuf fois plus peuplée. Signalons pour illustrer le silence absolu qui accompagna cette répression, et lui garantit ses proportions, la présence en Afghanistan de Gérard Viratelle, envoyé spécial du journal "Le Monde", qui, du 20 au 22 mars, fit paraître trois articles de fond sur l'état général de ce pays sans un seul mot sur ce qui se passait au même moment à Herat !

La durée de l'insurrection, la quantité de morts, et ce silence absolu sont bien les signes les plus sûrs qu'à Herat, où plusieurs centaines d'officiels du régime ont péri, les chefs de l'opposition ne devaient guère en mener plus large, face aux émeutiers. Mais si Herat a été le point culminant de l'iranisation vers l'est, il faut aussi le considérer comme la défaite décisive de la révolution iranienne en Afghanistan. L'éternelle guérilla entre technocrates modernistes et patriarches tribaux qui a suivi, a pour première fonction d'empêcher un retour de Herat ; et pour seconde, de faire que cette charcuterie absurde et archaïque répugne tellement aux gueux d'Iran, du Pakistan et du sud de l'URSS, qu'ils ne songent pas à s'y fédérer.

Le 27 mars, "le grand leader", Taraki, perd son poste de chef du gouvernement au profit de son nouveau rival Amin (car les chefs du Parcham, après avoir été associés au coup d'Etat, sont depuis longtemps écartés ou arrêtés), qui s'il n'y gagne pas vraiment en pouvoir, avance d'un cran sur la scène. Le 5 août, une mutinerie à Kaboul ferait 600 morts. Peshawar, au Pakistan, devient la capitale du flot grossissant de réfugiés, et Zia, qui a grand besoin de détourner l'attention, se plaint de l'indifférence des adversaires spectaculaires de l'URSS. Le 18 août, Amin reconnaît entre 1 000 et 1 500 "conseillers" soviétiques dans son pays, chiffre que les Occidentaux multiplient allègrement par 3, 4 ou 5. Enfin, signe qu'une certaine modernité s'est insinuée dans les mises en scène afghanes, les Russes y montent, à la mi-septembre, un western à la Mengistu. Taraki rentre de La Havane pour arrêter Amin. Amin lui tire dessus. Taraki est mort. Amin prend tous les pouvoirs. Les Russes haussent les épaules : entre Amin et Taraki, il y avait un "grand leader" de trop, peu importe lequel. Mais bientôt ils vont froncer les sourcils. Car Amin, c'est un Mengistu de trop.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant