C) Les frontières de l'Iran


 

1) A bas les frontières !

La frontière est le principe de l'Etat, comme toute limite est le principe de la chose qu'elle limite.

Dans les temps appelés antiques, la frontière marque la limite dans l'espace, de cette forme nouvelle d'aliénation qu'est l'Etat. Elle est donc la défense des lois écrites contre les coutumes, la défense du troupeau contre le chasseur pilleur, la borne qui protège l'histoire de la préhistoire, si l'histoire est bien l'histoire de l'aliénation.

Dans l'Etat moderne, qui recouvre la planète, la frontière d'Etat est toujours double : elle est frontière de deux Etats. Contrairement aux sauvages primitifs qui en sont les ancêtres, les sauvages modernes sont les enfants de l'Etat. Ils sont nés, ils chassent et ils pillent à l'intérieur de la frontière. Et quand ils l'attaquent, ce n'est pas pour rentrer dans l'Etat, c'est pour en sortir. Le Limes et la muraille de Chine, n'interdisant que l'entrée, ne sont que la lointaine origine du mur de Berlin, qui interdit la sortie, et des deux côtés. La frontière défend toujours le troupeau de l'Etat contre la subjectivité carnassière, mais à l'inverse de l'époque de sa naissance, c'est elle qui représente aujourd'hui la vieillesse, la préhistoire. Comme le barbelé entre deux champs, la frontière défend encore la propriété privée contre sa turbulente fondatrice, la marchandise, qui lamine chaque jour davantage ce corset, qui, après avoir protégé sa croissance pendant des siècles, en est l'entrave. La frontière défend les liens du sang et de la terre contre l'esprit, ce vent de l'histoire, qui en se levant se retourne contre ce qui l'a semé.

Voici l'ordre de passage aux frontières : le gueux y est fouillé, insulté, arrêté, refoulé ; la marchandise (ou le touriste, c'est la même chose) y passe en force, en nombre et en ennemi, sans conscience, mais avec des effets incalculables, si bien que quelques valets, pour faciliter la circulation, proposent l'abolition de quelques douanes (nom de la frontière pour marchandises). D'autres, plus proches des préoccupations de police, arrivent parfois, pour un temps, à bloquer massivement la marchandise sur une frontière ; les valets de la marchandise et de l'ambiance, cadres, marchands, vedettes, profitent de l'empire de leur maîtresse et de leurs ressemblance et connivence avec les valets d'Etat, pour n'être que très peu retenus aux frontières ; et les valets d'Etat, par convention entre tous les Etats, traversent les frontières sans contrôle. C'est peu dire que la frontière moderne est un long et double barrage de police. Sa défense est encore la justification principale de l'existence d'une armée. En effet, lorsqu'une insurrection dissout la police des villes, l'armée, vaste police de réserve, plus puissante et moins mobile, défend la frontière contre les seuls ennemis qu'elle a. Car quand deux armées s'affrontent, elles ne cherchent qu'à discuter son tracé, qu'à confirmer la frontière. Aucune insurrection n'a encore dépassé aucune frontière. Mais en dépasser une seule, c'est les dépasser toutes.

Voici enfin le premier secret d'Etat : la frontière est la limite de l'Etat. Cette lapalissade signifie en vérité : sans frontière pas d'Etat. Voilà qui ruine singulièrement cette croyance très répandue d'un Etat mondial, sorte de paradis de la félicité publique, où se côtoient l'Etat et l'éternité, dans un avenir proche certainement, mais qui risque bien d'être pour nos enfants seulement. Témoins de l'étendue de ce mirage, le nombre de romans de science-fiction qui commencent par cet aboutissement, et dont la plupart, d'ailleurs, s'empressent de reculer les frontières dans les étoiles, faisant combattre la terre contre d'autres planètes ou galaxies, sur le même mode que des petits fiefs moyenâgeux, futurisant simplement panoplie et décor. L'Etat est une division de la société. Et c'est une division divisée. L'Etat, c'est plusieurs Etats. La frontière n'est pas que la fin de l'Etat, elle est aussi son début. C'est en délimitant le territoire, qu'on accomplit la première mesure de police, qu'on fonde l'Etat. Aussi, depuis le début du siècle, au contraire d'une unification de tous les Etats du monde, rien que dans la vieille Europe, le nombre des Etats a doublé. Et ceci sans parler des prétentions récentes à ériger en Etats indépendants des provinces, par mouvements dits de libération interposés.

C'est la guerre. La frontière est une position retranchée ennemie, qui tant qu'elle n'est pas détruite, mitraille contre le cours de l'histoire.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant